Depuis la parution en 1983 de son premier livre, Critique de la raison cynique, l’aura de ce franc-tireur de la philosophie qu’est Peter Sloterdijk n’a cessé de grandir et ses écrits d’interpeller et de déranger. Il bouscule en effet, les voies communes de l’analyse en apportant dans tous les domaines : religieux, politique, scientifique ou artistique une pensée excessivement alerte, surprenante, parfois paradoxale, souvent déconcertante mais toujours stimulante. Ainsi du dernier de ses essais Faire parler le ciel dont le sous-titre De la théopoésie signifie que l’interprétation théologique du divin appartient au royaume de la représentation poétique – thèse audacieuse qui, toute impressionnante de force et de rigueur qu’elle est, ne fera pas l’unanimité ni chez les philosophes ou historiens des idées, ni chez les littéraires.
C’est à une généalogie de la religion que nous convie Sloterdijk, remontant bien évidemment aux Grecs et à Homère, le poète qui a mis au monde des dieux poétisant. Bien des siècles après lui « le phénomène des dieux parlants », relevant donc d’une « théopoétique », a été intégré à « la culture théâtrale grecque ». Et Sloterdijk de s’interroger sur la capacité des ingénieurs théâtraux athéniens à fabriquer une machine portant le nom de theologeion pour faire descendre un comédien masqué campant quelque dieu ou déesse sur la scène à dessein d’exercer une action « théurgique ». C’est d’ailleurs cette invention ayant pour fonction « de faire sortir un dieu de l’état de non-visibilité vers celui de visibilité », que traite le terme latin plus tardif de deus ex machina. Ainsi, plus qu’une « exigence dramaturgique », peut-on voir dans cet ingénieux subterfuge mécanique chez les Grecs la « preuve dramaturgique de Dieu ». Sloterdijk se demande alors si la plupart des « religions » plus ou moins développées n’en possédaient pas un équivalent destiné aux créatures supérieures appartenant au monde d’en-haut. Si l’Arche d’alliance de l’ancienne Israël est l’exemple le plus connu d’un theologeion avant la lettre, le christianisme, dérivé du judaïsme, fit dès ses premiers textes « un usage ahurissant du schéma du theologeion en établissant littéralement une équivalence entre l’apparition de Jésus, celle du Messie attendu par les Juifs, et la “parole de Dieuˮ ». Aussi le message chrétien va-t-il bien au-delà des exemples de la poésie théâtrale grecque pour dieux parlants. S’opère alors ce qu’on peut appeler, par analogie avec l’histoire de l’art, une « sécession » entre la philosophie et la poésie, à laquelle, pour être plus précis, Sloterdijk donne le nom de « sortie de la poésie hors de l’espace de vérité philosophique » dont Platon est l’artisan. C’est lui qui « osa remettre en question l’habilitation d’enseigner des Anciens », à savoir précisément « ceux qui composaient la poésie des dieux », que ce soient Homère ou Hésiode. Le résultat de cette intervention décisive a fait que le divin s’est alors détaché à la fois du mythe, de l’épopée et du théâtre. Une « théologie philosophique » débordant la création poétique des mythes et son transfert dans le théâtre athénien va donc s’articuler sur le rejet d’une représentation « de dieux partisans, jaloux et cruels » et faire émerger une « nouvelle sensibilité » supposant que des dieux égoïstes ne pouvaient susciter l’exemple et éveiller le respect. Après mûrissement à travers quelques penseurs néoplatoniciens (Plotin, Proclus), le concept de la vera religio sera explicité par Augustin (354-430), soit quelque chose dans lequel se perçoit un « écho lointain », mais « distinct » de la « thérapie » grecque telle qu’elle existait avec les mystères d’Éleusis ou la catharsis théâtrale. Platon et l’Académie étant le trait d’union indispensable pour l’émergence d’un Dieu Un « à tendance centraliste » nécessaire à un « verticalisme logique » où le divin puisse « prendre ses quartiers dans les superlatifs ». La « religion » va signifier avec Augustin « l’abolition de l’insouciance » avec la condamnation a priori de l’arrogance et de ce que Nietzsche appelait « libertinage et pluralité de la pensée de l’homme ». Même si, bien avant cela, selon Sloterdijk, c’est l’Égypte ancienne qui aurait inventé ce qu’on appellera plus tard la « croyance », dans la mesure où elle croyait que ses dieux se livraient à l’observation. En effet, « quand on est croyant […] on regarde vers le haut parce qu’on se croit vu de là. » Et c’est vrai qu’historiquement la croyance s’est renforcée en une faille divisant l’univers, que mourir signifiait déjà, dans l’Égypte du Moyen Empire, le franchissement de cette faille par les élus qui « après avoir franchi avec succès l’épreuve du tribunal des morts » avaient « obtenus devant les juges quitus pour le bilan de leur vie ». Par conséquent, le ciel transformé en théoscope se trouve bien être cet œil divin qui observe constamment les individus auxquels on fit croire qu’ils étaient observés par les dieux célestes dont dépendait leur salut.
