H

Histoires d’œil IV – Photographier

Patrick Corneau

« On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit. » Kafka

Je reçois régulièrement des ouvrages de photographie – monographies ou essais – qui me laissent toujours dans le même embarras, moins par les images que par l’impérialisme des discours qui les arraisonnent, les asservissent d’un voile de mots qui souvent occulte sous prétexte d’éclairer ou de valoriser… Ma gêne, en réalité, vient de l’indécidabilité de ce que je lis, induite par la fine pointe d’une subjectivité-reine qui projette sur de maigres, et souvent bien arbitraires ou contingentes traces iconiques, le bon plaisir de ce qu’elle ressent esthétiquement (ou névrotiquement). Par ailleurs la supposée « poésie » de tel ou tel cliché nous touche d’autant moins qu’elle nous est signifiée et donnée à voir ouvertement*.
Que peut une muette image face à la pulsion de sens et sa folle dis-sémination ? Que peut sa radicale taciturnité contre l’homme « plein de désir de dire » comme dit Pascal ?

Au fond, l’image photographique dans son énigmatique présence constitue une prodigieuse pierre de touche du rapport de désir et d’incompréhension mêlés que se manifestent la littérature (la sémiologie) et la photographie comme art mécanique (argentique ou numérique). Radicale incommunicabilité génératrice d’angoisse que l’on essaie de conjurer à tout prix par la signification forcée. Parler de la photographie, quel que soit le schème qu’on lui surimpose, c’est, à bien des égards, construire une certaine fable à propos d’elle, autour d’elle, de son pouvoir et de son impouvoir mêlés. C’est superposer, à l’opaque, à l’indéchiffrable et ontologique mutisme de l’image un mythos : celui de la littérature réécrivant son lien amoureux (ou rancunier**) à cette pratique, qu’il s’agisse de s’en défaire, de s’en dissocier, ou de proclamer une forme de fascination, d’attraction propice à un désir herméneutique ; lequel en proie au démon de l’analogie et à l’abîme des perspectives référentielles est toujours avide de se perdre dans une fusion, une possession identifiante – donc aliénante. Ainsi les « lectures » de la photographie, loin de n’offrir qu’un étoilement potentiellement indéfini de commentaires et méta-commentaires générés par une rédhibitoire aporie***, sont-elles indice critique, révélateur d’un moment de la pensée. Une cartographie de l’intellect s’écrit ainsi dans le jeu dialogique des commentaires qui vont de Walter Benjamin à Denis Roche, en passant par Barthes et ses émules, jusque dans cette réserve – comme disent les peintres de l’espace de la toile laissé intouché par le pinceau – qu’on lit dans l’interstice laissé par leur impossible recouvrement. Là sans doute est le lieu où l’image manifeste la fonction subversive de sa littéralité dans une « apophanie silencieuse » comme le dit si bien Jean Baudrillard.

Jean Baudrillard (1929-2017) était de ces rares intellectuels qui ne cachent pas leur admiration pour la réalité.
Penseur visionnaire et inclassable, Baudrillard était un photographe de talent – alors que la plupart des commentateurs ou gloseurs sur l’esthétique de la photographie n’ont jamais tenu un appareil dans leurs mains. Il a su comprendre que le silence dont s’entoure l’acte photographique est comme le zen qui se veut à la fois en-deçà et au-delà du langage : un appel, si ce n’est un commandement à l’interrompre, l’ajourner voire l’oublier pour accéder à l’« enceinte du secret ». Le moment de la photographie est une forme du satori. Rares sont les esprits suffisamment libre pour saisir le koan qui permet de parvenir à « la porte sans entrée ».
« Résister au bruit, à la parole, à la rumeur par le silence de la photo – résister au mouvement, aux flux et à l’accélération par l’immobilité de la photo – résister au déchaînement de la communication et de l’information par le secret de la photo – résister à l’impératif moral du sens par le silence de la signification. Résister par-dessus tout au déferlement automatique des images, à leur succession perpétuelle, où ce qui est perdu, c’est non seulement le trait, le détail poignant de l’objet (le punctum), mais aussi le moment de la photo, immédiatement révolu, irréversible, et de ce fait toujours nostalgique. Cette instantanéité est tout le contraire de la simultanéité du temps réel. Le flux d’images produites en temps réel, et qui s’évanouissent en temps réel, est indifférent à cette troisième dimension qui est celle du moment. Le flux visuel ne connaît que le changement, et l’image n’a même plus le temps d’y devenir image. Pour qu’une image soit une image avant toute chose, encore faut-il qu’elle le devienne, et ceci ne peut se faire que dans le suspens de l’opération tumultueuse du monde et dans une stratégie de dépouillement. Substituer à l’épiphanie triomphale du sens l’apophanie silencieuse de l’objet et de ses apparences. » Jean Baudrillard, extrait de « La Photographie ou l’Écriture de la lumière : Littéralité de l’image » in L’Échange impossible, 1999, Éditions Galilée.

