Patrick Corneau

J’aime les livres intempestifs – terme que j’utilise souvent et que l’on pourra me reprocher, il est moins galvaudé que l’ennuyeux « faire bouger les lignes » des médias. Éloge de l’inégalité de Jean-Philippe Delsol* l’est, il frôle même la provocation dans son titre qui évoque Éloge de la folie, le célèbre pamphlet d’Érasme.
Tout d’abord, une remarque à propos de ma lecture : habituellement, lorsqu’un passage d’un ouvrage me retient par sa pertinence, je place en regard un post-it pour le retrouver et le noter, citer ou commenter. En lisant Jean-Philippe Delsol, l’accumulation de mon assentiment à tant de points de sa démonstration a eu pour effet de multiplier les post-its au point de transformer les marges du livre en une forêt de petites marques jaunes !

Bien évidemment Jean-Philippe Delsol ne va pas se faire que des amis, mais il y a fort à parier qu’il s’en fera davantage qu’on pourrait le penser. Son livre est plus qu’un regard critique sur les impasses de nos démocraties modernes, c’est une petite révolution copernicienne qui remet à leur place quelques vérités inoxydables perdues de vue pour d’humaines raisons, de bien trop humaines dérives…
Le premier mouvement de Jean-Philippe Delsol est de s’insurger contre cette doxa contemporaine qui voudrait que l’égalité soit la mesure de toute chose. Pire, seul prévaudrait désormais l’égalitarisme au point de ne plus vouloir considérer les personnes dans leur identité et leurs différences, mais dans leur conformité à un modèle commun, tous semblables sans distinction de valeur. Mais si les hommes sont tous égaux dans leur dignité, ils sont tous différents dans leurs aptitudes. Par les hasards de notre naissance, de notre milieu familial et social d’origine, des capacités et talents reçus, nous sommes tous « également inégaux ». Cette inégalité de fait qui produit l’efflorescence des singularités, des différences, n’empêche d’ailleurs pas l’harmonie. Jean-Philippe Delsol rappelle que l’égalité est un état et un attribut de la justice et n’est nullement une vertu, c’est à tort qu’on l’a sanctifiée. Suivant l’évolution historique des sociétés dans la construction d’un espace politique, pointant les facteurs déterminants (rôle du catholicisme, de la monarchie absolue, de la centralisation, etc.), il montre que l’égalité en droit a cédé la place à la revendication de l’égalité de condition qui n’existe pas « naturellement » – le chapitre 3, « C’est la faute à Rousseau », règle son compte à celui qui a affirmé l’idée fantasque autant que dangereuse que les hommes à l’origine était « naturellement aussi égaux entre eux que l’étaient les animaux de chaque espèce » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes). L’égalité est ainsi devenue l’obsession maladive de notre monde tandis que pour faire de l’inégalité son bouc émissaire préféré, la jalousie ordinaire et son cortège de récriminations le taraude pour faire de l’inégalité son bouc émissaire préféré.

Certes, l’inégalité peut provoquer des ruptures sociales lorsqu’elle est excessive, mal acquise, usurpée, injustifiée, sans contrepartie pour la société. Mais elle est naturelle au regard des qualités et caractères de chacun. Elle se constitue par la récompense accordée à ceux qui ont innové, travaillé, mérité, épargné plus que d’autres. Jean-Philippe Delsol plaide ainsi pour une « inégalité tempérée » permettant la reconnaissance mutuelle (common decency) plutôt que l’excès d’égalité ou d’inégalité qui, par leur extrémisme, attirent et attisent le mécontentement. A défaut, c’est l’effort qui serait découragé et la société elle-même en pâtirait. Comment élever l’Homme en nivelant les hommes ? Cette inégalité, pourtant criante et insolente parfois chez des héritiers incapables aussi bien que chez des parvenus arrogants, a en effet permis que la pauvreté se réduise, que la vie de presque tous soit plus facile qu’elle n’était, que la planète échappe aux catastrophes annoncées indûment par les faux prophètes** qui depuis Malthus voudraient faire mourir l’humanité pour sauver le monde.

