Patrick Corneau

« Tantôt je peins en un récit
La sotte vanité jointe avecque l’envie,
Deux pivots sur qui roule aujourd’hui notre vie. » La Fontaine

C’est en lisant l’ouvrage de Jean-Philippe Delsol que je me suis intéressé à l’envie – notion cardinale s’il en est – et conséquemment au remarquable essai de la philosophe italienne Elena Pulcini L’envie. Essai sur une passion triste publié en 2013 par les Éditions Le Bord de l’eau. Dans son Éloge de l’inégalité, Jean-Philippe Delsol montre qu’au-delà du ressentiment, comme manifestation passive de l’égalitarisme, l’envie apparaît comme sa motivation active. On ne peut guère comprendre les tensions et les conflits qui agitent en permanence nos sociétés démocratiques (y compris l’actualité la plus brûlante) sans explorer ce vice naturel, identifié par saint Thomas d’Aquin comme l’un des sept péchés capitaux. C’est le grand intérêt de l’essai d’Elena Pulcini que de démonter les ressorts de cette « passion triste », classée juste après l’orgueil dans le septénaire des péchés, le seul dont nul ne peut être fier, et qui ne fait pas jouir – les autres ont leurs excuses, leurs justifications, pas l’envie.

L’envie. Essai sur une passion triste d’Elena Pulcini fait partie de ces ouvrages qui, bien que portant sur un thème classique, parviennent à replacer dans les débats actuels des questionnements anciens et à apporter ainsi une lecture intelligente des maux de notre temps. Bien que d’origine universitaire son style est vif et sa lecture agréable – un souci de lisibilité semble avoir présidé à sa traduction (par Thamy Ayouch) car dès les premières pages les éditeurs précisent : « Cet ouvrage, écrit sous la forme d’un essai, a pris le parti de s’émanciper des contraintes académiques concernant citations, références et pagination ».
Sept chapitres (comme le septénaire !) dont la mention suffit à montrer que l’étude de cette « passion grise » comme l’appelle le philosophe italien Remo Bodei, nous conduit dans un voyage entre diverses époques et traditions philosophiques : « Une passion triste », « Sagesse grecque », « Péchés médiévaux », « Passions modernes, pathologies démocratiques », « Envier et être envié », « Ambivalences post-modernes », puis « Un monde sans envie ? », le tout complété par une bibliographie thématique.

Elena Pulcini qui est professeur à l’Université de Florence et spécialiste des questions passionnelles, ne limite pas sa réflexion à la seule philosophie. Elle invoque tour à tour psychologie et psychanalyse*, sciences politiques et économiques, littérature et cinéma sans pour autant que l’approche philosophique ne soit minorée ; bien au contraire, elle en sort grandement enrichie. Son propos, qui s’appuie notamment sur les épaules de grands noms comme Platon, Aristote, Hobbes, Smith, Kant, Nietzsche, Kierkegaard, Schopenhauer ou encore Lacan, est complété par l’appel fait à des auteurs tels que Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, La Rochefoucauld, Mandeville, Melville ou Dickens.

