Ne vous fiez pas au titre. On pourrait croire à un énième guide de tourisme thématique qui s’arrêterait aux traces que la philosophie a laissé à Paris sur les plaques des immeubles ou dans les noms de rues – et de fait l’auteur en cite souvent. Mais le touriste, la plupart du temps, est un ignorant, qui attend du guide qu’il lui donne des éléments pour comprendre ce qu’il voit. Non, les déambulations parisiennes de Jean Lacoste sont plutôt des exercices de reconnaissance, à la fois au sens où l’on retrouve ce que l’on connaît, comme dans un pèlerinage, et au sens où l’on exprime sa reconnaissance et sa gratitude à ceux qu’on a connus au cours de sa carrière de philosophe parisien*. L’apparence de flânerie est donc trompeuse, car Jean Lacoste, sans vouloir faire un catalogue raisonné des lieux philosophiques de la capitale et en jouant le hasard des rencontres, est en fait assez systématique dans sa démarche. En effet, ces lieux qui semblent dispersés, ont leur logique, qui tient à la fois aux origines sociales et aux statuts des philosophes « rencontrés » (que Bourdieu n’aurait pas manqué de pointer). La plupart sont des provinciaux venus à Paris et que leur carrière a fixés. Il y a des exceptions: Simone de Beauvoir, Sartre, Gabriel Marcel, Simone Weil et Gilles Deleuze sont de purs Parisiens. L’intérêt de l’enquête de Jean Lacoste est de croiser les géographies mentales des individus et la topographie parisienne dans sa singularité, ses limites et ses évolutions. De montrer que les lieux où les philosophes ont vécu reflètent l’histoire et particulièrement les endroits où ils enseignent (car la philosophie, en France du moins, est d’abord une transmission). Majoritairement, à commencer par les médiévaux, ils résident tous au Quartier latin ou à proximité. Le cœur du Paris philosophique est et demeure la rive gauche, ce qui ne dément pas la légende de l’intellectuel parisien ni le constat que tout ce qui « phosphore » gravite autour de la Sorbonne, de l’École normale et du boulevard Saint-Germain. Là dans ce triangle gît le cœur atomique de ce réacteur intellectuel qui nous est, fut (?) si envié de par le monde**. Il y a néanmoins des exceptions avec quelques écarts: Gilles Deleuze dans le XVIIe, Michel Foucault rue de Vaugirard, Bergson et Brunschvicg dans le XVIe (en bons « chiens de garde de la bourgeoisie » selon Nizan et Politzer), Paul Ricœur en banlieue Sud, Alain en banlieue Ouest… Quoiqu’il en soit on ne dira jamais assez combien la grande ville par la concentration qu’elle opère favorise le commerce des esprits et par une sorte de dialectique entre la pensée et les lieux fait se lever une « lumière » civilisatrice.
Malicieusement, Jean Lacoste mentionne aussi tous ceux dont le rapport à Paris a été de fascination-répulsion, y venant à reculons (Descartes et Rousseau), ou, comme les Allemands Hegel ou Heidegger, juste en touristes (avec une certaine condescendance pour le dernier). J’ai été fort surpris d’apprendre qu’un dîner décisif eut lieu lors de l’été 1955 non loin de chez moi dans le XXe arrondissement, au n°9 du passage Stendhal alors domicile de Jean Beaufret avec… Heidegger. Là « sous le marronnier » de la petite maison de l’acclimateur en France de Sein und Zeit se serait déroulée la première rencontre entre René Char et l’homme de Todtnauberg. Oui, non loin de la rue Charles Renouvier (!) « tandis que tombait la nuit d’été » eut lieu ce dialogue de la poésie et de la pensée. Encore plus étonnant, à quelques pas de là, le 8 rue Lucien Leuwen abritera les derniers jours de Louis Althusser sous le nom de Pierre Berger…
Ce serait une erreur de ne voir que l’aspect anecdotique, même délicieux, dans ces portraits si subtilement et ironiquement écrits par Jean Lacoste. Le propos est autre, nous avons là un magistral état des lieux non seulement de la philosophie parisienne, mais de la philosophie française. Car à travers ces vignettes déambulatoires se dessine une manière de pédigrée du philosophe français.
Celui-ci est d’abord un idéaliste qui croit que le monde ne peut pas être indépendant de la pensée. Comme Paul Ricœur, tout autant que les heideggériens et les structuralistes, il croit que le monde est un texte. Le Paris de tous ces auteurs est perçu, vécu, lu. Paris, la fête à Montparnasse ou la bohème à Saint-Germain-des-Prés, mais aussi les manifs sur les boulevards, n’existent sous notre regard que comme cosa mentale. Exit les philosophes réalistes qui ne font pas partie ici des lieux visités (à part Thomas d’Aquin et Jouffroy).
