Patrick Corneau

Sous l’œil du Lorgnon les livres se suivent mais ne se ressemblent pas. 
Après le gros pavé Sloterdijk de 400 pages qui se rumine avec lenteur et application, voici une petite pierre de 30 pages, polie comme un galet par l’excellent Pierre Bergounioux qui s’avale en à peine une heure. 
C’est un éclair dans un ciel silencieux, une pierre qui crève la surface d’un étang. 
Et c’est stupéfiant. 

D’emblée on n’y voit rien. La couverture, le titre : Russe. Quoi, russe ? Russe, pas soviétique ! Et en guise d’illustration deux mots en caractères cyrilliques pour ajouter à l’énigme*. 
Quatrième de couverture : Montesquieu : « Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment. » On s’oriente un peu vers – sans jeu de mot – un orient qui nous est très lointain, très extérieur (bien qu’aux portes de l’Europe). On devine qu’il s’agit d’interculturalité, de traiter de la culture slave, de l’esprit slave.
« Nous connaissons tous très mal la Russie » disait Gogol. La partie n’est pas gagnée pour nous, Occidentaux, devant l’aveu de ce Russe…

Le lecteur un peu curieux aura peut-être lu à la page 4 en dessous des informations habituelles de l’éditeur sur la collection Théodore Balmoral (dirigée par Thierry Bouchard), les dernières parutions, etc. cet avertissement : « Une première version de ce texte a fait l’objet d’un livre d’artiste intitulé Éclairage avec des photographies de Piotr Pavlenski. Il a été publié par les Éditions du Bourdaric et tiré à trente exemplaires en mai 2020. Pierre Bergounioux l’a revu pour la présente édition. »
Eh bien voilà, il s’agit d’un texte dont le propos final – il faut attendre la page 25 pour le comprendre – est d’éclairer l’extraordinaire singularité, « étrangèreté » de Piotr Pavlenski, cet artiste-performeur qui, rappelons-le, lors de la campagne pour les municipales de 2020 à Paris avait défrayé la chronique en dégageant méchamment la candidature de Benjamin Griveaux par la divulgation de vidéos privées à caractère sexuel. 

L’impeccable talent hitchcockien de Pierre Bergounioux est de se saisir du MacGuffin Pavlenski, si je puis dire, d’en faire un prétexte au développement d’un remarquable scénario sur « l’âme russe » – même si le mot âme n’a plus cours aujourd’hui. Ou peut-être est-ce l’inverse ? Peu importe, on aura compris que 25 pages d’éclairage historique et littéraire entre approche socio-phénoménologique et psycho-politique** (on est pas loin de Sloterdijk !) sont nécessaires pour saisir le phénomène Pavlenski, concentré de russité, que Pierre Bergounioux nous présente ainsi : 
« Piotr Pavlenski, comme son nom l’indique, est russe et porteur, par suite, de toute l’histoire de son pays. Ses façons de penser, de sentir, d’agir ont été façonnées par les faits qu’on a courtement rappelés, l’intolérance à l’injustice qui animait Tolstoï, Gorki, les deux Oulianov et les bolcheviques, le stoïcisme du peuple russe face à Napoléon, au nazisme, les continuels démêlés des poètes avec les autorités soviétiques. Et encore, l’engagement total, corps et âme, dans la lutte symbolique à laquelle s’apparente, en Russie, l’activité artistique.
Une œuvre, si elle vaut, c’est à proportion de ce que l’idée que nous nous faisons du monde, donc le monde, s’en trouvent changés. C’est le plus replié, le plus souffreteux des écrivains français, Marcel Proust, qui le dit. Le peintre, selon lui, agit à la manière d’un ophtalmologiste. Il incise et retire la taie qui nous couvrait les yeux. L’opération n’est pas des plus agréables mais, après, on voit. Il y a plus de choses, plus belles. Nous sommes plus riches en monde.
Un artiste russe, parce que russe et non pas français, doit payer d’exemple, de sa personne. La chose qu’il dévoile est redoutable. C’est l’État, cet organe qui, selon Max Weber, « monopolise l’usage de la violence physique légitime ». Il agite la souffrance aux yeux de ses opposants. Qui est prêt à l’endurer prive l’État de sa puissance, de sa substance. »

