Il y a 200 ans Gustave Flaubert naissait à Rouen le 12 décembre 1821. L’écrivain s’installe à Croisset après de courtes études de droit. Souffrant d’une maladie nerveuse, il se consacre à l’écriture de ses livres. Célèbre mais en partie ruiné, il décède dans sa propriété normande le 8 mai 1880.
Cette année 2021 est donc le bicentenaire de la naissance du grantécrivain : faut-il fêter cet événement, le célébrer ou le commémorer ? Quel est le geste adéquat, quel mot employer ? Y a-t-il lieu d’épousseter la statue, voire de rehausser le piédestal ?
Sont-ce là des « pudeurs de gazelle » ? demandera-t-on. Des contorsions de littérateur cauteleux ? Non, car les temps sont au révisionnisme rétrospectif et les demandes de réécriture de l’histoire – ou de ce que la modernité veut bien en retenir – affluent… Cancel culture oblige ! Voyez les confus et désolants débats autour du bicentenaire de la mort de ce pauvre Napoléon. Il est probable que d’aigres voix vont s’élever et dénoncer chez le bon géant de Croisset un détestable misogyne, un effroyable réactionnaire s’étant sur le tard rangé derrière le parti de l’ordre, un horrible bourgeois affichant un paternalisme avunculaire nauséabond, un odieux bâfreur et un coupable fumeur s’allant salonner chez la princesse Mathilde. Et nous tairons ses turpitudes de mâle blanc occidental chez la mouquère Kutchuk-Hânem dans sa maison du désert… Bref, sans oublier le bicentenaire de Baudelaire (et celui de Dostoïevski), il y a dans la complexion de ces plus que vivants bien des choses à orthonormer qui les faisaient humains, trop humains…
Trêve de ces lubies issues de la bien-pensance américaine reconditionnées à Paris, revenons au plancher des vaches normandes et à la parentèle de Gustave pour le revisiter et l’honorer pour ce qu’il fut.
Tous les lecteurs de la Correspondance de Flaubert connaissent Caroline Commanville, la nièce de l’écrivain, sa « chère Caro ». Fille de la sœur de Flaubert morte quelques jours après l’avoir mise au monde, et délaissée presque aussitôt par son père, elle fut élevée par sa grand-mère et par Gustave, son oncle. Mariée à dix-huit ans à un riche négociant de Dieppe, Ernest Commanville, elle resta toujours pour Flaubert la fille qu’il n’avait jamais eue et fut pendant toute son enfance et son adolescence, un témoin privilégié de la vie quotidienne de l’écrivain à Croisset.
Après la mort subite de Flaubert en 1880, Caroline devint la dépositaire de tous ses manuscrits. Ce fut elle qui entreprit la première édition de sa Correspondance en 1887. Elle rédigea pour le premier volume de cet ensemble des Souvenirs intimes qui demeurent un témoignage unique sur son oncle. Un texte peu connu que Caroline Commanville, qui était peintre, publia en 1895 à tirage très restreint dans une édition pour bibliophiles illustrée par ses soins. C’est ce joyau typographique que nous proposent aujourd’hui les éditions de la Coopérative, réimprimé en fac-similé à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Flaubert.
Que faut-il penser de cet étonnant document ? Que faut-il accroire du regard aimant de Caroline sur son oncle ? On dit volontiers que ce sont nos proches qui nous connaissent le moins, la proximité affective (souvent lourde de névroses familiales) introduisant des biais inévitables… Il est certain qu’il y a beaucoup de respect, de retenue dans ces pages bienveillantes. Pas de trous de serrure sur de « petits tas de secrets » mais des détails biographiques moins détonants que destinés à conforter une image respectueuse du grantécrivain déjà forgée par la légende au moment où Caroline prend la plume. Ainsi nous est-il rapporté que, d’après Madame Flaubert mère (Anne Justine Caroline, née Floriot), Gustave fut un petit enfant tranquille et naïf, demeurant de longues heures un doigt dans la bouche, absorbé, l’air presque bête… Ce souvenir est paraît-il apocryphe, destiné à parfaire l’image d’une enfance de génie au-dessus des nuées… On peut lire aussi que le « milieu mélancolique et sévère » de l’hôpital paternel aurait induit chez Gustave « cette compassion exquise pour toutes les souffrances humaines et aussi cette haute moralité qui ne l’a jamais quitté et que ne soupçonnaient guère ceux qu’il scandalisait par ses paradoxes. » On n’est pas loin de l’hagiographie. Il ne faut donc pas s’attendre à des révélations fracassantes sur l’intimité et les frasques de Gustave qui apparaît comme un grand bourgeois plutôt casanier et engoncé dans des habitudes de vie banales et répétitives (toilette, repas, promenade, travail…). On est même surpris de ne pas trouver ce forçat des vastes lectures préparatoires, ce martyr de la phrase parfaite qui gémit si souvent dans la Correspondance.
