Je le guettais, je l’attendais avec impatience et le voilà : le volume 29 de la collection Ainsi parlait consacré à Paul Valéry chez Arfuyen est paru le 6 mai. Évidemment c’est un must, on n’imagine pas écrivain plus prédestiné que Valéry à entrer dans une telle collection, lui qui a passé cinquante années de sa vie se levant à cinq heures pour ciseler, peaufiner des palanquées de Dits et maximes de vie en sondant, radiographiant, autopsiant in vivo son activité cérébrale en état permanent de surchauffe. Car le cerveau de Monsieur Teste était d’une sorte très particulière : une boîte crânienne pleine de tiroirs, de cases, de doubles fonds qu’il a lui-même décrite dans Mauvaises pensées et autres (1941) : « Il y a des cases dans le cerveau, avec inscriptions : À étudier au jour favorable. — À n’y penser jamais. — Inutile à approfondir. — Contenu non examiné. — Affaire sans issue. — Trésor connu et qui ne pourrait être attaqué que dans une seconde existence. — Urgent. — Dangereux. — Délicat. — Impossible. — Abandonné. — Réservé. — À d’autres ! — Mon fort. — Difficile, etc. »
L’intense activité d’étiquetage pour clarifier, ordonner ce tohu-bohu mental s’est retrouvé dans les fameux Cahiers (30 000 pages) mais surtout dans les mélanges et variétés du maître (Eupalinos, Regards sur le monde actuel, Alphabet, Tel Quel I et II, Mauvaises pensées et autres) où Yves Leclair a puisé préférentiellement pour constituer ce recueil. Il s’en explique dans une note en fin de volume finalement plus éclairante que la longue introduction en forme de lettre intitulée « Épître à Paul sur les idoles » (dédiée à Jacques Réda) dont le style ampoulé et parfois grandiloquent (mais peut-être est-ce du second degré ! ?) est assorti de contestables jeux de mots dans le style potache : Va, livre, / Va livrer Valéry, / Va lire Valéry / Le lire et le relire, / Le Valéry qui lave et rit…
Mais passons, il est difficile de briller poïétiquement quand on a affaire à un grantécrivain de la stature de Paul Valéry.
Il faut s’appeler Julien Gracq pour, en quelques lignes éblouissantes de justesse, se hisser à un niveau égal (et peut-être légèrement supérieur) d’intelligence valérienne et tenir la dragée haute à Monsieur Teste.
Je ne résiste pas à donner ici l’intégralité de cet impeccable portrait-hommage trouvé dans le merveilleux et envoûtant Nœuds de vie, alors que je finissais la lecture de Ainsi parlait Paul Valéry :
« Mort de Paul Valéry. Qu’on ne se permette plus d’en dire du mal. Deux ou trois seulement de ses contemporains ont manié la langue française comme lui. Et la langue française est après tout notre fonds commun, qui la besogne avec cette perfection nous accroît.
C’est un grand poète et cela crève les yeux. Qui ne le comprend pas est un définitif imbécile. C’est cela qui le sauve et cela seul qui le sauve.
Son drame a été celui de l’exténuation ultra-rapide du pouvoir créateur par l’exercice de l’intelligence analytique. Il a traité, avec maîtrise, avec une parfaite réussite, ses abcès par la méthode du dessèchement, – mais reste que pour être au niveau des plus grands, il lui manque ce que j’appellerai la hernie ombilicale. C’est un Goethe sans Faust. Son œuvre de prose, magnifiquement écrite, n’est qu’essais critiques et fragments.
Ami des médecins, il s’est vraiment beaucoup préoccupé d’asepsie. Il a beaucoup tué de germes, en lui et autour. Il n’a jamais ouvert aucune fontaine secrète – même pas la sienne, ou alors n’y coulait qu’un érotisme sans accent, d’homme du Midi. Il ne l’a peut-être pas cherché, mais c’est aussi qu’il en était incapable.
De tous les grands écrivains français, sans doute celui dont le pouvoir sur les hommes aura été le plus mince. Pouvoir uniquement constitutionnel, conféré par la forme.
Qu’elle était donc symbolique et convenable à lui, cette cérémonie funèbre. Sarcophage et marbres, momie encore chaude, déjà exorcisée de tout démon, belle et magnifique idole d’or aux yeux vides – tant de marbre tremblant si peu d’ombre.
Je lis dans Les Nouvelles Littéraires, né à Sète d’un père corse et d’une mère italienne. Oui, au fond toute la question est bien là. Il est l’homme de la mer fermée et solaire, et je n’en ai qu’aux hommes de l’océan. Valéry est le colosse de la pensée pour album. » (Noeuds de vie de J. Gracq, chapitre « Lire », pp. 124-125, José Corti Éditeur, 2021)
Ces lignes sont terriblement justes. Jusque dans les réserves exprimées qui viennent comme un trait sur trait donner davantage de relief au dessin. Elles renvoient sans doute à une incompatibilité de sensibilité rédhibitoire entre l’homme du Sud méditerranéen, adepte de la clarté apollinienne et l’homme du Nord celtique, des ciels éternellement voilés, des grèves, des landes et des sortilèges de la forêt de Brocéliande… Elles ne doivent pas nous priver de lire les fragments choisis par Yves Leclair dans Dits et maximes de vie : toute la « sagesse » de Paul Valéry, c’est-à-dire la vision du monde entre pessimisme et lucidité qu’il s’est forgée tout au long de sa réflexion y est enclose. Elle est maintes fois apocalyptiquement illuminante*. Elle permettra de méditer ces deux outre-pensées pour temps futurs :
« Il y aura des hommes après nous. »
« L’humanité s’en tirera comme elle pourra. L’inhumanité a peut-être un bel avenir… »
* Ainsi ce fragment écrit en 1897 qui semble être la parfaite description de la surveillance « bienveillante » exercée par les algorithmes de Facebook (« La Conquête allemande », in The New Revue, janvier 1897). L’épistémologie des impostures de la modernité tant personnelles que collectives est ce qui rend la (re)lecture de Valéry précieuse et urgente.
Ainsi parlait Paul Valéry – Dits et maximes de vie par Paul Valéry, textes choisis et présentés par Yves Leclair – Collection Ainsi parlait n°29, éditions Arfuyen, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : En médaillon, photographie de Paul Valéry ©Hulton Archives / Éditions Arfuyen.
Je n’arrive pas à retrouver une phrase assassine de Gracq au sujet de Valéry. Mais de mémoire cela disait qu’avec Valéry on avait l’écart maximum entre l’analyse du texte et le plaisir de lecture.
Oui, sans doute faisait-il référence aux Cahiers, néanmoins Gracq avait une sincère admiration pour la poésie de Valéry qu’il qualifie dans Noeuds de vie de « somptueuse », « éblouissante » et compare au trésor de Toutânkhamon… ?