Patrick Corneau

Voici maintenant quelques semaines j’ai eu le plaisir de présenter les deux derniers livres de Marcel Cohen, écrivain aussi rare que discret. Comme un bonheur n’arrive jamais seul (eh oui, cela se peut dans le monde de l’édition), voilà qu’un troisième livre de Marcel Cohen est sorti courant avril sous le titre Rencontres et partis pris grâce aux bons soins de l’excellent éditeur strasbourgeois qu’est François-Marie Deyrolle créateur des éditions L’Atelier contemporain. Une surprise à tous les sens du mot où l’on découvre un Marcel Cohen peu connu : celui de critique d’art.
Il se trouve que Jacqueline Oliero Cohen, sa femme, fut trente ans durant directrice de la galerie Stadler, Marcel Cohen fut donc associé à la vie de la galerie, liant amitié avec de nombreux artistes qui le sollicitèrent pour écrire des textes.

J’avoue que, le lisant, je n’ai pas été étonné et ai même été plutôt ravi de retrouver sous l’œil de l’esthète, l’acuité à la fois très versatile et informée du sagace observateur de Détails et de la série Faits. Mais à la fin de cette presque quarantaine de textes, malgré (et peut-être même à cause) du plaisir pris à aller et venir dans ces évocations, célébrations ou hommages à des peintres ou photographes aimés, je me suis trouvé dans l’embarras que ne cesse d’affronter, d’interroger Marcel Cohen lui-même : comment rendre justice à une œuvre sans la défigurer ? Et ici, pour ce qui me concerne, comment rendre compte d’une démarche critique sans la fausser ou la caricaturer ? C’est un leitmotiv au fil de Rencontres et partis pris que la difficulté de rendre justice aux œuvres par la justesse de l’expression, j’en saisis une occurrence parmi d’autres : « Les mots vont trop vite pour qu’on les arrête en vol. Et ils s’effritent dès qu’on les sonde. Sont-ils riches de tout ce qu’ils taisent ? Leur richesse tient-elle à leur pauvreté, à la distance qui les sépare de ce qu’ils voudraient tant donner à voir ? » (à propos de l’artiste Sharka Hyland). Nous sommes au cœur du problème : comment se fier aux mots, si labiles, si fuyants, si vagues pour donner sens à ce qui se présente de façon constante comme un court-circuit, qui se donne immédiatement, totalement et sans reste comme chose à voir ? Et cette chose vue, l’ai-je vue comme le peintre l’a faite ? L’ai-je vue comme le galeriste la voit, comme tel ou tel visiteur la reçoit ? Questions qui s’appellent les unes les autres, se démultiplient à l’infini à mesure que la réflexion se porte sur la donation de sens, sur les conditions de lisibilité de l’œuvre d’art – débat, on le sait, encore plus aigu avec l’art contemporain. On n’insistera pas davantage ici sur la conscience malheureuse du littérateur, de l’artiste du verbe, de part en part intellectualisé, en face de la main qui peint et n’a guère besoin, immergée qu’elle est dans le concret, de se demander ce qu’elle fait.

Il y a une notion capitale pour Marcel Cohen, celle d’aléatoire ; non que le mot revienne souvent sous sa plume, mais il lui vient spontanément à l’idée quand on l’interroge : « Mes livres racontent donc des histoires très simples. C’est leur assemblage aléatoire, et la somme des faits rapportés qui ne vont pas d’eux-mêmes, y compris pour moi » (interview pour Art Press par Jacques Henric en 2017). Il est très instructif pour le lecteur de découvrir ou de prendre la mesure de la part de l’art dans l’œuvre de Marcel Cohen, car l’aléatoire comme l’art nous instruisent des goûts de l’écrivain ainsi que des rencontres artistiques qui ont marqué les étapes de sa vie et pesé sur l’évolution de sa sensibilité. Il était donc tout naturel pour lui de réunir sur proposition de l’éditeur ses partis pris face aux œuvres et aux artistes que les hasards de l’existence placèrent devant son regard. 

Une chose est sûre avec Marcel Cohen : vous ne trouverez chez lui aucune méthode infaillible, aucune artillerie théorique que ce soit. Pas de belle perspective abstraite et surplombante (philosophique, phénoménologique, sociologique…) pour arraisonner, formaliser conceptuellement l’art. Pas d’imposante et présomptueuse généalogie de l’art ! Face aux œuvres plastiques, Marcel Cohen reste l’écrivain plein de retenue qu’il est, avec pour seule conviction celle de n’avoir à partager quelque savoir que ce soit. Si ce n’est le souhait que ses textes reflètent (selon ses mots) une forme de stupéfaction et d’ignorance. L’affection instinctive qu’il porte aux artistes auxquels l’épreuve de l’histoire ou des écueils personnels ont imposé une pratique mesurée, contrariée, voire empêchée de leur art, incite Marcel Cohen à se hisser à cette élégance mathématique qui ne pèse ni ne pose et où s’affirme une forme d’empathie respectueuse rien moins qu’éthique.

