Patrick Corneau

– Cent mille euros, dit le Français, cette maison. Elle est bien située, confortable et vaste ; et il y a un joli parc.
– Non ! dit l’Anglais, soixante mille.
– Vous oubliez, dit le Français, qu’il y a un garage. On a vendu ces jours-ci cent vingt-cinq mille euros une maison beaucoup moins agréable, et à cinq kilomètres de là. Cent mille euros est un prix modéré.
– Non ! dit l’Anglais.
– Je vois, dit le Français, que ce sont les toitures qui vous inquiètent : il y a de petites réparations à faire ; mais elles n’iront pas bien loin. Mettons, si vous voulez, quatre-vingt-dix mille.
– Non ! dit l’Anglais.
– Je ne comprends pas vos objections, dit le Français. Si c’est le manque de vue qui vous frappe, personne n’y peut rien. Mais on se lasse rapidement de la vue. Mieux vaut une maison bien chauffée, claire et spacieuse, sans grande vue, qu’une bicoque avec un beau panorama. Écoutez, je préfère vous indiquer tout de suite mon dernier prix : ce sera quatre-vingt mille, pas un sou de moins.
– Non ! dit l’Anglais.
– Mais j’ai acheté cette maison cent mille euros et il y a moins d’un an, et j’y ai dépensé quinze mille euros pour le chauffage. Le prix que je vous offre est déjà déraisonnable. Vous savez que j’ai besoin de liquidités, il serait cruel de votre part d’insister pour un prix plus bas. Je fais appel au gentleman.
Silence.
Le Français reprend :
– Il n’y a pas de servitude sur cette maison. Elle a appartenu à Corot. La rivière qui passe au fond du jardin est étonnamment poissonneuse. Le climat est excellent pour les enfants. Votre femme m’a dit qu’elle trouvait la demeure charmante. C’est un véritable manoir. Allons, soixante-dix mille.
– Non ! dit l’Anglais.
– Eh bien ! adieu, dit le Français. Vous manquez une occasion splendide. Je vous aurais cru meilleur homme d’affaires. Vous exploitez un malheureux ; je vous aurais cru plus sensible. Vous n’avez en somme rien à dire à tous les arguments que je vous ai donnés : cela ressemble à de la stupidité. Soixante-dix mille ?
– Non ! dit l’Anglais. Le Français rassemble ses papiers avec soin, se lève lentement, va vers la porte, l’ouvre, s’arrête un instant et dit :
– Eh bien ! soixante mille.
Yes ! dit l’Anglais.

Si la carrière de chef d’entreprise d’Auguste Detœuf, polytechnicien et ingénieur général des Ponts et Chaussées, semble aujourd’hui bien oubliée (il fut directeur général de Thomson-Houston et, de 1928 à 1940, le premier président d’Alstom), le recueil de ses maximes et aphorismes compilées par ses amis à la fin des années 30, Propos d’O.L. Barenton, confiseur est régulièrement réédité.
Le dialogue précédent en est extrait (seule la monnaie a été actualisée).
Il offre une sagace et redoutable image d’un certain « esprit français » qui excelle dans la reculade avantageuse (trois pas en avant deux pas en arrière) quand ce n’est pas le renoncement pur et simple et pourrait être aisément transposée de la négociation commerciale à la diplomatie, à l’action en matière d’écologie et à bien d’autres domaines où « l’excellence française » fanfaronne et donne des leçons au monde entier…
Il y a un peu de Bouvard et Pécuchet additionné d’un zeste de misanthropie chez Auguste Detœuf. En 1938, il avait émis cette opinion simpliste mais indicative de l’esprit de son temps et somme toute visionnaire : « Le Français est un paresseux qui travaille beaucoup. L’Anglais un paresseux qui ne fait rien. L’Allemand un travailleur qui se donne du mal. L’Américain, un travailleur qui sait s’arranger pour ne pas faire grand chose. Le Chinois gagne peu, travaille vite et bien, l’avenir lui appartient. »
[Tout sur Auguste Detœuf ici]

Si vous souhaitez approfondir la connaissance de l’esprit d’un peuple tel qu’on se le représentait dans les années trente, Découverte de l’archipel d’Élie Faure est un livre remarquable, injustement méconnu (heureusement réédité en 2016 par les Éditions de l’Amateur). L’historien de l’art y décrypte la culture, l’« âme » (aujourd’hui, nous parlerions d’« identité nationale ») des peuples qui forment le socle de ce grand hospice sanitaire qu’est devenu l’Occident où le principe de précaution, cette dictature de la vie mesquine, étroite et peureuse, a tout emporté. Consacré aux peuples français (« L’âme française ou la mesure de l’espace »), juif, anglais, allemand et russe, Découverte de l’archipel déborde de réflexions, commentaires extraordinairement incisifs et profonds, parfois prémonitoires, en évitant clichés et préjugés, il faut le souligner – même s’il est délicat voire risqué de qualifier une nation, un peuple ou une culture (L’âme juive ou la fureur d’être est le seul exemple où Élie Faure s’égare un peu). Un grand livre, écrit par un des derniers écrivains humanistes, au style inimitable (passionné et lyrique) qui s’inscrit dans la continuité de la pensée de l’historien et philosophe Hippolyte Taine.

Parler aujourd’hui d’esprit français ou (« pire ») d’âme française n’a peut-être plus guère de sens lorsqu’une partie toujours plus importante de nos concitoyens (pas loin d’un quart) est enfermée dans une idée désorientée de la France. Aussi le constat d’une France épuisée que fait la Revue des Deux Mondes du mois de septembre en s’interrogeant sur les causes politiques, morales, institutionnelles de cet « épuisement français » (et ses improbables remèdes) est tout à fait passionnant.

Illustrations : photographie d’Auguste Detœuf (origine inconnue) / Librairie Eyrolles / Éditions du Seuil / Revue des Deux Mondes.

Prochain billet le 9 septembre.

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Patrick Corneau