Le philosophe français est aussi un spiritualiste, non pas seulement parce qu’il est la plupart du temps dualiste, mais aussi parce qu’il croit à la force de l’esprit et considère que l’action prime la connaissance. En ce sens, Sartre, Merleau-Ponty, Gabriel Marcel, Simone de Beauvoir, même s’ils essayaient de dépasser le spiritualisme, restent fidèles à l’héritage bergsonien.
Le philosophe français n’aime ni le concept ni la raison logique: il leur préfère, l’intuition, le vécu. Là encore Bergson est le type même du philosophe français*** qui, comme le dit si bien Jean Lacoste, est « le philosophe de l’engagement assumé dans le ‘plan mouvant de l’expérience’, de ‘l’attention à la vie’ et de l’action ». C’est d’ailleurs pourquoi le philosophe français quand il est, comme Descartes, Pascal ou Comte, un scientifique, a toujours un sens profond des limites de la science. Au point même de sombrer dans le mysticisme, voire dans la folie (Comte et Althusser qui veulent tous deux une philosophie « scientifique » finissent à l’asile).
Enfin, le philosophe français est profondément individualiste et volontariste, au sens où, comme Descartes, il prétend créer de toutes pièces ses valeurs par la force de sa volonté (Dieu même ne se sent pas tenu par les vérités éternelles…). Individualiste, il l’est encore par la conception artiste, et souvent littéraire, qu’il a de la philosophie: on attend de lui qu’il « crée des concepts » comme le revendiquait Gilles Deleuze lui-même.
Ce qui ressort aussi à la lecture de ce panorama est l’existence d’un conflit permanent de ces auteurs entre l’institution – l’université et le lycée – et des tentatives de sécession récurrentes. Le philosophe entre souvent en conflit avec les structures officielles (Abélard et Descartes avec l’Église, Pascal avec les jésuites, Diderot et Voltaire avec le pouvoir royal et la censure, Rousseau avec les salons) et plusieurs renoncent à l’enseignement (Comte, Taine, Beauvoir, Weil, Sartre) ou se situent aux marges (Ricœur parce que protestant, Deleuze parce que gauchiste vincennois, Marcel et Wahl parce qu’ils veulent avoir leurs cénacles). C’est pourquoi à Paris on philosophe, au moins depuis le XVIIIe siècle, si souvent au café. Comme le dit Jean Lacoste, il y a toujours la tentation d’une « pensée foraine », de créer, à côté du lycée et de l’université, des « collèges » plus ou moins imités du Collège de France de François Ier. Cette tentation est si forte que même ceux qui appartiennent aux institutions officielles et occupent le terrain médiatique tiennent toujours à se déclarer marginaux et saltimbanques (ainsi Derrida, Michel Serres ou Alain Badiou). Aujourd’hui, la foire parisienne avec ses « chapelles » s’est muée en Spectacle cathodique et les auteurs évoqués par Jean Lacoste, qui avaient encore un peu de probité intellectuelle et une conception digne de la culture, ont été remplacés par de ludiques pop-filosophes aussi plats que les écrans où ils gesticulent. Paris philosophe sert donc, nostalgiquement, de contraste avec l’indigence d’aujourd’hui. D’où l’urgence de lire ce livre de déambulations aussi rafraîchissant qu’édifiant.

* Jean Lacoste, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, docteur ès études germaniques, est également traducteur de Goethe, Nietzsche et Walter Benjamin.
** En exergue de l’avant-propos Jean Lacoste cite La Tache de Philip Roth: « Il connaît un peu ces jeunes Français (…) formés dans les lycées d’élite, parfaitement préparés, très intelligents, imma­tures, se préparant ardemment à être enviés toute leur vie. On les voit traîner le samedi dans de petits restaurants vietnamiens pas chers rue Saint-Jacques, parler des grands problèmes, jamais de banalités, jamais de la pluie et du beau temps. »
*** Comme dut l’admettre le régime de Vichy, qui, bien que Bergson fût juif, le célébra lors de sa disparition en 1944.

Paris philosophe de Jean Lacoste, Éditions Bartillat, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Dessin de Micaël, Éditions Bartillat.

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Patrick Corneau