Patrick Corneau

Comme aux États-Unis où le phénomène existe déjà avec Tom Hanks (des nouvelles publiées en français en octobre 2017 au Seuil), avec Sean Penn (un premier roman : Bob Honey Who Just Do Stuff), de plus en plus de comédiens français s’essaient à la littérature. A l’image d’Isabelle Carré, dont le roman Les Rêveurs (Grasset) fut l’un des succès de la rentrée de janvier 2018. Mais aussi Isild Le Besco, Aure Atika, Hélène Zimmer, Manuel Blanc et beaucoup d’autres… Depuis trois ans, une dizaine d’entre eux s’invite en librairies. Et contrairement à nombre de leurs prédécesseurs, leurs livres ne font pas référence à leurs carrières. Il ne s’agit pas de carnets de tournage, comme l’avait fait Catherine Deneuve, ni de coulisses de plateaux, comme Sylvie Testud, ou de recueils de souvenirs, comme le font de nombreuses personnalités plutôt en fin de carrière. Mais d’ouvrages à vocation littéraire.

Ainsi du roman La distance qu’Alexandre Steiger, acteur, réalisateur de cinéma et comédien de théâtre* avait publié en 2018 aux Éditions Léo Scheer. Récit très ancré dans l’époque puisqu’il dépeignait les réflexions et déboires d’un amoureux délaissé, comédien au chômage et père de deux enfants, en quête insatiable d’élévation – amoureuse, divine ou esthétique. Premier roman remarqué sur la soif d’absolu, ne manquant pas de dérision sur la perte de l’amour et sur ses conséquences, au-delà de l’aspect sentimental très imprégné du barthésien Fragments d’un discours amoureux. Les déboires de ce sous-locataire des sentiments bafoués donnaient tout de même un texte assez drôle écrit dans une langue pleine de verve.

Alexandre Steiger récidive aujourd’hui dans l’humour distancié avec un nouveau roman, Sans Bill ni Murray toujours chez Léo Scheer, où le narrateur n’est pas romantique, ni idéaliste mais franchement dépressif, un parfait looser totalement égaré dans une impasse existentielle. Pour exprimer les sentiments pollués, le gaspillage de l’âme, le fiasco de la « merdonité », Alexandre Steiger a choisi un antihéros sincèrement touchant et même attachant. Voici donc Antoine Taupin, cinéaste raté, décidé à enterrer définitivement ses ambitions. Là, à Villejuif, en banlieue parisienne, entre les barres d’immeubles et les terrains en friche, il traîne son spleen, tandis que s’ouvre devant lui le chantier du Grand Paris. La métaphore de la « ville nouvelle » opère un renversement ironique : tandis qu’on construit de partout un rayonnant avenir urbain sur les restes décatis d’un ancien fief communiste notre « héros », en proie à un énième dépit amoureux, lâche peu à peu prise avec le réel.

« Je vivais dans la somnolence du monde, dans l’embrasure de son épaulement, dont le vantail dormant me protégeait des turbulences du réel.
Je pouvais d’ailleurs me considérer comme étant fou. Je n’avais pas de voiture. J’étais un randonneur. Un rêveur. Je me promenais dans mes pensées. La seule différence, c’est que je n’avais pas été repéré. J’avais échappé à la meute. Je vivais comme un fou solitaire. »

Un jour, aux abords d’un Picard Surgelés, il croit reconnaître la silhouette de Bill Murray, l’immense star américaine, qui s’engouffre dans une limousine avant de disparaître.
Qu’est ce qu’une vedette internationale pourrait bien faire au beau milieu du Val-de-Marne ? Le « Pape de la mélancolie » est-il apparu pour révéler à Antoine le vide de son existence, ou, au contraire, pour le sauver ?
Pour nous tenir en haleine, Alexandre Steiger a disposé un imparable MacGuffin en laissant jusqu’au bout peser un doute : s’agit-il vraiment de Bill Murray ? Nous ne révélerons rien…

Antoine Taupin s’embarque alors dans une quête erratique et déjantée qui lui fait croiser un psychiatre qui parle aux haches, un producteur féru d’ombres japonaises, un chien dominateur stupide, un vieux fan de Johnny à Santiag tandis qu’il essaie de chasser le souvenir lancinant de Maud, l’ex- à qui il « a eu l’impolitesse de n’avoir que son amour à proposer ».
De surprises en calamités, nous le suivons à Angoulême sur le lieu d’un tournage chaotique puis lors d’une escapade à Royan qui vient comme une embellie dans ces tribulations rocambolesques non dénuées de poésie.

La poésie, c’est bien, c’est le charme du tempo, la grâce de l’allure mais au-delà, ou plutôt sous-jacente, il y a l’insistance de quelques choix existentiels. Disons une vie intérieure du narrateur-personnage dans laquelle quelques idées s’entremêlent aux actes, aux sentiments, au monde visible – comme dans la vie !
La clé de cette cavalcade hallucinée nous est donnée dans l’exergue emprunté à Paul Valéry qui s’éclaire et impose sa vérité au fil des pages : « Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. »
Antoine nous confie ce qui pourrait bien être la seule boussole qui lui reste : « Les fantômes, comme les stars, abolissent les frontières, ils ont le don d’ubiquité, ils n’habitent dans aucun lieu, sinon dans l’esprit de ceux qui veulent bien y croire. Ceux dont la vie ne consiste qu’à frôler les ombres, qu’à se laisser guider jusqu’au bord d’un précipice ouvrant sur l’infini. »

