Patrick Corneau

Jamais Michel Onfray n’est aussi bon que lorsqu’il reste sur son « cœur de cible », la philosophie. Quand il s’en éloigne et c’est devenu chez lui, plus qu’une habitude, un mode d’apparition et d’occupation du terrain médiatique (et réseautique), il devient inconsistant, flou, versatile et conséquemment peu crédible comme tous ceux qui parlent de tout et de rien davantage par obligation de « place et de face » que par urgente et sincère nécessité*. Ce sont des Zeligs : ils ondoient au gré des vents qui animent la surface de l’actualité et parlent d’autant plus fort qu’ils savent que leurs paroles seront chassées par la prochaine bourrasque…

Disons-le d’emblée, Les avalanches de Sils-Maria. Géologie de Frédéric Nietzsche est un excellent essai sur le nietzschéisme et la réussite d’une personnalité régulièrement brocardée qu’on aimerait moins contempteur-imprécateur et plus écrivain-philosophe.
Invité à Sils-Maria en juillet 2018 pour y donner une conférence dans le cadre de la « Nietzsche-Werkstatt », Michel Onfray part à la découverte des sublimes paysages de la vallée de l’Engadine qui fut un refuge pour Nietzsche. C’est en effet dans cette région des Alpes suisses que le philosophe accoucha de ses œuvres majeures. Séjournant, parcourant et réfléchissant dans ce paysage de montagnes embrumées et de lacs mélancoliques, Michel Onfray propose une généalogie géologique de la pensée nietzschéenne : les montagnes et les lacs sont, entre les avalanches (d’où le titre), les lieux où naît le surhomme qui n’est pas une figure politique mais une figure éthique. Chacun, et chacune, peut être surhomme, il suffit pour ce faire de savoir ce qu’est le réel, de le vouloir et de l’aimer, ce qui conduit à une joie stoïcienne à la portée de tous. Telle est la thèse avancée par Michel Onfray qui opère au passage une dénonciation des usages fascistes ou gauchistes de Nietzsche. Pour nos temps postchrétiens, Onfray propose un retour à la sagesse antique réactualisée, approfondie par ce qu’il appelle le « surstoïcisme » du philosophe allemand.
La démonstration suit un plan en trois parties :
I. Philosopher comme un paysan – Géologie d’une morale
II. Jouir du bonheur vespéral de l’Antiquité – Le surstoïcisme de Nietzsche
III. Lire comme une vache – Qu’est-ce qu’être nietzschéen ?

Plus qu’ailleurs, l’esprit de Nietzsche souffle à Sils-Maria. Mais pour quelle raison ?
Petit rappel historico-biographique. En 1879, Nietzsche, accablé par des migraines, est contraint de quitter sa chaire de professeur à Bâle. Il se réfugie à Venise, Nice ou Turin, mais c’est à Sils-Maria qu’il se sent le plus en paix avec son corps malade et son esprit en ébullition. « Il me semble avoir trouvé la Terre promise », écrit-il à sa sœur, le 24 juin 1879. « Voici l’endroit où je souhaiterais mourir un jour », confie-t-il même à son ami musicien Peter Gast. Il loue une chambre dans la maison Durish où il passe les derniers étés de sa vie, de 1881 à 1888 (sauf en 1882), avant de sombrer dans la démence. En se promenant dans les forêts de mélèzes qui bordent les trois lacs glaciaires en enfilade au fond de la vallée (lac de Sils, lac de Silvaplana, lac de Saint-Moritz), Nietzsche a retrouvé l’inspiration et a rédigé une bonne part de son œuvre, dont Le Gai Savoir (1882), Ainsi parlait Zarathoustra (1885), Par-delà le bien et le mal (1886) ou Ecce homo (1888). Dans le centre de Sils, au 67 de la Via da Marias (« rue des Prairies », en romanche, le dialecte des Grisons), la maison du philosophe, une simple bâtisse immaculée aux volets bleus et au toit d’ardoise, a été transformée en musée (genre Palais du facteur Cheval, déplore Onfray) mais aussi en lieu de séjour pour étudiants et chercheurs. Sa chambre à coucher a été conservée plus ou moins intacte (les murs chaulés que Nietzsche avait fait recouvrir de tentures parce qu’ils l’aveuglaient ont été lambrissés), avec la table de travail recouverte d’une nappe verte (confectionnée à la demande de Nietzsche) sur laquelle celui-ci a écrit Ainsi parlait Zarathoustra. Le philosophe marchait beaucoup, jusqu’à huit heures par jour, une promenade le matin, puis l’après-midi. Régulièrement sur la presqu’île de Chasté, au bout du lac de Sils, où l’on pouvait observer ce promeneur, courbé sur sa canne ou se protégeant du soleil à l’aide d’une ombrelle, affublé de lunettes teintées de bleu (il est « aveugle aux sept huitièmes »). On y trouve, gravé dans un bloc de granit, les derniers vers du « Chant du marcheur de nuit », tiré de Zarathoustra. « Ô homme, prends garde ! / Que dit la profonde mi-nuit ? / Je dormais, je dormais / De profonds rêves, me suis éveillé… »
La légende, attestée par les exégètes et reprise par Onfray, veut que ce soit au bord de ce lac que le penseur allemand ait eu la révélation du concept de l’éternel retour, variation personnelle autour de l’éternité, qui encourage les hommes à mener leur vie « de sorte qu’ils puissent souhaiter qu’elle se répète éternellement », de manière cyclique, « par-delà bien et mal ». Difficile de lui donner tort quand, au sommet du piz Corvatsch (3 451 m), accessible en téléphérique, on contemple les nuages franchir le col de la Maloja, et s’engouffrer tel un serpent dans la vallée : le phénomène météorologique** est si fascinant, presque irréel, qu’on se verrait bien revivre, là-haut, pour l’éternité.

