Patrick Corneau

Regardant la prestation récente du rabbin Delphine Horvilleur à l’émission La Grande Librairie, j’ai été intrigué par un des invités : un grand escogriffe aux gestes vifs s’exprimant dans un français châtié avec un léger accent flamand. La vivacité de son regard et la vigueur de ses propos tranchaient face à la retenue des autres intervenants. De but en blanc, il demanda à l’animateur s’il était une « nature bienveillante » ? Yeux écarquillés de François Busnel…

Flamand, archéologue préhistorien de formation, David van Reybrouck est un garçon au parcours atypique : il a délaissé ses envies de fouilles, sa passion pour le haut Moyen Âge pour l’écriture sous toutes ses formes : théâtre, poésie, journalisme.  En ce printemps 2021, il publie avec Odes (traduit du néerlandais belge par Isabelle Rosselin) chez Actes Sud un recueil tout à fait attachant dans lequel il se propose de célébrer les œuvres, les personnes, les rencontres, les lieux qui ont marqué sa vie d’homme et surtout contribué à forger, à affirmer sa sensibilité d’écrivain engagé et passionné.

En ces temps tourmentés où la tonalité éditoriale dans le domaine des essais est plutôt à l’indignation, à la colère dénonciatrice, à la récrimination aigre sur les nombreuses servitudes ou embarras qui font que le monde va si mal, il est réconfortant de lire cette collection d’odes comme autant de vignettes qui soulignent le besoin inné d’enthousiasme de chacun, l’envie sincère d’admirer ce qui peut redonner confiance, élever un peu l’étiage de notre adhésion au monde. 

En publiant ces courtes chroniques publiées entre 2015 et 2018 dans le journal néerlandais De Correspondent David Van Reybrouck ne cherche pas à nous dorer la pilule avec des propos lénifiants pour « positiver » malgré tout et en dépit de… Rien de plus éloigné ici dans ces coups de foudre – qui sont parfois de forts coups de gueule – d’une potion réconfortante pour beaux esprits en mal de consolation ou de béatitude consensuelle. La diversité des curiosités, des étonnements, parfois des emballements de ce diable d’homme est impressionnante et s’explique par l’intensité de ses activités d’enquêteur ayant arpenté la planète, beaucoup vu et, semble-t-il, beaucoup appris. 

En gros ce recueil rassemble trois sortes d’odes : les unes à sujet éthico-politique, les autres à sujet artistique et à thème autobiographique. Ainsi se côtoient : une belle réflexion sur la notion de fraternité, un hommage à Kofi Annan, l’amour pour les peintures de Tuner, l’éloge d’une coiffeuse transgenre et de l’incontournable vendeuse de currywurst du Kurfürstendamm rencontrées à Berlin… S’il y a un courage évident chez David van Reybrouck à outrepasser les frilosités de la morale ordinaire, à aller à contre-courant des habitudes (Ode au refus de photographier) ou paresses comportementales (Ode à l’ex-, Ode à la jalousie), il n’empêche qu’une sorte de naïveté sympathique, d’assentiment à l’air du temps le renvoient à un conformisme de bon aloi (avec des poncifs évitables sur la démocratie ou le réchauffement climatique). Certes, la singularité a des limites : il faut pouvoir partager quelque bien commun si l’on veut être lu et communiquer ses élans. On appréciera néanmoins sous le ton enflammé de ces émerveillements, une parfaite sincérité puisée à l’aune de l’expérience vécue, au plus près de la biographie de l’auteur – lequel n’est pas loin parfois de la confidence chuchotée. Il m’est apparu que nombre de ces odes jetaient par leur gaité, leur enjouement, un voile pudique sur une mélancolie native, une déréliction liée à un sentiment de solitude profonde – peut-être rédhibitoire – qui transparaît ça et là, surtout à l’évocation des figures féminines qui l’ont accompagné – toujours fidèles au risque de n’être que de belles amitiés… Sous le brio naturel et tous les succès accumulés*, on sent chez David van Reybrouck une intranquillité qu’une longue pratique du yoga n’est pas arrivée à juguler. L’homme à l’allure élégante et souple, au sourire chaleureux et bienveillant n’est pas un profil lisse, mais un inquiet qui n’a pas scrupule à montrer ses cicatrices (Odes à mes cicatrices), pas de honte à avouer ses échecs et ses regrets (Ode au regret). C’est par ses fêlures, justement, qu’il nous touche, nous émeut souvent, et rejoint en nous ce qui est fraternellement humain. 

Dans ces célébrations minuscules ou déclarations d’amour ardente, j’ai particulièrement aimé ce que David van Reybrouck dit de quelques-uns de ses goûts musicaux. Ainsi son évocation des vingt-six minutes de la première partie du Köln Concert de Keith Jarrett sont une rare réussite d’exacte transcription littéraire d’un pur émoi musical. Il est extraordinaire que l’on puisse trouver chez un écrivain les mots pour dire la beauté d’un moment pianistique magique qui perdure, de génération en génération « non par nostalgie des années 1970, mais par désir de fraîcheur, de liberté, de vérité. » On retrouve ce même talent pour évoquer la musique d’Arvo Pärt, un hit des Doors (Love street), les figures quasi légendaires de David Bowie et de Leonard Cohen ou la mélancolie de l’éphémère star de R&B que fut Wendy Rene. 
On l’aura compris l’ode, ce petit bijou de lyrisme portatif, loin du sentimentalisme gnangnan et de l’esprit Bisounours est pour David van Reybrouck un moyen de recharger ses batteries avec un peu de sérénité et de paix intérieure avant ce qu’il appelle « la prochaine charge de cavalerie », autrement dit l’engagement dans les lourds chantiers extra-littéraires de l’histoire coloniale néerlandaise et belge auxquels il se consacre. 

Je ne saurais aller plus loin dans l’ode à l’ode selon David van Reybrouck : tout le charme de sa tentative vient de la tendresse avec laquelle il chante les vicissitudes humaines : un mélange jamais superficiel de ferveur et de gratitude, de délicatesse et de liberté d’esprit, de mélancolie et d’humour détaché (y compris dans les illustrations de Tzenko Stoyanov). Dans Ode à la négligence cet authentique humaniste flamand nous invite à « réapprendre à admirer », pour cela il faut d’abord atteindre une « sublime insouciance », car seul est libre celui qui a fait la conquête de l’insouciance dont il nous donne la recette : « Cesser de faire de son mieux, de vouloir être ou de vouloir atteindre quelque chose. Se contenter de laisser chanter son corps, après l’avoir nourri une vie entière de toutes les couleurs et de tous les styles. Comme si de rien n’était. C’est donné à très peu de personnes. » 
A David van Reybrouck très certainement…

* C’est avec Congo (Actes Sud) best-seller couvert de prix (Médicis 2012) où il revenait sur 90 000 ans d’histoire de cette ancienne colonie belge que David Van Reybrouck s’est imposé d’un coup sur la scène internationale.

Odes de David van Reybrouck, traduit du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin, éditions Actes Sud. PDFRSP (PDF reçu en service de presse).

Illustrations : En médaillon, photographie de David van Reybrouck ©Bruno D’alimonte / Éditions Actes Sud.

Prochain billet le 9 mai.

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Patrick Corneau