Patrick Corneau

«Ce que les gens souhaitent vraiment, plus encore que l’amour ou le bonheur, c’est la cohérence. En eux, d’abord, puis dans la vie dont ils sont une parcelle ». En lisant ce passage du roman de Nicole Krauss Forêt obscure j’ai eu une sorte d’insight… Un peu plus loin, elle ajoute ceci : « La narration ne supporte peut-être pas l’informe, mais la vie non plus – est-ce là ce que j’ai écrit ? Ce que j’aurais dû écrire, c’est « la vie humaine ». Parce que la nature crée la forme mais la détruit aussi, et c’est l’équilibre entre les deux qui insuffle à la nature une telle paix. Mais si la force de l’esprit humain est sa capacité à créer la forme à partir de l’informe et à empreindre le monde de signification grâce aux diverses structures du langage, sa faiblesse, c’est sa crainte ou même son refus de démolir cette forme. Nous y sommes attachés et redoutons l’informe, on nous enseigne à le craindre depuis notre plus tendre enfance. »
Face à cette réflexion sur notre vital besoin de cohérence, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un rapprochement avec les effets de la canicule sur notre organisme. En milieu dit tempéré, les variations de température ont des effets dévastateurs sur les corps qui, par la fragilité due à leur délicat équilibre homéostatique, sont facilement perturbés. La canicule entraîne des pathologies physiologiques et psychologiques évidentes, reconnues, qui ne relèvent pas d’un simple mal-être. J’entends autour de moi des remarques atterrées sur le vécu de chacun : je suis anéanti, neurones en déliquescence, on patauge dans l’hébétude, conscience comateuse, marasme intellectuel, concentration perdue, aboulie, insomnie, etc. Oui, la chaleur fait fondre physiquement les choses et, certes,  si chacun réagit différemment en fonction de sa complexion, elle désagrège mentalement les êtres vivants… Mentalement, nous perdons les repères qui permettent à nos capacités habituelles de fonctionner. L’informe prend le pas sur le structurel, le construit, les conventions, les habitudes, les traces longuement éprouvées… C’est comme si l’on ressentait les signes avant-coureurs de l’Alzheimer… Tout semble se déliter autour de nous, mais aussi en nous : nous avons le sentiment d’être perdus, égarés dans un no reality’s land méconnaissable, alors nous paniquons.
Je ne ferai pas davantage d’observations sur l’aggravation de cet état de fait – ou plutôt de ce ressenti – lorsqu’aux calamités météorologiques viennent se surajouter les impedimenta liés aux contraintes sanitaires : confinement, restrictions de déplacement et de comportement dans l’espace public, port du masque, etc.
Oui, la canicule et son retour périodique sur le long terme avec le réchauffement climatique, c’est le spectre de l’Informe – ses dérèglements, ses ravages – qui s’annonce. L’antique chemin évènement-conséquence qui menait nos vies individuelles et sociales sera reconfiguré, peut-être défiguré… Cela aura un coût en terme de qualité de vie que nous avons de la peine à mesurer si, comme l’affirme Nicole Krauss, la perte de cohérence est plus dommageable que le manque d’amour ou de bonheur.
Le seul avantage que je vois est le ralentissement que nous impose la chaleur : un garde-fou externe à notre hubris ? Une salubre réaction de la nature à la « mobilisation infinie » ?

Certains trouveront mes alarmes exagérées. Je ne puis m’empêcher de penser que de nombreuses constatations les justifient.

Illustration : Photographie de MLADEN ANTONOV ©AFP.

Prochain billet le 1er septembre (sauf exception).

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Patrick Corneau