Mais revenons à Michel Onfray et à sa « géologie » de Nietzsche.
L’apport indéniable de son approche est de poser quelques principes méthodologiques appropriés à la lecture de Nietzsche et d’assainir quelques concepts nietzschéens clés.
Méthodologie d’abord : pour comprendre Nietzsche, il faut marcher avec lui, mettre ses pas dans les siens, le suivre à la trace sur les sentiers qu’il a empruntés. Car Nietzsche est moins un esprit qui ratiocine, qu’un corps errant, nomade, apatride, mais surtout souffrant, traversé de multiples pathologies (celles dont il a hérité et celles qu’il provoque par une automédication sauvage), grand sismographe hypersensible – un « athanor » dit Onfray – qui se prépare, tel un chaman, à l’éclair de la révélation. Onfray montre bien le genre de médium qu’est Nietzsche : « sa pensée procède de sensations, d’émotions et de perceptions empiriques ». Ce qu’il propose est une révolution par rapport à l’exercice de la pensée dans la tradition, à savoir « un discours de la méthode qui écarte la raison et le travail a priori de la réflexion au profit d’une extase païenne ». Dès la préface au Gai savoir, en 1882, Nietzsche énonce une vérité que l’institution philosophique comme le rappelle Michel Onfray – qui règle quelques comptes avec elle au passage – « ne parvient toujours pas à avaler et à digérer ». Pour Nietzsche « toute philosophie est la confession autobiographique d’un corps. Or, aux yeux d’un fonctionnaire de la discipline, d’un universitaire, d’un professeur, d’un chercheur payé par le contribuable à chercher plus qu’à trouver, cette vérité met dans une lumière crue et cruelle leur vie de rond-de-cuir, ce qui les relègue loin de la discipline. Comment, dès lors, pourraient-ils consentir à pareille thèse ? » Et Onfray de s’en prendre aux nietzschéens patentés que sont Georges Bataille et Pierre Klossowski, Michel Foucault et Gilles Deleuze, Jacques Derrida et même Maurice de Gandillac (qui traduisit le Zarathoustra…) qui n’ont jamais effectué le voyage à Sils-Maria. Comme dit Onfray « ces gens de texte et d’institution n’avaient aucun souci de l’expérience existentielle que fut la vie de Nietzsche qui s’avère inséparable de sa pensée – ils sont de chaire plus que de chair ».
Autre aspect méthodologique dénoncé par Onfray : ces penseurs en chambre, voués souvent à des commentaires de commentaires, croyaient mieux suivre ce pauvre Nietzsche « en fouillant les poubelles de ses prétendus fragments posthumes – dont beaucoup sont des notes de lecture ou des falsifications écrites de la main même de sa sœur qui fut antisémite et compagne de route des fascismes européens et du national-socialisme ». Manière d’invalider toutes les bévues interprétatives et rejeter toutes les distorsions malveillantes politico-idéologiques (nazification) issues des tripatouillages des notes posthumes et qui ont permis à Elisabeth Förster-Nietzsche d’obtenir à force d’efforts douteux que la notion ontologique (et post-métaphysique) de « volonté de puissance » devienne une notion politicienne. « C’était faire choir l’ontologie dans la fange » dit Onfray que de mésuser d’une notion « qui n’est pas à entendre comme volonté d’empire sur autrui mais comme vérité de l’empire de la volonté ».
L’autre notion dépoussiérée ou plutôt décapée des vernis trompeurs ou falsificateurs est celle d’éternel retour. Là, c’est plutôt les mésusages d’une certaine philosophie gauchiste auxquels s’en prend Onfray qui ne pardonne pas à Gilles Deleuze d’avoir commis « le terrible contresens » qui consiste à affirmer que l’éternel retour chez Nietzsche n’est pas l’éternel retour du même : « Le même ne revient pas, c’est le revenir seulement qui est le même de ce qui revient*** ». Impitoyable, Onfray ajoute « comprenne qui pourra, à l’époque, la dialectique casse des briques et, dans la grande tradition platonicienne, on n’a que faire de ce qui est ! On lui préfère des chimères… »