À contre-courant de toutes les avanies déversées par les médias sur l’artiste-agitateur et sa complice (mis en examen et actuellement sous contrôle judiciaire), Pierre Bergounioux nous donne ici via Pavlenski une remarquable leçon à la fois politique, morale et spirituelle sur ce que « créer » avec son corps et son âme veut dire. Si la notion d’« engagement », de « révolte » a fait ricaner pendant de longues années et permis l’expansion d’une forme de cynisme et de nihilisme derrière lesquels la classe intellectuelle s’est confortablement absentée de toute participation aux affaires du monde, de toute responsabilité et, au fond, de toute dignité, le « méchant » Pavlenski éclairé par la prose limpide et vigoureuse de Bergounioux vient nous rappeler quelques sévères et cruelles vérités. Nous pensions avoir rangé au titre de vieilleries le mythe de l’artiste qui nourrit de sa colère son pouvoir créateur et le paie par l’oblation de sa souffrance, de son malheur – eh bien non, cette posture est toujours d’actualité.
Ce petit livre est le caillou excessivement douloureux que nous envoie la fronde d’un David qui aurait pris la forme bicéphale Pavlenski-Bergounioux. 

On pense aux Lettres persanes, ce regard éloigné pour dire le plus proche – ce proche si près de nous qu’il disparaît dans l’évidence, dans la banalisation et la routine du quotidien. Pavlenski n’est-il pas une incarnation de ce Huron aussi barbare que cannibale qui vient périodiquement depuis Montaigne, Voltaire secouer notre assurance, notre arrogance de « bons civilisés », nous sortir de l’endormissement général où aujourd’hui nous a plongé l’hypnagogie des écrans ? Les plus cuistres avanceront Lévi-Strauss qui n’a cessé de dire que l’on ne peut comprendre une culture dans son fonctionnement, en restant simplement à « l’extérieur » : on la comprend seulement dans la mesure où l’on ne prend pas part soi-même aux automystifications qui lui donnent sa tenue. Seul un observateur comme Piotr Pavlenski qui, compte tenu de son extranéité, ne cède pas à la tentation d’accomplir avec nous les auto-illusions et les hypocrisies rodées dont nous nous gobergeons, et peut, pour ce qui nous concerne, faire la différence entre nos discours et leurs structures réelles. De ce différentiel, il extrait une vérité apocalyptique (« qui révèle, qui découvre »). Pour dé-couvrir, enlever « la taie qui nous couvre les yeux ». Un geste fort, scandaleux (étymologiquement « obstacle, occasion de chute »), excessif (« Toute ma vie durant, dit Dostoïevski, j’ai dépassé les limites ») est parfois nécessaire : il faut « éclairer » en incendiant la porte du FSB (successeur du KGB) place de la Loubianka à Moscou ou celle de la Banque de France, place de la Bastille… 

Napoléon trouvait que le peuple russe était « brave, endurci, dévoué » – mais aussi « passif ». Peut-être comme un retour de flamme mérité, les Pussy Riot, Piotr Pavlenski (et plus récemment Alexeï Navalny par l’exemple de son courage face à l’autocrate Poutine), viennent-ils nous « écorcher pour nous donner du sentiment » et un regain de lucidité…

* Une de mes nièces, parfaitement russophone, me signale que le titre en cyrillique est Ad Prav, soit le nom du journal officiel de l’époque communiste la PRAVDA (la VÉRITÉ) cassé en deux et inversé (le premier mot signifiant « enfer »). Comme chacun le sait, la PRAVDA était un outil de propagande du pouvoir soviétique qui y présentait « sa » vérité.
** Dans une veine comparable, je ne saurais trop recommander la lecture de Découverte de l’archipel d’Élie Faure, notamment le chapitre « L’âme russe et l’agonie de Jésus » dont les intuitions (apathie, goût maladif de l’introspection, spiritualité paroxystique) sont proches des développements de Pierre Bergounioux même si le style lyrique et coloré d’Élie Faure est daté.

Russe de Pierre Bergounioux, collection Théodore Balmoral, Fario éditeur, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : En médaillon, photographie de Pierre Bergounioux ©Gilles Le Mao / Éditions Fario.

Prochain billet le 29 mai.

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Patrick Corneau