Amie de Philip Roth, son mentor en écriture, la romancière Nicole Krauss rompt la ligne romanesque pour se faire nouvelliste. Après L’Histoire de l’amour, La Grande Maison et Forêt obscure que j’avais évoqué ici, voici avec Être un homme, dix histoires d’hommes (et de femmes) pour évoquer de Tel-Aviv à New York en passant par la Suisse, la France ou l’Allemagne, le thème de la fêlure, de la rupture (amoureuse, conjugale, familiale, amicale) prétexte à des transformations de vie. D’une plume agile, et non dénuée d’humour, la romancière américaine se pose – nous pose – la question cardinale sur laquelle chacun, chacune achoppe inévitablement à un tournant de sa vie (Nel mezzo del cammin di nostra vita) : a-t-on su être soi ? A-t-on su qui l’on devait être ? Être un homme ou une femme au sens d’“être un humain”, y est-on parvenu ? Que savons-nous des êtres dont nous pensons avoir été proches ? Que savons-nous de l’influence, de l’ascendant qu’ils ont exercé en sous-mains sur nos destinées ?
Une rencontre : quelqu’un (cela peut-être le visage, le charisme d’un acteur comme dans la nouvelle « Voir Ershadi ») arrive dans votre vie, un « attracteur étrange » vous entraîne dans la sphère intime de cette personne, vous y prend en otage, laisse sa marque puis disparaît ; secrètement, ce moment où quelque chose du monde s’est soudainement amplifié vous hante : cette expérience fondatrice travaille silencieusement en vous, il se peut « que, quelques décennies plus tard, cet événement mûrisse, éclate et vienne au monde ». Votre vie semble alors moins embrumée, une certaine confusion existentielle s’estompe. Ainsi indirectement, c’est à travers le caractère affirmé d’une de ses filles que la narratrice de la première nouvelle « En Suisse » mesure combien trente ans plus tôt sa voisine de chambre en pension, Soraya, jeune fille iranienne libre assumant ses désirs, a pesé sur l’évolution de son caractère, l’a aidée à un moment crucial de l’adolescence à grandir, à mûrir en affrontant « le pouvoir et la peur », « à ne pas se soumettre aux vulnérabilités qui sont les nôtres dès la naissance ».
Pour Brodman (« Zoucha sur le toit »), professeur de linguistique à Columbia University, oublié de tous, c’est la maladie, la fièvre, le comas et la mort frôlée de près qui provoquent le déclic de la révélation de ce qu’a été sa vie, principalement les sujétions endurées selon des mobiles cachés par la présence dominatrice d’un père, soit la « charge » de l’atavisme : « ce que son père avait exigé de lui, de même qu’on l’avait exigé de son père, et du père de son père avant lui, et comme cela sur des générations. » Alors survient une vie seconde, une vie rédimée où l’on commence peu à peu, avec gratitude, « à se reconnaître ». Où l’on se sent à nouveau « pris à bras-le-corps par la vie » : le vieil homme en soi a disparu. Brodman est-il sauvé ? La dernière phrase de la nouvelle tombe comme un couperet : « Rendu à la vie, il était devenu incapable de fouiller l’infinie sagesse des morts. »
Chacune de ces dix histoires se focalise ainsi sur un moment clé, suscitant ici des questions, là des découvertes qui entraînent de hardies décisions, mais soulignant surtout le mystère qui entoure la vie et la tournure que peut prendre une existence. Chaque personnage est présenté dans le regard d’un autre, ce qui fait qu’il prend forme à travers l’altérité, en miroir ou en opposition à l’autre : Brodman à travers ses filles (indifférence et mépris), sa femme (incompréhension et compassion mêlées). Cette mise en scène donne un relief particulier aux différents personnages, appuyant l’idée que la rencontre avec l’autre est un point crucial depuis lequel on peut mieux comprendre le poids d’une histoire, ce qu’elle a modelé en vous, mieux saisir qui on est vraiment, ce qu’on a refusé d’être ou qui on désire être.
