La vie des familles n’est pas un long fleuve tranquille où l’on se laisse indolemment porter. On ne le descend pas quiètement comme Rimbaud les « fleuves impassibles »… Le fil de l’eau est aussi erratique et imprévisible que le paysage qui l’a engendré. Il naît invariablement dans un terroir accidenté qui peut être de la petite montagne : sommets et cols sans prétention séparant des vallons ombreux et verdoyants où la vie pourrait être tranquille et même douce s’ils n’étaient tapissés de crevasses, parfois de gouffres où se cachent des secrets – pas toujours honteux – mais où le destin, si ce n’est le péché, veille…
Ce pourrait être le « pays d’en haut » si bien décrit, célébré par Marie-Hélène Lafon où elle situe pour partie le récit de son dernier livre : Histoire du fils chez Buchet-Chastel, en librairie depuis le 20 août.
C’est le treizième opus de l’écrivaine qui, après Joseph (2014), Nos vies (2017) et un vibrant texte d’admiration pour Flaubert (2018), nous embarque cette fois dans une fresque familiale s’étendant sur un siècle d’histoire : 1908-2008.
Tout commence par un drame, le jeudi 25 avril 1908 à Chanterelle, petit village du Cantal. Armand, quatre ans, se réveille, impatient de rejoindre la petite bonne, Antoinette, dans la cuisine, pendant que son frère jumeau, Paul, dort toujours. Ici la vie dans cet hôtel un peu cossu est rythmée par les lessives qui durent deux jours, les colères d’un père tout-puissant et imprévisible, la grande toilette du samedi soir, les dictons de la tante Marguerite et le carillon de la salle à manger qui, quand il sonne la demie de huit heures, autorise Armand à se lever. Dans la cuisine l’eau de la lessive a été mise à bouillir. Quand Armand descend se jeter dans les jambes d’Antoinette, l’élan de ce début de journée « s’achève dans un cri déchiré qui réveille Paul ».
C’est à André que l’on s’attache ensuite, le fils né de Paul Lachalme encore mineur, avec Gabrielle, de vingt ans son aînée, l’infirmière du lycée d’Aurillac où il est pensionnaire. André, enfant « lumière », est élevé à Figeac avec ses cousines par sa tante Hélène, la sœur de Gabrielle, et son mari Léon. André ne sait rien de son père et ne voit sa mère biologique qu’une seule fois par an, pendant l’été, quand elle descend de Paris…
Cette histoire familiale, apparemment banale mais secrètement singulière comme toutes les vies, Marie-Hélène Lafon en remonte le fil d’une génération l’autre. La grande originalité de ce roman est dans la manière choisie pour peindre ces destins. L’écrivaine nous déplace dans le temps avec des sauts de puce selon douze dates. Douze épisodes saisissant avec intensité les divers personnages en nous transportant de manière non linéaire mais avec fluidité dans différents lieux et moments.
C’est d’emblée un peu déconcertant* mais le trouble du lecteur est selon moi astucieusement recherché : subrepticement, l’art de la narration vient nous « coller » à ce récit-puzzle qui, progressivement, se reforme et s’éclaire. Même si les chutes et les transitions entre ces fragments sont particulièrement soignées – tout un réseau de motifs et de reprises venant en effet relier ces morceaux de vie – il laisse néanmoins suffisamment de vides, de silences, pour préserver un certain mystère. Car « on connaît peu de la vie des autres » et les gouffres qu’elle recèle. La romancière s’attache à recoudre par une enquête patiente l’énigme d’une filiation rompue aux origines en utilisant pour nous tenir en haleine le MacGuffin qu’est le portrait « incomplet » de Paul Lachalme. Même si André a trouvé le bonheur auprès de sa famille d’adoption, il faudra plusieurs générations, comme souvent, pour faire sauter les verrous et recoller les morceaux d’une histoire encombrée de non-dits, et « labourée » par le douloureux souvenir du « jumeau supplicié ».
Le récit en forme de boucle se clôt sur un dernier fragment venant répondre au premier : un cycle de cent ans pour revenir enfin, dans le renouveau d’avril, sur les lieux saints de l’origine. Pour retrouver dans « le printemps du monde » ce « royaume » à l’éclat d’éternité, cette Jérusalem terrestre. Entre-temps, la lignée aura essaimé : par une sorte de déhiscence naturelle, la bonne graine aura été projetée du haut-pays natal, Chanterelle, au chef-lieu du département, puis de Figeac à Paris, et finalement dans le lointain exil de la Californie où les petits enfants d’André, des jumeaux (encore) recevront de leur père Antoine des bribes de cette saga dans laquelle le fils aura passé « une vie entière à flairer les traces du père, de loin ou de près, à Paris où dans le Lot ». Histoire du fils se déploie ainsi dans un double mouvement : celui de la filiation dans sa nécessaire expansion géographique et temporelle d’une génération à la suivante, facteur d’une déperdition mémorielle qui impose pour les derniers venus un « pèlerinage » menant en sens inverse au « territoire perché du père » et au pays des mots pour le ressusciter. En filigrane de ce roman se lisent les changements affectant une France rurale qui au long d’un siècle s’émancipe de son sol et transforme parallèlement la condition des femmes : leur univers séculaire – la famille et la maison dont « le berceau tiède » de la cuisine était au cœur de la vie – se fissure, s’affranchit, s’autonomise.