Et c’est là sans conteste ce qu’il y a d’unique chez Sloterdijk qui est de dire, apparemment sans effort, les choses les plus profondes, avec une aisance et une versatilité imaginative, un sens de la surprise, capables d’emporter le lecteur. Sloterdijk étonne surtout par sa capacité à faire de fulgurants raccourcis, de grands écarts interprétatifs souvent insolites (parfois provocateurs), capables d’illuminer notre compréhension du temps présent. Car il ne perd jamais de vue l’époque, la nôtre, et l’éclaire de façon inspirée, comme lorsqu’il écrit en relation avec cette manière d’être pharaonienne : « Dans la Chine contemporaine, les intuitions de la théoscopie égyptienne et occidentale sont expérimentées à grande échelle sur le plan de la technique sociale et de la politique morale ». Et comme le sens critique de Sloterdijk ne manque jamais de mordant, d’ajouter « la surveillance numérique promet de parachever ce qu’avaient vainement cherché dans le passé les systèmes d’espionnage d’État et les encouragements à la dénonciation », fortifiés que sont, en réalité, les régimes contemporains par le développement des nouvelles technologies d’information et de communication. C’est que la surveillance, après que le regard omniprésent des dieux fut son premier avatar, a pris bien des formes au cours de l’histoire, que ce soit « dans “l’État de Dieuˮ genevois, en Union soviétique ou en République démocratique allemande ». En tout cas, savoir si le haut observateur s’appelle Horus, Rê ou Zeus n’est pas le principal, seule a une importance la puissance de vision pénétrante du ciel qui « confère à ses préférés existence et orientation, tandis qu’il remet ceux qu’il n’aime pas au tribunal funèbre du non-être ».
Ce livre est une mine de pépites qui sont autant de clés pour la compréhension des impasses, apories ou drames dans lesquels se débat, achoppe, s’épuise notre actualité la plus brûlante. Ainsi l’embrasement israélo-palestinien à Jérusalem reçoit-il cet imparable diagnostic en tant que collision tragique, fatale (?) entre empires sémantiques de type monothéiste.
Depuis l’Antiquité, l’humanité a donc eu besoin de « faire parler le ciel » : un ciel qui n’est plus « l’unité imaginée de la voûte du jour et de la nuit » mais un « au-delà supra-astral » autrement dit un « code de la transcendance ». La question séculaire de l’existence ou non de Dieu, n’intéresse nullement Sloterdijk mais la façon dont les êtres humains ont imaginé des dieux ou un Dieu personnel, comment de ce besoin ils ont créé des religions conçues selon lui comme « des produits des forces de l’imagination » à l’instar de Bergson qui les qualifiait d’œuvres d’une « fonction fabulatrice » naturelle.
