Patrick Corneau

L’énigmatique formule de Bartleby, le personnage du roman éponyme de Melville, « I would prefer not to », continue de hanter les esprits longtemps après son invention. Quelle qu’en soit la traduction, elle est devenue pour certains, plus qu’un miroir, comme une raison d’être, un signe de ralliement. L’effet de sidération, comme l’attraction vers un point qui se dérobe, a été réussi à la perfection. Mais, mais… le fameux mantra qui fit tant d’adeptes se reconnaissant dans le personnage en rupture au point de se l’approprier et de s’y projeter – parfois même avec une certaine complaisance – s’est accompagné d’une curieuse et obstinée disparition : l’oubli de la fin de la nouvelle et le sort funeste de Bartleby, grand « confiné » dans son irréductible singularité…
Prenant acte de ce « scotome », de ce point aveugle, Thierry Bouchard a eu l’idée d’imaginer avec La Fin de Bartleby (Éditions Fario) un récit qui tisse la lecture de Melville et la fin d’un fictif « écrivain de la disparition » appelé « l’écrivain B. » dont le narrateur, sorte d’alter ego, est le confident puis l’exécuteur testamentaire après l’avoir accompagné dans ses derniers moments. L’inscription de ces bartlebyennes figures les unes sur les autres en un fascinant palimpseste est le prétexte parfait pour ébaucher une réflexion sur l’écriture et ce qu’elle implique de renoncement au monde.
Ce dont Thierry Bouchard veut nous alerter, c’est moins la fin d’un écrivain que, comme il l’indique, « la fin d’une certaine époque de la littérature, idéale, avec ses « lecteurs pénétrants », ses affinités électives, ses bibliothèques hantées, sa mystérieuse collection de paperolles, mais aussi ses manies byzantines, ses gloires plus ou moins frelatées, ses impasses. » Bref, tout un monde devenu lointain à mesure que la production littéraire est devenue une entreprise de bouquins sympas ou épatants, c’est-à-dire de fictions distrayantes souvent, ineptes parfois, sûrement oubliées aussitôt que lues.

Je vais y aller un peu fort mais tant pis : le livre de Thierry Bouchard réunit toutes les conditions pour ne pas être lu et c’est précisément pour cela qu’il est admirable, qu’il m’est apparu admirable. De ce paradoxe, je vais essayer de démontrer la pertinence et la force explicative. Car au fond (et en même temps), La Fin de Bartleby est la preuve – par l’exercice d’écriture même qu’il constitue – que la littérature peut renaître de ses cendres.
Déroulons les points « négatifs » (qui, comme on l’aura compris, sont des atouts dans un monde où la littérature est devenue plus que spectrale).
1/ Il n’y a pas d’histoire à proprement parler, pas d’intrigue dont on puisse s’ébahir par son caractère inattendu, scandaleux, novateur, etc. On est plutôt dans le surplace, avec un vague storytelling qui piétinerait et balbutierait… Autrement dit, le lecteur n’est pas poussé dans le dos par un captivant suspense de page-turner. Il n’y a pas de révélation, ni de surprise dont on sait que c’est la condition première du succès. Les personnages eux-mêmes, le narrateur comme l’écrivain B., ont des traits peu marqués, des contours flous ; ces épures en « basse définition » sont destinées à solliciter, stimuler l’imagination. L’incertitude comme espace de jeu de la parole est ce qui permet au lecteur de pénétrer l’œuvre et de l’habiter, de n’être pas le récepteur passif d’une communication univoque, mais de faire jouer l’œuvre en soi et de se jouer en elle.
2/ La langue que manie Thierry Bouchard est littéraire. Non seulement l’usage de la langue est « maintenu », mais celle-ci est travaillée, hautement même, parfois à la limite de l’affectation. La phrase peut s’étendre sur plusieurs lignes, demander un peu de souffle… Les mots sont plutôt recherchés, il y a de la sophistication formelle, de la subtilité syntaxique parce que la phrase cherche de la finesse, s’efforce à la nuance, au délié de la signification… Toutes choses fort mal reçues car elles supposent, réclament des qualités d’attention, de finesse d’oreille appartenant à ce que l’auteur nomme des « lecteurs pénétrants » – espèce aussi rare qu’un coquelicot dans un champ de blé traité aux herbicides. Car il s’agit d’écriture, n’est-ce pas ? Et ce qui devrait aller de soi doit bizarrement aujourd’hui être légitimé, argumenté, défendu. L’écrit littéraire tient presque de l’anomalie tant nous devons avaler de tiédasseries informes où la langue débagoulée est à la littérature ce que le rap de Maître Gims est à la poésie d’Arthur Rimbaud… Écrire comme Thierry Bouchard, c’est affronter une suspicion de crime qui nécessite un très, très solide alibi.
3/ La Fin de Bartleby n’apporte pas de bonnes nouvelles sur l’état présent de la culture – c’est à bien des égards un dysangile. Thierry Bouchard est un porteur de mauvaises nouvelles. Comme dit le narrateur (et comme fait l’écrivain B.) : il vient « mettre les points sur les « i », enfoncer le clou ». Et cela fait mal – pas pour tout le monde, hélas, car la disponibilité intellectuelle et sa qualité même sont faibles en régime de « cerveau humain disponible » pour le discours médiatico-publicitaire. Il le fait sans élever la voix, sans grandiloquence ni effets de manches, de manière élégante, aimable parce que ce n’est pas lui qui parle en lui, parce c’est plus fort que lui : c’est la voix de la littérature qui, à travers ses protagonistes, réclame justice – une dernière fois peut-être avant disparition.

