« Ce que les livres nous conseillent, c’est de retourner à la bibliothèque, ce que veut la musique c’est qu’on se remette à jouer. »
C’est en musardant dans ma bibliothèque que j’ai retrouvé ce sage conseil d’Horace Engdahl.
J’avoue un faible pour cet écrivain suédois, critique, traducteur (membre de l’Académie suédoise dont il fut, de 1999 à 2009, le secrétaire perpétuel) dont j’avais aimé et défendu le recueil de maximes La cigarette et le néant lors de sa parution en 2014 chez Serge Safran Éditeur et dont Café existence (2015) est la continuation avec la même teneur en érudition et en humour. Une affinité évidente constatée alors, s’affirme et se renforce avec la relecture de ce recueil de fragments et d’aphorismes. Qu’est-ce à dire ? Un mauvais esprit plus sous-jacent que nettement déclaré, un goût passablement baudelairien de déplaire plutôt que de plaire… Tel est Engdahl, tel me fait-il sentir… Un ironiste quelque peu humoriste, un moraliste élégant surtout qui donne à penser à chaque fois qu’il pose sa plume sur le papier. Tant d’écrits paraissent qui, n’ayant que l’apparence de l’originalité humoristique n’offrent à peu près rien à moudre à l’esprit… alors que les fusées d’Engdahl sont d’incessants éclats d’intelligence aussi agaçants que perturbants. Son esprit reste celui que l’on dit de sérieux, tout en n’abandonnant pas la comédie de notre temps ; il en dessine même avec un acerbe dilettantisme les absurdités, les monstruosités (voir son perturbant monologue théâtralisé Le dernier porc)… Cet esprit a donc « de l’esprit » comme on en avait dans les siècles passés. Il nous renvoie à nos classiques (Pascal, La Rochefoucauld, Joubert, Chamfort…) et ce n’est pas le pire des châtiments. Mais il nous en écarte aussi car appliquant l’invitation de Mallarmé à « penser de tout son corps », il est pleinement de notre temps.
J’ai choisi ces deux extraits parce qu’ils me touchent extrêmement : le premier parce qu’il est une charge contre les blogueurs dont je suis (avec le secret et peut-être vain espoir d’un écart qui infirmerait les rageuses critiques d’Engdahl). Le second parce qu’il est une belle réflexion sur l’admiration et l’envie, deux notions phares que j’ai un peu explorées ici et là.
« Les blogs ne rappellent-ils pas le bavardage téléphonique, quotidien, qu’affectionnent les jeunes filles – peut-être aussi les garçons, mais surtout les filles -, où elles décrivent en détail leurs occupations des dernières heures sans même s’écouter les unes les autres ? Cet échange de banalités produit une sorte de fusion, qui est le but même de l’exercice : il ne s’agit pas de parler à son amie comme à un sujet autonome, ni de faire d’une conversation un lieu de rencontre entre Moi et Toi. De même, le blogueur recherche la fusion avec son public. Celui-ci remplit la même fonction que les copains pendant l’adolescence. Le flot de paroles désinhibé propre aux blogs permet de retourner au stade grégaire.
Peut-on rapprocher ce mode d’écriture contemporain de l’essai classique ? Montaigne ne dit-il pas : « Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre » ? Son style familier et relâché constituait, comme le souligne Charles Rosen, une innovation radicale dans les écrits philosophiques, éthiques, historiques et politiques. Montaigne ne pontifiait pas, il conversait avec son lecteur. De prime abord, on pourrait même considérer Montaigne comme le premier blogueur de tous les temps, en dépit de l’époque, celle de Gutenberg. Pourtant, chacun sait d’instinct que ce n’est pas le cas.
Où est la différence ? Les adolescents évoqués fusionnent dans le bavardage pour ne pas avoir à s’observer de l’extérieur. Ils préfèrent rester entre eux, car à peine entrés dans une pièce où s’entretiennent des adultes, ils prennent conscience de leur côté ridicule. Montaigne, en revanche, invite ses lecteurs à l’observer en même temps qu’il s’observe dans le miroir de l’écriture. Il s’expose lui-même en mesurant son expérience personnelle à l’aune de l’enseignement des siècles, celui des auteurs classiques, abondamment cités. La différence entre la logosphère des humanistes et la blogosphère actuelle est donc facile à cerner.
Chez Montaigne, il s’agit d’une auto-observation. Chez les blogueurs, d’un refus de se voir. Les blogs marquent le retour de l’écriture à l’adolescence. » (« Considérations réactionnaires, I »)
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« À la différence de l’envie, l’admiration fonctionne comme un ciment social. Lorsqu’on admire la même chose, on fait corps ; en revanche, deux personnes qui convoitent le même objet ne pourront jamais s’entendre. Il existe dans l’admiration une limite à ne pas dépasser : on ne saurait réduire la distance qui nous sépare de notre idole. L’envie ne connaît pas cette barrière : elle franchit l’obstacle et se sert sans scrupules. Or le butin ne peut revenir qu’à un seul. Entre envieux, aucune entente possible – on s’exècre. (Contrairement à l’idée reçue, l’envie n’a jamais provoqué de révolution.)
La religion a raison de combattre l’envie. (Dans l’Exode, deux commandements sur dix sont dirigés contre elle.) L’admiration est cousine de la foi. Une société dans laquelle on envie beaucoup et l’on admire peu n’a aucune force de cohésion ; elle ne fera pas long feu. »
Illustrations : photographie de Henrik Montgomery / Serge Safran Éditeur.
Prochain billet le 17 septembre.