Au fond, peu importe que Bill existe avec ou sans Murray, l’essentiel est d’accepter la voix de l’invisible en chacun. C’est la vocation, ce à quoi on se voue – ce peut-être la main invisible de la fatalité, qui peut être fort modeste, et même infime. C’est la singularité de la vie de chacun, la fabrique de la personne. C’est cette part de vie intacte, de non vécu sur laquelle veille l’obscure puissance qu’est le caractère. C’est cette chose oubliée qu’on dénommait jadis « l’âme », c’est notre complexion et son encombrant karma, c’est la seule unité que nous puissions revendiquer. La vérité a deux faces et il est vain de préférer le bonheur au malheur, les deux ont leur intérêt et le second pas moins que le premier semble nous dire Alexandre Murray alias Bill Steiger entre deux swings de golf et une bâfrée de moules frites**. Quitter le jeu (social, sentimental) avec élégance et finesse, telle est l’éthique suggérée ici avec tact ; ce dernier mot, le tact, étant au-delà du bonheur et du malheur comme leur dépassement si l’on veut par la pudeur et la délicatesse d’une attitude que l’on pourrait qualifier de « civilisée ».
Entre la mélancolie – souvenir qui s’ignore (Flaubert) et l’espoir – mémoire qui désire (Balzac), faut-il choisir ?
« I would prefer not to ».
Ah Bill ! Ah humanité !

« J’étais assez fou pour me laisser glisser le long des parois en silicates, pour écorcher mon âme à la surface rugueuse des croyances occultes. J’étais passé depuis longtemps de l’autre côté du miroir. Là où s’inversent les reflets. Où se dessinent les contours de l’invisible. Où les prières prennent la forme de silence. Il suffisait de joindre les deux mains. Comme un appel à un dieu anonyme. S’ouvraient alors les portes du royaume. Celui des fables en forme de songes éveillés, des nuits sans lune suspendues aux branches de l’éternité, où s’allumaient des étoiles au prénom de femme, où des christs aux poignets meurtris avaient des allures de star américaine, où les lunettes noires avaient remplacé les couronnes d’épines. Oui, il était possible que Bill Murray soit apparu aux abords d’un supermarché de Villejuif, comme le Christ avait pu apparaître aux apôtres au bord d’un lac. Il était même possible que Bill Murray soit Jésus en personne. Il suffisait de croire. Et cela ressemblait à se perdre. »

Chez Alexandre Steiger, l’écriture exhale un charme que je n’ai que rarement rencontré ; il a des accélérations scintillantes, audacieuses, pénétrantes qui font mouche du côté du cœur. Un mélange d’élégance et d’insolence, de profondeur et de désinvolture, de légèreté et de chagrin. Bref, il a du style. À notre époque, ce n’est pas forcément recommandé (la fade bénévolence d’Isabelle Carré et ses gentils émois d’adulescente « passent » mieux). La lettre d’amour a posteriori (glissée dans une boîte aux lettres sans timbre et sans destinataire : quelle classe !) qui sert d’épilogue au roman, tellement vraie et légitime dans son désespoir même est à décourager les rossignols… S’il y avait une académie des mélancoliques – chose aussi improbable qu’absurde – où l’on conservât les illusions perdues et les rêves inaccomplis, Alexandre Steiger en serait le secrétaire perpétuel.

Il est possible, il est hélas probable que ce roman passera au travers des filets de l’aveugle et inique « rentrée littéraire ». Nous avons tenté de dire ce qui pourrait rendre sensibles au goût de certains lecteurs le léger, l’élégance, la pudeur, la distance, la verticale solitude, l’aimable dérision, le sourire à peine voilé… autrement dit, le charme indéniable de ce récit à l’humeur toute nervalienne, sans frivolité, sans ressentiment aucun (chose rare), puisqu’il a des manières, sait se tenir et tenir le ton sans pathos ni sensiblerie comme une tâche honorable dont le détachement allègre est profondément réjouissant.

* Alexandre Steiger s’est distingué pour ses rôles au cinéma (L’Ordre et la Morale de Mathieu Kassowitz, Yves Saint Laurent de Jalil Jaspert, Louise Michel de Solveig Anspach…), comme au théâtre (il a notamment joué sous la direction de Denis Podalydés, Alain Françon, ou Vincent Macaigne). Il a intégré la troupe toulousaine des Chiens de Navarre, qui s’est produite aux Bouffes du Nord avec la pièce Jusque dans vos bras. Son premier moyen métrage, en tant que scénariste et réalisateur, Pourquoi j’ai écrit la Bible est sorti en 2017.
** La conversation avec le « Pape de la mélancolie » dans une Clio de location puis en bord de mer m’a furieusement rappelé la scène finale d’Un Beau Soleil Intérieur réalisé par Claire Denis où l’on voit Gérard Depardieu en voyant extralucide débagouler à Juliette Binoche, cinquantenaire larguée, un discours fumeux qui lui prédit un avenir plus radieux avec un « homme de message »… Une parole, quelle qu’elle soit, est un baume quand elle vous est vraiment adressée, quand elle témoigne de la compréhension de l’existence d’autrui selon le souhait de Simone Weil : « Arriver à comprendre totalement que les choses et les personnes existent. Parvenir à cela, ne serait-ce qu’une fois avant de mourir ; c’est la seule grâce que je demande. »

Sans Bill ni Murray d’Alexandre Steiger, Éditions Léo Scheer, août 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie d’Alexandre Steiger source La plateforme des Agences Artistiques / Éditions Léo Scheer.

Prochain billet le 13 septembre.

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Patrick Corneau