Derrière des propos assez convenus et des remarques très convenables, il y a tout de même des éléments intéressants sur le milieu social des Flaubert et les habitus de la classe intellectuelle et littéraire au sein de laquelle évoluait l’écrivain. Récemment, je lisais ce constat désabusé que faisait Julien Gracq dans les années quatre-vingt : « En littérature, je n’ai plus de confrères. » Il prenait ainsi acte de ne plus figurer, professionnellement, que parmi les survivances folkloriques. Il en était tout autrement à l’époque de Flaubert où des cercles, des salons, des restaurants (parisiens) permettaient à une socialité littéraire de s’épanouir à travers une confraternité de bon aloi entre littérateurs, critiques, artistes, éditeurs, hommes de théâtres et de journaux. Milieu assez restreint où naviguaient quelques muses en mal de position maritale ou de célébrité mondaine… Il existait une « république des lettres » où chacun se tenait informé de ce que publiaient les confrères, où l’on s’entrelisait, on se parlait, on s’écrivait. Aujourd’hui la communauté écrivante ayant explosé par effet de massification démocratique, les écrivains sont devenus des « écrivants », soit des monades solitaires qui se jugent et se jaugent à distance, enfermées dans la conscience malheureuse de leur peu de poids, de leur peu de réalité.
Il y dans le récit de Caroline de belles pages sur l’amitié : celle qu’entretint Flaubert avec quelques personnalités élues auxquelles il resta fidèle toute sa vie : Louis Bouilhet, Jules Duplan, Ernest Lemarié, Théophile Gautier, Jules et Edmond de Concourt, Ernest Feydeau, Sainte-Beuve, Alfred Le Poittevin, mais aussi Tourgueniev, Guy de Maupassant le « disciple, et surtout la très estimée et respectée George Sand. D’où le terrible accroc qui se produisit dans les relations d’amitié avec Maxime Ducamp (1822-1894), écrivain voyageur, photographe avant l’heure, qui fut le grand ami d’enfance de Gustave et son frère d’armes (ils parcoururent ensemble les contrées orientales et il fut, non seulement dans le secret des œuvres du futur grand écrivain, mais le véritable éditeur de Madame Bovary) :
« En amitié, mon oncle était parfait, d’un dévouement absolu, fidèle, sans envie, plus heureux du succès d’un ami que du sien propre, mais il apportait dans ses relations amicales des exigences que parfois supportaient difficilement ceux qui en étaient l’objet. Le cœur auquel il s’était lié par un amour commun de l’art (et toutes ses liaisons profondes avaient cette base) devait lui appartenir sans réserve.
Lorsque, cinq ans avant de mourir, il recevait ce court billet en réponse à son envoi des Trois contes :
« Cher ami, je te remercie de ton volume. Je ne t’en dis rien parce que je suis absolument abruti par la fin de mon travail. J’aurai terminé dans huit ou dix jours et je me récompenserai en le lisant.
Tout à toi.
Maxime Ducamp. »
Son cœur souffrit et se replia amèrement. Où était l’ardent désir de connaître bien vite la pensée jaillie du cerveau de l’ami ? Où étaient les belles années de jeunesse ? la foi l’un à l’autre ? »
Il faut croire que Maxime Ducamp avait déjà basculé dans l’époque suivante…
D’autres épisodes sont particulièrement touchants que je ne peux qu’effleurer ici.
Le traumatisme que fut, après la défaite de Sedan, l’occupation de Croisset par une dizaine d’officiers et soldats prussiens : Gustave fut obligé, après avoir fui à Rouen avec sa mère pendant un mois et demi, de respirer à son retour ce que les Français appelaient « une odeur de bottes graissées » : « les murs en étaient imprégnés et il fallut repeindre et tapisser les pièces pour s’en débarrasser. » Il fut mutique pendant six mois…
La dévotion pour la servante au grand cœur dite Mam’zelle Julie, la vieille bonne de son enfance que Gustave appelait pour meubler sa solitude et bavarder du vieux temps, son langage « comme un coup de vent frais », devisant de Marmontel et de la Nouvelle Héloïse, « chose que ne pourraient faire beaucoup de dames, ni même beaucoup de messieurs » confia Gustave dans une lettre à Caroline.
Ajoutons enfin qu’un des charmes de ce petit livre est de pouvoir découvrir ces souvenirs sertis dans les gravures de l’artiste de talent qu’était Caroline Commanville. Illustrations qui ont le grand mérite de nous restituer le souvenir de Croisset malheureusement rasé en 1895 pour faire place à une usine et dont ne subsiste aujourd’hui qu’un simple pavillon. Sont ressuscités le célèbre cabinet de travail de Flaubert et différents aspects de la maison, ainsi que l’Hôtel-Dieu de Rouen, où il naquit.
De cette évocation fort attachante de Gustave Flaubert, d’une belle facture littéraire soulignons-le, par la personne qui fut peut-être la plus proche de lui on ressort avec le sentiment d’avoir côtoyé plus qu’un phare ou un saint patron es-littérature : un homme simple, sincère, chaleureux et fraternel, presque un ami.
Souvenirs sur Gustave Flaubert de Caroline Commanville, 128 pages dont 93 pages de fac-similé, broché, sous jaquette illustrée, avec 6 illustrations N&B hors-texte et des enluminures dessinées par Caroline Commanville, bibliographie, notes et présentation des éditeurs, éditions La Coopérative. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : En médaillon, photographie de Caroline Hamard, épouse Commanville (1864) puis Franklin Grout (1846-1931) ©Coll. Bernard Molant – Cabinet de travail de Flaubert à Croisset par Georges Antoine Rochegrosse (1874) ©Gallica-BnF / Éditions La Coopérative.