Captées par la prose virtuose de la romancière américaine, ces tranches de vie mises bout à bout composent un ensemble qui prend sens au fil de la lecture. Balançant entre la tragédie et la comédie, le livre est traversé par les questions les plus intimes, et les plus universelles, celles qui surgissent ici ou là, inévitablement, au cours d’une vie. Cette mise à nu des lignes de force qui nous traversent conserve néanmoins une aura de mystère, comme si une menace sous-jacente planait sur chaque homme, chaque femme qui s’essaie au métier de vivre.
La judéité traverse également, en arrière-plan ou pas, tous ces récits. Parfois simplement évoquée par un mot, un geste, un objet, ou une expression (« Par un jour glacial de mars – un vrai temps de ghetto hivernal – sa mère l’appelle pour lui dire que le Mari disparu est arrivé. »). Elle est comme inscrite dans l’ADN des personnages et la tragédie de l’Holocauste n’est jamais loin (des parents de Brodman on apprend qu’ils sont « morts dans une tranchée, à l’orée d’une pinède »). Quelle que soit leur vie, elle est présente et pèse selon un gradient que Nicole Krauss se plaît à évoquer avec un léger sourire de scepticisme.
Nicole Krauss presse son matériau comme un citron pour en extraire le jus, qu’elle réduit encore jusqu’à n’en garder que les sucs, c’est le propre de l’art de la nouvelle et il n’y a là aucune audace particulière contrairement à ce que prétend une journaliste de Télérama. La romancière condense en quelques pages l’existence des personnages, laissant au lecteur le soin d’en dilater l’espace-temps, d’imaginer ce qui a précédé, ou ce qui suivra, et de prolonger à sa guise chacune des trajectoires entamées. L’écriture intelligemment elliptique appelle, suscite, stimule l’intelligence imaginative du lecteur ; expliquer plutôt qu’évoquer suppose un mépris du lecteur. Rien de rutspa ou chutzpah (« culotté » en yiddish) quand on écrit depuis dix-huit ans. L’audace véritable de Nicole Krauss est ailleurs, elle est dans son radical non-conformisme idéologique, dans le refus de tout assentiment à la doxa et aux lieux communs du jour – c’est justement le point d’honneur si je puis dire d’un journal comme Télérama de le taire, de faire plus ou moins délibérément l’impasse sur ce pas de côté, sur cet asymptomatisme intempestif. Car Nicole Krauss poursuit une trajectoire qui la met assez loin du courant mainstream de la littérature féminine américaine faite de lourdes et consensuelles contributions aux ritournelles propres à l’esprit du temps : féminisme aigre ou agressif, assomption bruyante de tous les poncifs de la pensée genrée, révisionnisme historique au nom de la « cancel culture », gémissements ou larmoiements victimaires suivis d’héroïques rédemptions résilientes, etc. Tout ce qui fait la tasse de thé de quelques battantes formées, calibrées dans le creuset des départements de creative writing des universités américaines, vous ne le trouverez pas dans le mug de Nicole Krauss ! Non pas que les thèmes dits « sociétaux » ne soient pas présents dans ces récits, mais ils le sont comme bruit de fond, habituel d’époque. Nicole Krauss « n’arrondit pas le dos », « ne se voûte pas » sous les pesanteurs du devoir, de la tradition ou de la mode. La condition humaine est dépeinte frontalement, sans illusion mais sans amertume non plus ; la lucidité chez elle n’est pas forcément un gain sur tous les tableaux : ce que l’on gagne d’un côté – la conscience, la compréhension, on le perd de l’autre – l’aptitude à vivre, l’innocence, l’insouciance. La hauteur intellectuelle (et humaine) où l’écrivaine place l’étincelle inspirant ses fictions n’est pas sans rappeler le grand art d’une Annie Dillard. On peut penser que cette belle liberté, cette fière et saine indépendance d’esprit doivent réjouir son ami Philip Roth qui, là où il est, se sent quelque peu honoré et jubile sûrement de voir le flambeau de l’authentique littérature repris et porté haut avec un si évident talent…
« Parfois, les bons jours, cela arrive : en parlant, on découvre des choses que l’on ignorait avoir à dire. » Nicole Krauss
Extrait ici.
Être un homme (To Be a Man) de Nicole Krauss, traduit de l’anglais (États-Unis) par Paule Guivarch, éditions de l’Olivier, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : En médaillon, photographie de Nicole Krauss par Maria Spann ©The Observer/ Éditions de l’Olivier.