Qu’est-ce que l’envie ? Qu’est-ce que l’envie n’est pas ? Quelles difficultés posent l’envie ? Et comment y répondre ? Elena Pulcini conduit son essai en cherchant d’abord à démêler les principales caractéristiques de l’envie pour en tracer les contours et les faiblesses. Pour mieux l’appréhender, elle en fait la généalogie à travers ses manifestations (et interprétations) au cours de l’histoire.
Le mot vient du latin invidere qui signifie regarder de travers, d’un œil jaloux et c’est de cette malédiction portée par le regard que viennent les superstitions liées au « mauvais œil ».
Elena Pulcini constate que cette passion, bien que présentant un « caractère fourbe, traître et sournois », est avant tout une passion relationnelle. C’est par le jeu de l’altérité que ce vice émerge chez l’individu : par comparaison avec autrui. Cette comparaison, selon la philosophe, fait de l’envie une « passion sociale » qui ne doit donc pas être confondue avec la jalousie. Essentiellement trivalente, car se limitant à la relation privée concernant trois individus, cette dernière trouve sa forme originelle dans la jalousie amoureuse. Elena Pulcini fait ici de la jalousie un vice moins néfaste que d’autres, et avant tout moins préjudiciable du point de vue social que l’envie. L’opposant à d’autres passions, elle précise : « L’orgueil se satisfait en effet dans la complaisance de sa propre excellence, la colère dans la décharge de l’agressivité, la gourmandise et la luxure dans les plaisirs de la chair, l’avarice dans la possession, et la paresse dans la joie du désœuvrement. Mais l’envie ne se satisfait de rien, elle est douloureuse, mortelle, en premier lieu pour qui l’éprouve ». Elle mord, elle ronge. S’agissant des symptômes de l’envie, elle en distingue un d’essentiel, sur lequel Nietzsche s’est abondamment exprimé : le ressentiment, lequel peut donner lieu « à la médisance, à la calomnie, ou encore au crime ».
Cet avatar empoisonné du désir mimétique (magistralement exploré par René Girard), qui « provient du vertige du manque et de la perte », dit-elle, « est une sorte d’inversion spéculaire de la superbe ». La morsure qu’elle provoque déclenche une passion « implosive » et rentrée, mais qui est toujours liée aux rapports humains les plus proches, de voisinage ou même de parenté. Elle se développe dans l’élément du comparable et du commensurable. On n’est pas jaloux de la fortune de Bernard Arnault, mais l’allure et la beauté, la générosité ou l’intelligence d’un proche peuvent facilement susciter la convoitise à son égard.

Hérodote l’avait remarqué, les hommes sont envieux par nature, et d’autant plus qu’ils sont égaux, voire semblables. Les anciens Grecs avaient même tiré de cette réalité une institution politique, l’ostracisme, qui permettait notamment de bannir les puissants et de remédier ainsi aux inégalités tout en soulageant les envieux. Aristote écrit dans sa Politique : « Si un être dépasse le niveau commun de la vertu et de la capacité politique, on ne peut plus le placer sur un pied d’égalité. C’est un dieu parmi les hommes ». Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet évoquent dans Mythe et tragédie dans la Grèce antique « le sentiment populaire que les Grecs nomment phtonos, à la fois envie et défiance religieuse devant qui s’élève trop et réussit trop bien ». En projetant sur l’Olympe ce sentiment trop humain, les Grecs, dans leur grande sagesse, avaient su faire de l’envie divine une réponse à l’hybris, à la démesure humaine et une sorte d’antidote à la passion létale.

Au Moyen Age, on a développé toute une fantasmagorie autour de l’envie, redoutée comme une menace pour la cohésion de la vie sociale et comme un facteur de désagrégation, de dissolution. Société d’ordres et de corporations, le Moyen Age a rejeté l’envie dans l’enfer des péchés capitaux. Une riche iconographie reflète l’anathème, elle tourne souvent autour de l’œil, comme à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, où un démon plante un clou dans l’œil du pécheur envieux. Le thème est très présent dans le panneau consacré à l’envie du célèbre tableau de Jérôme Bosch, Les sept péchés capitaux. Dante représenta les envieux par cette terrible évocation d’ombres livides aux yeux cousus de fil de fer, dans un univers de désolation qui contraste avec la violence et la brutalité sanglante des forges de Lucifer, lequel fut précipité là pour avoir prétendu devenir l’égal de Dieu, condamné pour l’éternité à rester dévoré par l’envie envers ceux qui jouissent des faveurs divines.

