Patrick Corneau

Voilà un livre bien étrange et qui peut dérouter à première vue car il se présente comme un long « poème » en 95 fragments. On ne sait jamais si l’on est en prose ou en poésie, tant ce texte profondément original bouscule les genres. Inventions du souvenir, autobiographie de l’enfance de Silvina Ocampo, est demeurée inédite du vivant de cette figure majeure de la littérature argentine. Invenciones del recuerdo a été publié à titre posthume en 2006, grâce au travail du critique et traducteur Ernesto Montequin sur les manuscrits laissés par l’écrivaine. Il nous est offert aujourd’hui par les éditions des femmes-Antoinette Fouque dans une belle traduction d’Anne Picard.
Dans un entretien accordé à Luis Mazas pour le journal Clarin en 1979, Silvina Ocampo évoquait son attachement aux expériences de l’enfance et confiait : « Je suis en train de préparer une histoire que j’appelle prénatale, écrite en presque vers, mais qui n’est pas un poème. Il s’agit d’un livre où prédomine mon instinct. » Livre intime donc et tentative d’écriture quasi expérimentale qui s’est développée et approfondie par strates successives (certains épisodes relatés provenant de poèmes ou de nouvelles, modifiés, réarrangés) depuis le début des années 1960 jusqu’en 1987. 

Silvina Ocampo nous avait déjà ébloui par son inventivité avec La Promesse chez le même éditeur (même traductrice) que j’avais présenté ici en 2017. Au milieu d’un océan tour à tour prodigieux et menaçant, une naufragée nous conte l’histoire de sa vie : alors que des personnes, des lieux affluent erratiquement dans sa mémoire, peu à peu, l’imagination et la poésie prennent le pas et le récit, composé comme un « dictionnaire de souvenirs », s’émancipe de la vraisemblance.
Si le propos est ici différent, la dimension onirique – moins l’imagination que l’imaginaire, voire le fantasmagorique – est clairement indiquée dans le titre lui-même avec le mot « Inventions », lequel vient nous mettre en garde contre toute lecture réaliste. 

Loin de tout registre confessionnel, fuyant une illusoire chronologie rigoureuse, l’écriture semble ici guidée par le désir de mettre au jour et de retenir un ensemble d’expériences précoces (le saisissement des odeurs et des couleurs), secrètes (le tourment du péché, la découverte du corps), essentielles (la mort, le mal, la bonté, la douleur, le chagrin) et parfois prématurées (la sexualité, la procréation), qui ont forgé l’imagination et infléchi la sensibilité de l’écrivaine. Pour mieux saisir la magie qui émane de ces pages et rend parfois bouleversante la vision qui nous est donnée de l’enfance, dans sa vulnérabilité, ses infinies complications, il faut se reporter à ce même entretien de 1979 car Silvina Ocampo donne l’origine et les clés de lecture d’une œuvre où les réminiscences s’efforcent de faire jaillir ce qui a fondé, inspiré le désir d’écriture : « Je pourrais oublier beaucoup d’expériences de ma vie, mais pas celles de mon enfance. Un vers me revient sans cesse, le voici : « Oh, enfance ! oh mon amie ! » Ce qui n’est pas dit est ce qui est important dans ce vers. Notre enfance est assurément notre amie, mais nous-mêmes n’avons pas toujours été les amis de notre enfance, car à cette époque nous n’étions pas ce que nous sommes aujourd’hui. Cet être démuni que nous avons été parfois nous émeut car nul n’a jamais pu le comprendre complètement, sauf nous… qui n’étions pas encore à ses côtés ».

S’embarquer dans la reconquête de son enfance avec les moyens intellectuels de l’adulte est une odyssée pleine d’obstacles. Ne serait-ce que simplement cognitifs :
« Le souvenir est plein d’évanouissements,
de pertes de connaissance.
On arrive dans un lieu sans être parti
d’un autre, sans arriver.
On aime une personne dont on ne se souvient pas,
plus qu’une personne dont on se souvient.
Il y a des mains sans visages,
des corps sans paroles,
des paroles sans corps,
des habits tout seuls, des savons aussi importants que des personnes.
La gamme des confusions est infinie. »
Et puis : 
« Ce qui manque aux souvenirs d’enfance c’est la
continuité : les souvenirs sont comme des cartes postales,
sans date,
que l’on change capricieusement de lieu.
Quelque chose s’interrompt et s’arrête pour toujours. »

Ainsi au fil du récit Silvina Ocampo fait un pas de côté pour nous convier à considérer l’alchimie complexe du travail de la mémoire. Le registre de la troisième personne utilisé par la narratrice pour donner une apparente objectivité à ce qui se présente alors comme une sorte d’hétéro-biographie est parfois interrompu par le cri d’impuissance du « je » de l’autrice : j’ignore, je ne rappelle pas et même cet aveu : je mens.
Il y a des observations très subtiles sur la psychologie enfantine, sur ce monde unitaire (un peu magique) où la séparation moi/autrui, réel/fantasme n’est pas encore clairement définie, où le moi accapare et se projette sur tout ce qui l’environne : 
« Il me faut mentionner ici un trait de son caractère, ou plutôt de sa sensibilité : selon elle, d’une certaine façon, le monde extérieur participait
des événements de sa vie ;
par exemple,
si elle souffrait, un meuble se cassait,
une vitre se brisait ;
si elle était contente
le son d’un grelot se faisait entendre dans la rue
ou bien le soleil brillait de façon plus ardente. » 

On s’émeut à suivre l’éveil à la vie d’une enfant qui se sentait inadaptée, incomprise (excepté de sa mère avec qui elle a de beaux moments de bonheur complice), se considérait « l’et cætera de la famille » qui, souvent seule, recherchait la compagnie des domestiques, des mendiants, des animaux ou scrutait son entourage et son environnement quotidien avec l’œil impitoyable de l’innocence.
Silvina Ocampo appartenait à l’une des grandes familles de la haute société argentine, la « tribu » Ocampo résidait au même endroit au cœur de Buenos Aires, vivant avec un train de vie fait de confort raffiné et de grand luxe (imposante domesticité, professeurs particuliers, propriétés et villas à la campagne, voyages en Europe, etc.).
Se déploie ainsi au fil des pages tout un monde lointain, tout un microcosme à l’exotisme un peu suranné mais plein d’un charme impressionniste teinté de mélancolie qui n’est pas sans rappeler le Proust de Combray ou le Nabokov de Saint-Pétersbourg si délicieusement évoqué dans Autres rivages.
Inventions du souvenir, par-delà les siècles et les langues, se place assurément parmi les plus belles pages jamais écrites sur l’enfance.

Extrait : « La robe en soie violette ».

Inventions du souvenir de Silvina Ocampo, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard, des femmes-Antoinette Fouque, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : En médaillon, photographie de Silvina Ocampo enfant / Éditions des femmes-Antoinette Fouque.

Prochain billet le 7 mai.

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Patrick Corneau