Il apparaît à travers les développements de Jean-Philippe Delsol que l’égalité est une tragédie qui se nourrit du paradoxe de la liberté : « Les hommes libres font tous les jours des choix qui les éloignent les uns des autres et qu’il faudrait leur interdire pour tenter, sans jamais y parvenir au demeurant, d’obtenir une égalité artificielle. La liberté apparaît coextensive à l’inégalité. Il n’y a pas d’humanité sans liberté et pas de liberté sans inégalité. L’inégalité est donc inhérente à l’homme parce que celui-ci construit son humanité par ses choix, par l’exercice de sa liberté qui produit naturellement de la différence et par là même de l’inégalité. La liberté offre des alternatives, ouvre des voies et en laisse espérer d’autres, inconnues, à ceux qui veulent les chercher. Le développement même de l’humanité est une suite d’aventures et de découvertes que la liberté favorise en laissant chacun prendre des chemins de traverse, explorer des voies ignorées, créer de nouveaux produits et émettre de nouvelles idées dont il obtiendra les fruits. »
Jean-Philippe Delsol pense que l’égalité des droits peut faire éclore les talents en donnant leur chance à tous de façon qu’aucun ne soit empêché de s’instruire et d’entreprendre par « l’obscurité » de ses origines. La plus grande égalité est la même promesse confiée à chacun de pouvoir trouver sa voie librement. Le destin de chacun est forcément à la mesure de ce qu’EST chacun. Selon lui, c’est la grande faiblesse de la pensée contemporaine, de cette doxa qui nous est imposée, que de statuer qu’il faut prendre en charge les individus – autrement dit qu’ils ne sont pas en état de réfléchir pour et par eux-mêmes pour faire leurs propres choix. Son point de vue est à l’opposé de tout cela : les gens valent mieux que ce qu’on dit qu’ils valent. Aussi le rôle de l’état n’est pas de nous prendre en charge tous mais d’aider tous ceux qui le peuvent à mieux se construire et ce n’est que subsidiairement – car il faut aussi aider chacun à être solidaire des autres – que l’état doit veiller à ce que personne ne reste sur le bord du chemin… Le rôle premier des pouvoirs publics n’est pas comme on le croit d’assister chacun mais de lui permettre de s’assumer pleinement et librement. C’est donc tout un système, toute une mentalité qu’il s’agit d’inverser pour Jean-Philippe Delsol. Bref, un « changement complet de logiciel ».

Dans un entretien radiodiffusé*** récent à propos de son livre, Jean-Philippe Delsol a fait quelques remarques fracassantes à propos des fameuses (et contestables) « niches fiscales » (230 milliards d’euros soit l’équivalent du budget de l’état !) où gît une forme exemplaire de « mauvaise inégalité ». Il s’en prend avec de très convaincants arguments à l’absence de volonté réformatrice du système général de notre fiscalité et critique sévèrement le projet de réforme des retraites (au nom d’une égalité-uniformisante, il n’y aura que des déçus, c’est-à-dire des individus ayant le sentiment d’être « perdants »). Il fait l’objet, pour Jean-Philippe Delsol, d’un entêtement irréaliste : c’est « le modèle parfait de la fausse bonne idée électorale ». On promet une chose qui paraît merveilleuse dans l’effervescence de la campagne, on se fait élire sur celle-ci et au moment de la réaliser on se rend compte que c’est impossible : « on veut rapprocher des systèmes de retraite si éloignés – existence de multiples régimes spéciaux, disparité des régimes du secteur public et du privé – qu’une telle opération est de l’ordre de l’impossible ».
Jean-Philippe Delsol est pessimiste quant à la capacité d’efficience du politique, même lorsqu’il est animé de bonnes intentions : il reconnaît que l’omnipotence de l’état est telle aujourd’hui que celui-ci fonctionne mal, que les hommes appelés à le diriger et à le faire fonctionner sont de moins en moins « bonne qualité » (il y a des exceptions reconnaît-il) – on se trouve dans un système « un peu inquiétant à cet égard » confie-t-il.
Que ces préventions et craintes de l’auteur ne nous empêche pas de lire ce passionnant essai****. La force des vérités oubliées ou occultées qu’il y déploie et le réel courage qu’il montre à nous dessiller les yeux sont de puissantes incitations à le lire.

* Jean-Philippe Delsol est docteur en droit et licencié ès lettres. Avocat fiscaliste, il s’est toujours intéressé aux idées qui mènent le monde. Il a créé au début des années 2000, avec d’autre professionnels et de nombreux universitaires de différents pays, un think-tank, européen : l’Institut de Recherches Économiques et Fiscales qui étudie et commente l’actualité économique et sociale. Il a écrit de nombreux ouvrages dont, parmi les plus récents, L’injustice fiscale ou l’abus de bien commun (2016) et Échec de l’État (2017).
** Outre Jean-Jacques Rouseau sévèrement étrillé, Jean-Philippe Delsol s’en prend à Thomas Piketty considéré comme un parangon d’idéologie, porteur d’une forme renouvelée du matérialisme scientifique de Marx et ses épigones, dont le caractère scientifique relève de la prétention assénée quand ce n’est pas de l’imposture.
*** Émission « Le grand témoin » du 28/11 sur Radio Notre Dame.
**** Que l’on complétera utilement avec la lecture de Les vertus de l’inégalité de Marc de Vos (Éditions Saint-Simon, 2017), essai qui pourfend les thèses de Joseph E. Stiglitz (prix Nobel d’économie en 2001) et montre que le niveau actuel des inégalités est l’expression des changements structurels dans la croissance : c’est plutôt un effet qu’une cause ; que l’inégalité en tant que telle est avant tout une chance pour le monde moderne et un stimulus indispensable à la croissance.

Éloge de l’inégalité de Jean-Philippe Delsol, Coll. Entreprise et Société, Manitoba-Les Belles Lettres, 2019 et Les vertus de l’inégalité de Marc de Vos, Éditions Saint-Simon, 2017. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations : photographie ©DR Journal L’Opinion / Éditions Manitoba-Les Belles Lettres.

Prochain billet le 10 décembre.

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Patrick Corneau