Lorsque j’ai reçu l’avant-dernier livre de Richard Millet, l’attachée de presse mentionna expressément: « Pourrez-vous nous faire parvenir votre article ou votre note de lecture, je vous prie? » Chose bien normale que je ne manque jamais de faire… Mais, il me semblait qu’il y avait dans cette insistance comme un doute, une anxiété: est-ce que Richard Millet serait un écrivain qu’on lit mais dont on ne parle pas? Il semble. Une rapide recherche dans les revues de presse récentes montre qu’à part quelques blogueurs indépendants et isolés un silence abyssal enveloppe le nom et les livres de Richard Millet. Ce tacite et bétonné consensus de la presse et des médias dits « spécialisés » impressionne de la part d’un milieu où l’on se monte les uns sur les autres pour affirmer sa petite différence… Si cela peut être choquant, voire scandaleux, c’est surtout un aveu de la grande veulerie dont sont capables les médias actuels et qui, de fait, vient confirmer les terribles constats de Richard Millet. On ne reviendra pas sur la chronologie de ce bannissement, tout (et trop) a été dit, médit (rarement bien-dit) sur « l’affaire Millet ». Comme le dit lucidement Richard Millet, il y a (paradoxalement) une vertu sociale de l’opprobre: elle isole celui qui a été « épuré » et le « resserre » sur une position d’exigence et de probité intellectuelle (une forme d’innocence?) que n’ont pas les bannisseurs – d’où leur acharnement. Un peu comme pour J.-J. Rousseau, elle le pousse vers sa lumière intérieure. Sur toute la chiennerie du petit milieu médiatico-littéraire ambiant*, passons.
Je n’avais pas aimé le précédent roman de Richard Millet et l’avais dit de façon assez abrupte. Je n’ai pas le même sentiment avec ce nouvel opus et le dirai avec la même franchise (et quelques nuances). J’avais beaucoup aimé les précédents essais sur la langue et la littérature** et j’ose avancer une opinion hérétique pour ses admirateurs: Richard Millet est d’abord un essayiste et un redoutable polémiste (rôles assumés à ses dépens donc). C’est un guerrier des lettres – un franc-tireur des idées*** dans la grande tradition (perdue) bernanosienne – qui ne peut s’empêcher de laisser affleurer sa nature batailleuse dans ses fictions, ce qui explique peut-être pourquoi elles n’en sont pas vraiment… Peut-être la partie critique de son œuvre sera-t-elle un jour considérée comme son « grand roman »? Au même titre que Port-Royal l’est pour Sainte-Beuve.
En quoi réside la souffrance**** de Richard Millet et les mobiles de cette vox clamantis in deserto? Sa conviction est que le déclin du langage et de la littérature est un phénomène lié à la fin du christianisme: « Seule l’invention de l’individualité par le christianisme a rendu possible ce que nous appelons littérature, au sens moderne du mot. (…) la déchristianisation entraîne la fin de la littérature au profit de sa métamorphose dans les divertissements de l’athéisme marchand. » Il n’existe pas de grand roman grec ou latin: la littérature telle qu’on l’entend, au sens romanesque, est née avec la Bible, et s’est poursuivie avec les chansons de geste, Rabelais, Cervantès… Pour Richard Millet: « La littérature romanesque est donc judéo-chrétienne, en ce sens que le roman contient tous les genres. Il est devenu, à partir de la Renaissance, l’arche de Noé de la connaissance chrétienne du monde, tout à la fois concrète et surnaturelle. Le roman contemporain, lui, ne contient plus rien: il a remplacé les autres genres jusqu’à se nier en tant que genre. » Historiquement, nous sommes dans le temps de l’Après. Temps de la post-modernité, temps post-historique de la post-littérature qui prépare l’apocalypse, en est même nimbé sous une forme « douce ».