Je n’ai pas la place de présenter ici et commentez plus avant les correctifs et mises au point apportés par Michel Onfray à des notions majeures déroutées indûment de l’ontologie vers la propagande politique. En les reconsidérant à partir des textes eux-mêmes, à la source, plutôt qu’en commentant les interprétations d’interprétations avec les dérives que l’on sait, Michel Onfray désensable Nietzsche des manipulations et instrumentalisations successives et restitue la puissance éthique de ce penseur si caricaturé notamment dans la notion de surhumain : « Qu’est-ce donc que le surhomme ? C’est celui qui sait : que Dieu n’existe pas parce que tout est immanent, que tout est monisme parce que la volonté de puissance est tout ; que le libre arbitre n’existe pas parce que tout est déterminé ; que tout se répète sans cesse parce que l’éternel retour fait la loi. C’est donc celui qui, sachant tout cela, sait qu’il sait, accepte ce qu’il sait, puis aime ce qu’il sait : il dit oui à tout – sachant qu’il n’a pas d’autre choix… » Cette leçon de sagesse, Nietzsche la résumera dans Ecce homo : « Ma formule pour la grandeur de l’homme c’est amor fati. Il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. »

C’est donc à un « art de bien lire » que nous convie Michel Onfray, art recommandé par Nietzsche lui-même qui prêtait aux vaches le talent qu’il voudrait pour ses lecteurs : celui de ruminer.
« Il est vrai que, pour élever ainsi la lecture à la hauteur d’un art, il faut posséder avant tout une faculté qu’on a précisément le mieux oubliée aujourd’hui et c’est pourquoi il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles », une faculté qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non point, en tous les cas, celle d’un « homme moderne »: j’entends la faculté de ruminer… », La Généalogie de la morale (1887).

Ce petit livre est donc à lire, puis à relire en accompagnement des œuvres de Nietzsche dans une lente, consciencieuse ingestion-régurgitation pour profiter au mieux des sucs de sa roborative substance et nous extirper de la pensée siliconée de nos temps effondrés. Néanmoins, comme dans toute étude un peu sérieuse, il y a des zones blanches, des manques : ainsi Michel Onfray ne traite pas la solitude de celui qui se présentait comme le « vieil ermite de Sils-Maria ». La solitude n’est pas isolement ni aspiration moderne à l’indépendance mais constante « mise à l’épreuve », comme une « expérimentation », comme un Versuch que le philosophe conduit à l’égard de lui-même, pour se détacher de soi – « Ma hauteur, dit Nietzsche, m’ouvre le commerce avec les solitaires et les méconnus de tous les temps » – et se confronter à la diversité des cultures. En son sens philosophique, solitude signifie originalité. Si Onfray fait l’impasse sur cette « passion » ou besoin « extrême » ou « absolu », c’est que lui-même a renié la nécessaire solitude du philosophe pour l’hyper-visibilité histrionique – quasi obscène**** – du pop-philosophe médiatique…

* Le Onfray médiatique renierait-il son nietzschéisme ? « Ce n’est pas à la foule que Zarathoustra doit parler mais à des compagnons », Prologue de Zarathoustra in Ainsi parlait Zarathoustra.
** Merveilleusement filmé par Arnold Fanck, pionnier du cinéma de montagne, dans un court métrage de 1924 qu’Olivier Assayas fait regarder à Juliette Binoche et Kristen Stewart dans son très insipide film, Sils-Maria, tourné en grande partie en Engadine mais dépourvu d’allusion à Nietzsche.
*** Gilles Deleuze, Nietzsche, PUF, 1965.
**** Surexposition qui suscite des envies meurtrières chez les petits maîtres de la pop-filosophie qui, ivres de leur baratin pseudo-profond, veulent mordicus du fond de leur chaise longue balnéaire (ou de leur planche de surf) leur place et leur face dans le marigot des vanités médiatiques. L’une de ces grenouilles filo-coassantes a été admirablement portraiturée par Bruno Lafourcade en « Homme de lettres ». (La pop-filosophie ou pop-philosophie qui consacre la disparition de la philosophie dans les lycées au profit de sa montée dans les médias est à la philosophie ce que le marché aux poissons est à un musée océanographique).

Les avalanches de Sils-Maria. Géologie de Frédéric Nietzsche de Michel Onfray, Gallimard, 2019. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations : photographie origine inconnue / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 22 décembre.

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Patrick Corneau