Avec l’écriture énergique, rythmée et serrée, pleine de sensualité qu’on lui connaît (évitant tout lyrisme et tout pathétique), Marie-Hélène Lafon nous introduit dans le quotidien ordinaire de ses personnages, de leurs pensées et de leurs sentiments, dans leur manière de ressentir le monde et de lui appartenir, de faire corps avec lui. Pas de jugement, pas d’interprétation, pas de regard surplombant et pas même de dialogues. Marie-Hélène Lafon nous fait entendre ses personnages par leur seule présence, qu’elle soit langagière, sensuelle ou émotive. Elle se réfère en effet à ce que dit ou ce qu’aurait dit tel ou tel, sachant que les mots de Paul ou d’Armand ne sont pas ceux de Léon, d’Hélène, de Gabrielle ou de Madeleine. Car ils caractérisent chacun dans sa façon d’être, de ressentir le monde : « Léon parle comme ça, il a ses mots à lui (…) ; ce sont des mots qui arrangent les choses, font rire ou sourire et consolent le monde ». Il faut lire l’extraordinaire ouverture du premier chapitre où Armand, quatre ans, nous est présenté dans l’efflorescence des multiples odeurs qui s’offrent à sa jeune conscience, des impressions de lumière qu’il découvre, explore ; ensemble de sensations à travers lesquelles se construit son monde propre, cette insularité première engendrant une matrice, un cocon dont chaque adulte éprouve l’irrépressible nostalgie. Les pages les plus fortes d’Histoire du fils sont celles, nombreuses, consacrées au monde fondateur de l’enfance, que ce soit au travers d’Armand, d’André à dix ans, ou de Paul, l’adolescent lycéen. Des pages pleines de sensualité et de poésie centrées sur l’attente des fastes entrevus de la vie : « Il attend, il sait qu’il faut attendre. Les enfants attendent ». Et ce motif récurrent de l’attente semble l’essence même du désir, de cet appétit de vie ou de gloire qui nous pousse, nous porte vers l’avenir. Particulièrement chez les hommes dont l’adolescence ambitionne une virilité guerrière et carnassière, les femmes se muant en initiatrices sexuelles.
Il faut souligner que les héros masculins du roman, les fils, connaissent une enfance et petite enfance solidement ancrée dans un univers féminin, concret, innocemment sensuel et terrien, dans lequel les pères sont lointains ou absents. La figure du père – et c’est sans doute une part d’atavisme paysan, d’éléments plus directement autobiographiques chez Marie-Hélène Lafon – s’incarne davantage dans un père de substitution comme le débonnaire Léon, ou Pierre le valeureux chef d’un groupe de résistants, ou dans ce « père Michon » enseignant à Paul les Bucoliques au pensionnat (clin d’œil malicieux de Marie-Hélène Lafon au prosateur qui fut son ascendant littéraire). Le père biologique s’avère être, si l’on me permet cette expression, un pater absconditus, taiseux pour ne pas dire mutique, existant surtout symboliquement comme celui qui inscrit dans une lignée, qui rattache au pays d’origine sur lequel il règne. Un père lointain et tout puissant (« Notre père qui… ») donnant une aura sacrée à ce pays de l’enfance, à ce « royaume vert et doré » (qui a peu à voir avec le « vert paradis des amours enfantines » baudelairien), jardin qui est le monde où la lumière ne finit pas, mais dont il faut se détacher, s’arracher (en ne se séparant pas des traces qu’il instille) pour s’inventer ailleurs.
Ce qu’a fait Marie-Hélène Lafon dans son parcours de vie et d’écriture, ne démentant jamais la présence têtue de ce pays premier qu’elle porte en elle, sous la peau, qu’elle sent sous ses pieds ; pays qui n’en finit pas de finir (« et à force de finir, à force de tenir, ne finit pas tout à fait »**) auquel chacun de ses livres est une déclaration d’amour qui nous vaut cette prose dense, chatoyante, pénétrante, incarnée, ici encore majestueusement travaillée*** comme la terre grasse et noire du « pays perdu ».
* Une lectrice-blogueuse qui tricote de scolaires fiches de lecture en agitant mollement quelques neurones dénonce le « caractère décousu du livre » et décrète que dans Histoire du fils : « les chapitres sont dans le désordre » ! Ce qui est stupéfiant aujourd’hui ce n’est pas l’inculture en soi, c’est son aplomb…
** « Le Pays d’en haut » texte de Marie-Hélène Lafon dans Le Pays d’en haut – Entretiens avec Fabrice Lardreau, éditions Arthaud, 2019.
*** La petite réserve que j’avais émise à la fin de ma chronique sur son Flaubert n’a plus de raison d’être : le style de Marie-Hélène Lafon a atteint dans Histoire du fils une maturité et une maîtrise impressionnantes (She killed her darlings !).
Histoire du fils, Marie-Hélène Lafon, éditions Buchet-Chastel, 2020.
Le Pays d’en haut, Entretiens avec Fabrice Lardreau, Marie-Hélène Lafon, éditions Arthaud, 2019. LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : photographie de M.-H. Lafon © Philippe SCHULLER / photographie de la vallée de la Santoire par Sylvain Reyt / Éditions Buchet-Chastel / Éditions Arthaud.
Prochain billet le 5 septembre.