Il va de soi que cette conception un tantinet hérétique, dont on devine la filiation (Hume, Diderot, Feuerbach, Marx, Schopenhauer, Nietzsche), n’emportera pas l’adhésion de tous. Que tous les discours religieux des trois derniers millénaires appartiennent au registre de la fiction poétique a beaucoup choqué Luc Ferry qui s’en est insurgé dans un article récent du Figaro. Ferry proteste qu’il faut « lire Averroès ou Thomas d’Aquin avec des écailles sur les yeux pour apercevoir dans leurs ouvrages savants des poésies ! » Notre ex-ministre, vieux « philosophe anti-moderne » reconverti en prestataire de causeries pour croisières de répondre par une défense et illustration des vérités révélées issues des grands monothéismes. Réponse, il faut l’avouer, d’une infinie banalité : c’est Bouvard et Pécuchet rameutant fébrilement toutes les idées reçues traînant dans de plats manuels scolaires. Combattre le dragon Sloterdijk, sa terrible, ravageuse puissance désillusionnante, sa démoniaque subversion déconstructiviste demande un peu plus de vigueur conceptuelle*. Luc Ferry croit encore que les religions sont toujours aptes à résoudre la question cruciale du salut et de la vie bonne pour les mortels que nous sommes ! Alors que leur seul objectif est, selon Sloterdijk de « tout faire pour éviter leur comparaison avec les mythes, les cultes et les fictions d’autres cultures » et de rester suffisamment vivantes pour être attractives à l’individu préoccupé par le « souci de soi » (« son sens et son goût de l’infini ») et maintenir leur emprise sur des masses captives par un complexe de « rituels bizarres et d’absurdités bien dosées »… On imagine aisément l’horreur de Luc Ferry à envisager, comme l’assure Sloterdijk, que « de la même manière que se sont formés sur les océans de gigantesques tourbillons de déchets en plastique », la Terre est recouverte « par les reliques de millions, voire de milliards d’esprits et de divinités éteints ».
Il est regrettable que Luc Ferry ne voit pas qu’« à partir du début du XXe siècle, on a lancé plus de mouvements religioïdes en Occident que dans toute l’histoire de l’humanité depuis les cultes des pharaons – comme pour démentir la légende dominante de la sécularisation ». Tout simplement parce que dans les temps modernes, le « changement de forme des dieux » dépasse le champ religieux et infiltre, influence, conditionne l’expérience individuelle ainsi que l’ensemble de la vie en société. C’est, dès la fin du XVIIIe siècle, que de « nouveaux dieux s’éveillent à eux-mêmes et émettent des rayons de lumière verbaux : peuple, nation, commerce, industrie, médias, opinion publique, littérature, art, liberté, insolence, radicalité. » Tout ce dont Luc Ferry lui-même est l’impeccable produit et reflet… Mais surtout, Sloterdijk songe, comme une menace, que « ce qui s’est éteint sous forme de religion » pourrait revenir « sous forme de politique idéologisée, d’illusion théâtrale, de miracle technique et de pandémie informatique ». Chassez le surnaturel, il revient au galop (et reviendra tant que croirons à la grammaire)…
Il va de soi que la thèse de la nature poétique des religions que Sloterdijk défend sur 400 pages ne peut être résumée de manière cursive comme je le fais ici. C’est une contribution majeure à cette grande sémiotique culturelle générale qu’édifie Peter Sloterdijk depuis quarante ans. Il faut lire Faire parler le ciel lentement comme Wittgenstein demandait qu’on le lise (« Toutes mes phrases sont à lire lentement »), alors il résulte de ce poudroiement d’intelligence décapante une quantité de conséquences déductives fécondes et lumineuses que seule, effectivement, une lecture attentive et réfléchie permet d’épuiser**. Ce n’est pas le moindre compliment que l’on puisse faire à cette somme qui, par l’entrelacement des thématiques appuyé sur une masse de références, dépasse de loin la seule question À quoi sert la religion ? Et par là, fera date.
* Les objections légitimes que fait Luc Ferry reçoivent une réponse circonstanciée p. 166 et suivantes, les a-t-il lues ?
** Il est intéressant par exemple de voir comment Sloterdijk – après avoir allègrement disqualifié la critique freudienne de la religion – interprète et replace l’apologie de la religion chrétienne chez René Girard. La thèse de ce dernier sur l’exécution de Jésus comme acte archétypique de la mise à mort d’une victime innocente présente selon Sloterdijk les traits d’une « gnose sans transcendance » dans la mesure où cette « révélation » donne la primauté à un savoir sur une croyance, savoir qui peut être acquis par les seuls moyens de la raison et anticipe, en termes chrétiens, une théorie universelle de la culture et de la morale démystificatrice.
Faire parler le ciel. De la théopoésie de Peter Sloterdijk, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, éditions Payot, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : En médaillon, photographie de Peter Sloterdijk ©Le Point / Éditions Payot.