De consolatione artis – « Le paysage est une chose étrangère pour nous, et l’on est terriblement seul sous les arbres qui fleurissent et parmi les ruisseaux qui coulent. » Rainer Maria Rilke, Paysages, Marguerite Waknine Éditions, 2018.
Lisant cette remarque de Rilke, je me demande si l’abaissement dont la photographie est victime aujourd’hui par le poids même de son usage compulsif, massif, irréfléchi – on dégaine son smartphone comme un chien lève la patte – et ubiquitairement partagé par une foule d’« infra-amateurs**** », ne peut finalement être toléré que si l’on conçoit que photographier n’a d’autre utilité que de nous permettre d’apprivoiser le monde, de nous y sentir moins seuls (quitte à le faire disparaître par cette captation-prédation au profit d’un monde-image sur écran qui le masque et nous en protège…).

On déplore que le réel ait disparu sous le déluge des images (1400 milliards de photos numériques ont été prises dans le monde pendant l’année 2020 dont 85% avec un smartphone). Mais on oublie que l’image elle aussi disparaît dans cette opération (et corrélativement l’œil, disqualifié dans ses capacités à ordonner le monde). C’est moins le réel qui est sacrifié que l’image dépossédée de sa singularité et vouée à une complicité honteuse. Ce n’est qu’en rendant à l’image sa spécificité – son « idiotie » disait Clément Rosset – que le réel lui-même peut retrouver sa véritable image non dévoyée dans l’esthétique, la technique, le poétique, le politique ou l’idéologie. On peut rêver d’une image photographique qui ne serait pas subordonnée à un ordre, qui se révélerait pour ce qu’elle est : l’exaltation de ce qu’elle voit dans son évidence pure, sans intercession, sans concession, sans fioriture, sans pathos. Se jouerait là dans ce dénuement, dans cet abîme de l’indigence, une possible reconnaissance de la merveille du monde. Il m’a semblé trouver dans les campagnes photographiques réalisées dans le Nebraska par l’américain Wright Morris (1910-1998) une expression approchant cet idéal***** : la révélation de ce qui reste indéchiffrable en chaque objet, à la fois imminent et insaisissable, qui relève de l’inhumain et ne témoigne de rien, ou pour reprendre une belle formule d’Hans Belting : « l’énigme d’une absence rendue visible ».

De manière antinomique, la photographie ne cherche-t-elle pas à nous convaincre d’une vérité insupportable donc inaudible : le réel est ce qui n’existe qu’en un seul exemplaire ?

* Elle s’effondre lorsqu’il s’agit d’une photo-numérique dont l’« apparence » n’est que le produit d’un calcul algorithmique sur un code en langage binaire.  Comment accorder la moindre poésie à un fichier dépourvu des moindres attributs sensibles de l’image dont il est la forme virtuelle (calcul), spectrale (data), déterritorialisée (hors-là) ?
** Ce sont souvent des esprits qui aiment le cinéma quand il ne ressemble pas à du cinéma, qui aiment la photographie quand elle ne ressemble pas à de la photographie, qui aiment l’art quand celui-ci ne prétend pas à l’art (ce qui ne les empêche pas d’être de grands amateurs de catégorisations conceptuelles). Manière « époquale » qu’a une classe d’opérateurs intellectuels d’accompagner l’involution de toute forme d’art – autrement dit : sa disparition.
*** « C’est à proportion de sa certitude que je ne puis rien dire de cette photo » écrit Roland Barthes dans la Chambre claire, ou encore : « devant une photographie, le sentiment […] de plénitude analogique est si fort que la description d’une photographie est à la lettre impossible. » (« Le message photographique », Communication, I, 1961). Ces prudences ou préventions ne sont chez Barthes, on l’aura compris, qu’artifice rhétorique…
**** Selon un néologisme créé par André Rouillé dans un essai remarquable La photo numérique une force néo-libérale à paraître aux éditions l’Echappée dont je parlerai prochainement.
***** Le contrexemple absolu, mais qui n’est pas moins intéressant, pourrait être donné avec les photographies très composées de Cindy Sherman dont les travaux questionnent avec une radicalité dérangeante l’usage contemporain de la photographie.

Illustrations : Brownie Kodak modèle « Hawkeye » (« œil de faucon ») 1949 – 1961 (mon premier appareil photo) – photographies ©Lelorgnonmélancolique / Tombstone, Arizona (1940), © Estate of Wright Morris.

Prochain billet mardi 1er septembre (sauf exception).

Laisser un commentaire

Patrick Corneau