Qu’est-ce qui est perdu? La déchéance de l’invisible qui met fin au « règne de la merveille » et donc le miracle de la littérature que Richard Millet définit admirablement dans le passage suivant: « Chaque été, après le 15 août, je relis Sylvie, comme un consentement au retour vers Paris et à l’automne dont on sent dans l’air et la lumière les premières nuances. Perfection de la prose française – syntaxe, images, rythme, vision. Fuir Paris; enfance; innocence perdue; pureté; tradition: le vieux pays français que Nerval suscite, en un moment de grâce quasi religieuse. Sylvie nous ramène au Valois mythique de Rousseau et, davantage, des anciens rois de France: au cœur frémissant de la langue française, là où je suis pleinement moi tout en étant dépossédé de toute lourdeur identitaire; c’est le miracle de la littérature que de rendre cela permanent, au sein d’une joie incomparable. » (p. 63-64)
L’esprit de cela peut-il être compris des pouliches stylographomanes qui emplissent de leurs minauderies égotistes les étals des libraires? Richard Millet aime et défend les romans comme Dominique, Le grand Meaulne qui « font battre le cœur de la France ». Qui peut aujourd’hui entendre une telle expression? Qui peut goûter un « accord du paysage et du cœur, de l’amour et de la langue »? Personne. Proférer une monstruosité pareille ne peut attirer qu’une volée de sarcasmes, de vociférations haineuses. Richard Millet dénonce donc un abaissement, une décadence de la littérature qu’il résume ainsi: la littérature classique et ses grandes heures, après la parenthèse romantique (distance, désillusion) sa reprise parodique avec les ironistes que furent Flaubert, Poe, Lautréamont, Laforgue, Melville, James, Jarry, Gide, Borges et puis la « narratique », accomplissement farcesque de tout ce qui a précédé avec le roman contemporain réduit à son pitch et l’auteur devenu un agent publicitaire qui « communique » dans et par l’oubli de la langue, un propagandiste obsédé par la gestion de son enclos éthico-narcissique et sa visibilité médiatique.
Dans une suite constituée de fragments, parfois autobiographiques, quelquefois hautement et bellement pédagogiques, souvent provocateurs, ironiques, méditatifs, Richard Millet essaie d’imaginer l’Après: y a-t-il quelque chose après la littérature? Plus qu’asséner des vérités, Richard Millet formule des questions, tout en cherchant les raisons de ne pas désespérer, car il reste possiblement (?) des gens capables de lire et d’écrire. Au moins déjà de relire les vrais contemporains: Homère, Pascal, Dostoïevski, Bataille, Duras, tous ces grands, plus vivants que la plupart des écrivains actuels, déjà dépassés avant d’avoir vécu.
Il faut du courage pour dire que le roi est nu – ce que fait Richard Millet en expliquant sans détour ce qu’il entend par littérature, ce qui revient à décrire la falsification en cours, la médiocrité installée qui se goberge et se rengorge de « clonage, plagiat, ressassement, ludisme, tuk tuk narratif ou autoroute romanesque« . Cela ne plaira pas. D’où encore la haine, l’opprobre, le lynchage social et intellectuel par le mutisme médiatique…
Le seul reproche que l’on peut faire à Richard Millet est qu’endosser la posture de « martyr public numéro un » implique un risque de complaisance à jouer et (pire) surjouer un « duo » sadomasochiste et mortifère entre la plaie et le couteau… Un héautontimorouménos épris de son mal jusqu’à le cajoler, le ressasser avec certains effets toxiques de « pathos » empanaché, de fatigue dans la plainte, d’affadissement romantique contre-productifs. Rappelons-nous la saine leçon de Beckett: « N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » Se perdre toujours mieux pour devenir… un « criminel littéraire ». Pour cela il faudrait dépasser la nostalgie qui n’a pas encore accepté la distance nous séparant d’une culture idéalisée par un deuil parvenant à convertir et sublimer la perte. C’est à ce prix que peut advenir une cruelle et inespérée lumière de résurrection.