Si Marcel Cohen partage « la réticence de Chris Burden, à l’épanchement théorique, à la spéculation » (p. 28), il n’en reste pas moins que la perplexité (voire le malaise) du spectateur doit être prise au sérieux. Que peut-il faire des limites franchies par certains créateurs ou plutôt dé-créateurs qui avancent inéluctablement et sciemment dans l’ordre de la décréation ? Si nous sommes tous convaincus que le mot beauté n’a plus aucun sens en art aujourd’hui, quel sens donner à notre émotion fondamentale, parfois à notre commotion, devant une œuvre d’art ? Ou, à l’inverse, comment qualifier notre déception, parfois notre colère face, à ce qui, à nos yeux du moins, ne mérite pas ce beau, ce grand et noble vocable : art ? Les pages inspirantes qui figurent dans ce livre qu’elles soient dédiées à Antonio Saura, Arnulf Rainer, Bram Van Velde, Alexandre Delay, Colette Brunschwig, Liliane Klapisch, Sharka Hyland, mais aussi entre les pages aux figures tutélaires de Rembrandt, Goya et Picasso, posent davantage de questions qu’elles n’apportent de réponses. Sur Bram van Velde et ses impossibilités ontologiques de dire autant que d’être, Marcel Cohen laisse échapper : « Peut-être [ses] tableaux ne montrent-ils jamais que le miracle d’une éclosion hasardeuse » (p. 165). À propos des mots nous permettant aujourd’hui comme hier, de qualifier des œuvres aussi tragiques que celles de Goya, ou Guernica de Picasso, ou celles de Kubin, d’Otto Dix avec ses gravures de la guerre, de Fautrier et ses têtes et corps d’Otages, ou encore de Bacon, Marcel Cohen conclut son énumération par cette parole : « Pour d’innombrables œuvres, il y a bien longtemps qu’il n’y a plus de mots du tout. Peut-être est-ce déjà même une insulte à la douleur que d’en chercher un à tout prix » (p. 178).

Dans ses Brèves notes sur la modernité, constatant que cette dernière a dégradé, dévalué les formes qui « dépassées équivalent à des mensonges, puisqu’elles ne rendent plus compte des réalités », Marcel Cohen en vient à citer l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector : « Car l’art n’est pas pureté mais purification ; l’art n’est pas liberté mais libération. Et, de même, l’art tel que je le conçois n’est pas innocence, mais le fait de devenir innocent. L’enfant est innocent. Picasso est devenu innocent. » (p. 183). Or il se trouve que dans les dernières pages des Voix du silence, Malraux écrivait en 1951 : « Chacun des chefs-d’œuvre est une purification du monde […] L’art est un anti-destin ». A contrario Marcel Cohen cite dans sa préface à un catalogue d’Antonio Saura, cette parole abrupte d’Erich Neumann balayant l’idée trop belle de purification quand il s’agit de l’art moderne et contemporain : « Comment l’homme moderne, dont le monde est menacé par le chaos, peut-il faire autre chose que donner forme au chaos ? C’est lorsque le chaos est circonscrit que ce qui gît derrière lui peut émerger, et la graine du chaos est peut-être plus précieuse que tout autre fruit » (p. 129).

Avec ce recueil Marcel Cohen témoigne d’une vigueur pleine de surprises pour les lecteurs éblouis que nous sommes. Si l’on connaissait l’Autoportrait en lecteur (Éric Pesty éditeur, 2017), nous sommes heureux de découvrir l’autoportrait de l’amateur d’art et de le voir dialoguer avec les peintres. Qui plus est, de constater qu’il n’y a pas de hiatus entre l’écrivain et le critique : dans la suite logique de ses précédents livres Marcel Cohen explore le détail pour mieux parler du Tout – lequel oscille par la force des choses entre la purification et l’entropie du chaos – mais pour mieux faire entendre que pour le créateur, qu’il soit artiste ou écrivain, « la graine du chaos est peut-être plus précieuse que tout autre fruit. »

Marcel Cohen, Rencontres et partis pris, Écrits sur l’art, 1976-2020, Éditions L’Atelier contemporain, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : En médaillon, photographie de Marcel Cohen ©Francesca Mantovani – Éditions Gallimard / Éditions L’Atelier contemporain.

Prochain billet le 13 mai.

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Patrick Corneau