A l’ère moderne, l’envie est considérée par Elena Pulcini comme une « pathologie démocratique », celle que Tocqueville imagine à l’œuvre dans la passion de l’égalité telle qu’elle s’exprime dans notre pays où l’on achève d’éliminer toute velléité d’admiration au profit d’une envie diffuse et générale sur fond d’idéologie égalitariste. « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, dit Tocqueville, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ». Adam Smith a une position plus ambiguë à cet égard. La « main invisible » du marché ignore ce que fait sa gauche et l’envie-émulation (la « bonne » envie) joue un rôle évident et positif à côté de l’intérêt dans cette foire aux vanités. S’il convient de modérer l’ostentation, la complaisance des riches à être enviés est considérée comme la juste rétribution symbolique des efforts fournis pour la conquête de la richesse.

Dans le monde d’aujourd’hui, qui est le monde de la mondialisation, l’envie tend à remplacer le désir (ce qui montre à la fois l’importance et les limites de l’approche girardienne). La puissance de l’envie est universelle car l’envie est un moteur du capitalisme et en même temps celui de l’anticapitalisme. Aucun peuple, aucun groupe, aucun individu n’en est immunisé. La désacralisation du monde, c’est-à-dire, littéralement, sa profanation par les forces techno-économiques a rendu obsolète l’antique maxime de la sagesse populaire et philosophique : se contenter de ce que l’on a. Aujourd’hui, personne ne l’accepte. Et même cette maxime est condamnée comme l’alibi des ordres sociaux les plus injustes. La mondialisation, par ailleurs, ne touche pas seulement les marchandises et les capitaux, mais les affects eux-mêmes. L’envie est agressive, et son agressivité, qui va des massacres de masse à la construction de « vérités alternatives », s’exerce sur tous les registres et dans tous les domaines (milieu universitaire, artistique, littéraire, médiatique…), dans la vie publique comme la vie privée. Sur le plan symbolique, l’arme favorite de l’envieux est la pique, le sarcasme, la diffamation, la rumeur malveillante, le lynchage… À l’époque de Dante et de Giotto, la langue était l’organe nécessaire de la diffamation. Aujourd’hui, la technique a donné à l’envie un outil autrement plus puissant, car il ne connaît ni repos ni limites dans l’espace : Internet et particulièrement les réseaux sociaux où se déverse le mal de la haine ordinaire, désinhibée, décomplexée, ravageuse, parfois mortelle.
S’il est vain d’espérer se libérer de l’envie, « le pire vice de l’humanité » comme le rappelle Hannah Arendt, il est d’autant plus urgent de lire cet essai profond, érudit et engagé d’Elena Pulcini, il nous aide à comprendre pourquoi ces données psychologiques que sont la triade cupidité – orgueil – envie sont désormais dominantes dans le monde d’aujourd’hui qu’elles tendent inexorablement à détruire.

On complétera utilement L’envie. Essai sur une passion triste avec L’envie. Une histoire du mal d’Helmut Schoeck (traduit par Georges Pauline, coll. « Le Goût des idées », Les Belles Lettres, 2019) qui nous propose la première analyse exhaustive de l’envie à travers les temps et selon tous ses modes. Loué par Karl Popper comme un livre essentiel, cet ouvrage qui puise dans l’histoire, la littérature, la théologie, le droit et la psychologie se lit – presque – comme un roman et permet à chacun de mieux se connaître. Un texte aussi fondamental que l’essai d’Elena Pulcini.
* L’ouvrage d’Elena Pulcini est publié chez l’éditeur dans la collection « Psychanalyse, sciences sociales et politiques » puisqu’il présente un contenu éminemment engagé dans ces disciplines.
[Extrait]
L’envie. Essai sur une passion triste d’Elena Pulcini, Éditions Le Bord de l’eau, 2013 et L’envie. Une histoire du mal d’Helmut Schoeck (traduit par Georges Pauline, coll. « Le Goût des idées », Les Belles Lettres, 2019. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations : photographie origine inconnue / Éditions Le Bord de l’eau et Les Belles Lettres.

Prochain billet le 18 décembre.

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Patrick Corneau