Enfin, oserai-je ajouter l’hérésie à l’hérésie en saluant le courage de l’éditeur Léo Scheer qui, avec d’autres, insoumis à tous les conformismes, n’ont pas honte de se regarder dans la glace chaque matin?
* Il est « blasphématoire » aujourd’hui de concevoir un titre au second degré et carrément suicidaire s’il renvoie à l’actualité. Ce qui en dit long sur les stratégies de « blacklistage » de la doxa bien-pensante. Voir le démontage de la machine à ostraciser que fait Julien Teyssandier dans le très éclairant et fort édifiant recueil Réprouvés, Bannis, Infréquentables qui vient de paraître sous la direction d’Angie Davis, Léo Scheer 2018.
** Le Sentiment de la langue, I, II, III, (La Table Ronde puis coll. « Petite Vermillon »), Arguments d’un désespoir contemporain (Hermann), Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik (Pierre-Guillaume de Roux), Esthétique de l’aridité (Fata Morgana).
*** le franc-tireur est aussi un solitaire à qui on ne parle pas: voir la non-réponse que Patrick Modiano fait à Richard Millet qui l’avait interrogé sur les vertus stylistiques de la phrase brisée… (p. 61).
**** car il y une coloration christique dans cette passion pour l’écriture et le génie de la langue française: « Écrire doit consister en un geste comparable à celui de Jésus renversant les étals des marchands du Temple. » (p. 64) Aspect combattif que l’on retrouve dans son Journal (1971-1994), Tome 1, même si on peut se demander si ce n’est pas parfois dans l’oubli de la compassion chrétienne pour les plus faibles.
Déchristianisation de la littérature de Richard Millet, coll. Variations, Éditions Léo Scheer, 2018.
Journal (1971-1994), Tome 1, Éditions Léo Scheer 2018.
Réprouvés, bannis, infréquentables, Collectif sous la direction d’Angie Davis, Éditions Léo Scheer 2018. LRSP (livres reçus en service de presse)
Illustrations: Éditions Léo Scheer.
Richard Millet est exclu du milieu médiatico-littéraire car il se présente comme chrétien, Français,catastrophé par la déchristianisation de l’Europe, inquiet de l’immigration arabo-musulmane et du changement de population qui change la France, consterné par notre soumission à une culture américaine la plus médiocre.
Il a donc coché toutes les bonnes cases pour devenir infréquentable.
Moi, je le fréquente beaucoup. Il fait parti du petit club d’auteurs contemporains qui me passionnent alors que tant d’ouvrages me tombent des mains.
Tant à dire, mais ce n’est pas le jeu pour les commentateurs, et c’est tant mieux.
Mais réagir un peu. On ne peut pas lier la qualité de la littérature, ou même de l’écriture, ça peut aller jusque là pour R.M, à la présence (forcément positive) ou à l’absence de la chrétienté et de ses fidèles…c’est tellement évident qu’on en est navré pour lui. Mais il y a en face d’autres arcboutés, d’autres qui ne pardonnent rien. Et qui, souvent, ne sont pas de la meilleure écriture.
Ce que dit Serge est très juste.
J’ai été éblouie par « Le sentiment de la langue » et toujours émue quand je l’ (les) ouvre à nouveau.
Le titre « Déchristianisation de la littérature », sans préjuger du contenu, me paraît quand même un tantinet abusif, provoc peut-être, au sens où j’aimerais qu’on me montrât que la littérature fût, par nature, intrinsèquement, et comme essentiellement christianisée et/ou chrétienne. Et uniment…
Que le choix soit de l’éditeur ou de l’écrivain;
Oui, comme vous je me range derrière le commentaire de Serge et pense aussi que le titre est là pour frapper, attirer l’attention – il est argumenté dans le livre certes, mais d’une manière assez rapide et ne constitue nullement le fond de l’ouvrage.