La vocation de la littérature est de permettre au premier venu des lecteurs de penser au-dessus de ses moyens. Or le va-tout de ce qu’on nous propose – soit des « produits éditoriaux » comme on dit à la FNAC – serait plutôt d’offrir l’inverse. Le lectorat a muté : plutôt que penser, il préfère être dorloté. Les lecteurs ont un ego qui demande son comptant de caresses et d’espoir. Il convient d’y pourvoir. Quiconque s’apprête à mettre en circulation un ouvrage de l’esprit (!) doit se poser la question préjudicielle : qui va-t-il avec le fruit de ses tripes posées sur la table, rendre encore plus fier d’être ce qu’il est ? Plus définitivement important ? Plus évidemment irremplaçable ? Quelle revanche va-t-il offrir et à qui ? Répondront présents ceux et celles dont il aura conforté l’amour de soi, pansé l’amour-propre et ranimé la foi en l’avenir – leur avenir à eux, bien sûr. Sans cela, il est fort probable que vous alliez à la catastrophe et vous entendre dire par l’éditeur tout marri que « votre livre n’a pas trouvé ses lecteurs ». Autrement dit, vous n’avez pas su caresser le public dans le sens du poil, vous n’avez pas consolidé sa « zone de confort » ; votre divorce avec la société est consommé, flagrant.

Pour Melville comme pour son admirateur Thierry Bouchard, il n’est de littérature véritable que dans le gouffre* qui s’ouvre et sépare sans retour celui qui veut « vivre en lecteur et en écrivain » et la société. Car pour lui « aucune relation paisible, sereine et dispensatrice de bienfait n’est possible entre celui qui veut « vivre en lecteur et en écrivain » et cette société. » Laquelle n’est jamais à court de tentatives « pour arraisonner les insoumis, mettre au pas les réfractaires, contraindre les rebelles pour les amener, c’est bien le mot, à résipiscence. » Mais « coûte que coûte, opiniâtrement, celui qui veut « vivre en lecteur et en écrivain » résistera. Il contestera. Il protestera. Il alarmera. »

On le voit, écrire le nom de Bartleby en tête d’un récit c’est plaider en faveur d’une littérature du Refus qui fait défiler une cohorte de résilients de tous pays qui ont pour noms : Sancho, Sganarelle, Jacques Le Fataliste, Candide, Mychkine, Akaki Akakievitch, Bouvard, Pécuchet, Matti, Clov, Simon Tanner et assimilés… Jamais unis mais résistant à tout, aux embrigadements, aux donneurs de leçons, à l’acculturation… Parchemins indéfiniment réutilisables. Survivants au sens fort : survivances ou résurgences d’âges immémoriaux dans toutes les sociétés successives où ils apparaissent, toujours plus chargés de vitalité que ceux qui les côtoient en se croyant leurs contemporains. Héros du non sans nom et sans grade, tous sont dotés d’une forme de candeur, de fraîcheur qui les situe constamment hors de tout schéma préconçu. Inaptes à toute mobilisation comme à la tentation de toute démesure, ils adhèrent au monde, dont ils connaissent les frontières et apprécient les plaisirs : loin d’esquiver leur condition de mortels, ils l’assument en jouant avec elle.

A la fin du récit le narrateur nous fait découvrir la bibliothèque idéale de l’écrivain B. (une manière de réaffirmer la valeur imprescriptible des grands textes dont beaucoup ne sont pas forcément des œuvres classiques ou des « phares » mais sûrement connus des indispensables « lecteurs pénétrants »). Il précise qu’elle « représentait à ses yeux plus un mur édifié contre le monde extérieur qu’un véritable monde en soi dont la composition révélait des lignes de force évidentes. D’autres que moi chercheront peut-être à en identifier les caractéristiques quand, pour ma part, je relève surtout des textes qui évoquent les pires moments qu’a connu l’Europe au XXe siècle. D’autres menaces les ont prolongé, m’avait dit l’écrivain B. il n’y a pas si longtemps, où se combinaient les forces de l’industrie, de la technique et celles du profit sans fin. Elles pèsent désormais sur tous ceux qui résistent à la numérisation généralisée, ajoutait-il en précisant souvent, « s’il faut mettre les points sur les « i », enfoncer le clou », et singulièrement sur l’esprit de ceux qui leur résistent en lisant et en écrivant ».
On ne saurait mieux indiquer ce qu’il nous reste à faire.
Néanmoins, refermant cette chronique, la mélancolie du Refus s’est soudain reflétée dans l’une des larmes de cristal du lustre accroché au plafond de la pièce où j’écris, et ma propre mélancolie m’a aidé à voir dans ce reflet l’image du dernier lecteur pénétrant, celui avec qui disparaîtra – car, tôt ou tard, cela finira par arriver -, sans témoin, le petit mystère de la littérature.

* « Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » Baudelaire, Le Voyage.

La Fin de Bartleby de Thierry Bouchard, Éditions Fario, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations: photographie Wikipédia / Éditions Fario.

Prochain billet le 31 mars.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau