Patrick Corneau

On en rencontre vraiment beaucoup, ces jours-ci, de ces regards qui refusent de se poser sur ce qui est tout près, là autour d’eux, devant eux. Excepté sur un smartphone devenu comme une extension, un appendice du bras… Dans le métro, les trains, les parkings, les files d’attente, les centres commerciaux : que de regards myopes dans des têtes penchées avec de ridicules bâtonnets blancs leur sortant des oreilles ! À peine conscients de ce qui se passe autour d’eux, absents à eux-mêmes, insaisissables ici, lointains partout ailleurs. Diogène aurait du mal aujourd’hui à trouver un homme, mains libres, vacant, disponible, disons un flâneur… Le monde n’est plus regardé et s’il l’est – souvent par inadvertance – il est repoussé, évacué par trop de filtres, de biais, de conditionnements qui nous renvoient sempiternellement à notre bulle narcissique si confortable, si protectrice… Que dire de la faculté d’attention, progressivement et irréversiblement détruite par l’abus des écrans et qui n’excède guère, dit-on, celle d’un poisson rouge ?

Heureusement, il existe encore des hommes présents au monde, des « témoins capitaux », des contemporains au sens propre et noble du mot, vivant en synchronie avec le réel. Marcel Cohen est l’un d’eux. Pour nous, il arpente le monde, le regarde, le décolle de ses apparences et nous tend un miroir drôle, indiscret, impitoyable, étrange… Il y eut d’abord Faits (2002), Faits II (2007), Faits, III : Suite et fin (2010) qui font figure de manifeste, suivis de Détails, en 2017. Manière de point d’orgue, voici Détails, II : Suite et fin, qui paraît aujourd’hui chez Gallimard. Comme dans les précédents volumes qu’il complète et prolonge, l’auteur explore les mille petits riens sur lesquels nous faisons journellement l’impasse. Qu’il s’agisse des rayures du zèbre, d’une nuit aux urgences d’un hôpital, d’une larve de papillon dans le carnet de travail d’un poète, d’un chalutier arraisonné par un sous-marin ennemi pendant la Première Guerre mondiale, de la vétusté des ascenseurs new-yorkais ou d’une petite fille faisant des pâtés de sable, Marcel Cohen témoigne grâce à une faculté étonnante de discernement doublée d’une force d’introspection inhabituelle du lien caché qui relie la petite histoire à la grande, ce qu’on appelle un fait – qui peut se voir indûment qualifié de « divers » – à l’Histoire. En faisant du détail, et de faits avérés, un passage obligé, il renverse le point de vue habituel et réveille singulièrement le regard et la pensée du lecteur. Il nous rend l’intelligence du monde en déliant l’écheveau des circonstances, des enchaînements multiples, des causes indirectes qui mettent en résonance la partie et le tout, le détail et le tableau d’ensemble. Il nous rend sensible cette contiguïté des choses, à savoir leur dépendance, leur inclusion selon des emboîtements que nous ne soupçonnons pas et qui peuvent se révéler à l’occasion de catastrophes ou d’événements d’ampleur historique.
Quelle relation entre la découverte du monde, la création d’empires coloniaux et l’existence de montres marines ?
Quel lien y a-t-il entre la mort d’un poète qui a décidé de léguer son corps à la science mais se reprendra peu avant de mourir, la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990 et le souhait de ce même poète d’écrire un livre où titre et auteur n’apparaîtraient quasiment pas ? C’est le filigrane extrêmement fin mais lumineusement lisible que Marcel Cohen trace en quelques pages dans ces « Détails ».

Il y a des filiations, des continuités : le passé n’a rien d’obscur, il peut s’éclairer soudainement alors que l’on tient dans ses mains le moulin à poivre pour préparer l’assaisonnement de la salade… Une mince contrariété, très anodine fait brusquement remonter tout un pan de l’enfance avec ses peurs, ses angoisses, ses dégoûts, tout ce lot de misères intimes, impartageables qu’il a fallu surmonter pour devenir un homme ou plutôt celui que Marcel Cohen appelle l’ « homme ». Car comme dans les volumes précédents, on retrouve l’ « homme », autrement dit l’alter ego de l’auteur qui utilise ce mot générique pour assumer l’impudeur qu’il ressent à parler de lui. Manière aussi de signaler au lecteur que le plus singulier en nous – ou ce que nous croyons tel – finit par rejoindre l’universel, le lot commun de l’humaine condition. 

Cette œuvre minutieuse et clairvoyante n’est pas sans m’évoquer dans son projet celle d’un autre écrivain qui se trouve être cité dans Détails, II : Suite et fin : Alexander Kluge. Ce dernier, tout en étant Allemand, a une histoire personnelle et intellectuelle qui ressemble à celle de Marcel Cohen : la Seconde Guerre mondiale a marqué son enfance, non par la disparition d’une grande partie de sa famille avec la Shoah comme pour Marcel Cohen mais par le traumatisme que fut le bombardement de Halberstadt, sa ville natale, le 8 avril 1945 par les Alliés. Raid aérien absurde, inutile, atrocement meurtrier à deux mois de la capitulation (plus de 2 500 tués et 1 500 000 m3 de ruines) auquel il survécut miraculeusement. Kluge reviendra sur cette expérience avec un recul de trente années dans Chronique des sentiments s’efforçant d’y saisir l’« édification organisationnelle d’un malheur » par un traitement que son ami W. G. Sebald (autre écrivain affinitaire) jugea exemplaire. A bien des égards, la forme brisée des écrits de Marcel Cohen et d’Alexander Kluge sont une tentative de réponse à cette conflagration, à ce malheur absolu vécus dans l’enfance. L’enjeu du montage de textes fragmentaires appartenant à des registres aussi divers (souvenirs, faits, chiffres et anecdotes) est de permettre après coup une lecture saine et intègre de l’histoire au travers de sa reconstruction littéraire pour y suivre sa percolation dans le présent, son empreinte persistante – Kluge parle magnifiquement d’ « inquiétance du temps ». La conception « anti-littéraire » et asystématique de la littérature telle que défendue par Kluge jusqu’à ce jour (conformément au vœu d’Adorno, son maître et ami), l’élémentarité de son approche et sa prose uniquement fonctionnelle, s’accordent avec la manière dont Marcel Cohen déploie une attention aux mondes et aux espaces sans faille. Au contraire de Kluge, ce ne sont toutefois pas les grands évènements (bataille de Stalingrad, chute de l’URSS, etc.) que Cohen guette depuis Galpa, son premier recueil de poésie en prose (republié ce mois-ci dans Villes avec deux autres récits, Malestroit et Waïzata), mais ceux qui se nichent en creux du quotidien le plus banal ou de l’objet le plus insignifiant. Néanmoins, pour eux deux l’anamnèse semble une pratique indispensable pour dresser un état des lieux, ouvrir des brèches dans la trame de la réalité avec cette identique manière de relater faits et idées sans dramatiser ni porter de jugement prescriptif, et de traiter en moraliste, mais jamais en moralisateur, les sujets les plus graves et les plus sensibles. 

Avec Gide, ils savent évidemment que « c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature ». Leur laconisme et les effets de distanciation n’accordent en effet aucune place au sentimentalisme. Bien que dénué de provocation, l’arrangement ludique de l’histoire en combinaison avec des énoncés plus factuels, leur variation tantôt grotesque, tantôt comique ou tragique a cependant de quoi laisser perplexe. Il faut voir qu’il s’agit là d’un authentique projet poétique en adéquation avec la dynamique mémorielle, qui ne tient pas uniquement d’une continuité positive et progressive, qui ne s’embarrasse pas d’une linéarité factice. Marcel Cohen quand à lui, consacre la forme courte et disparate comme nouveau genre littéraire ; il érige la digression en objet d’étude : élaguer, décortiquer et observer minutieusement les faits pour en révéler l’éclat. Les rapprocher, les superposer pour faire saillir leur poids, leur permanence, leur efficience. Cette façon de partir du particulier, voire de l’intime, pour englober l’universel s’est illustrée avec Le Grand Paon-de-nuit en 2014 et Autoportrait en lecteur en 2017, deux exemples probants de cette poétique si singulière. On doit aussi à Marcel Cohen un livre d’entretien avec le poète Edmond Jabès Du désert au livre, Belfond (1981) ainsi que de nombreux textes et livres avec des artistes, comme Antonio Saura, Pierre Buraglio, Gérald Thupinier (une anthologie de sa critique d’art Rencontres et Partis pris paraîtra bientôt à L’Atelier contemporain). Et surtout en 2013, Sur la scène intérieure (prix Wepler), un ouvrage dans lequel il convoque plus frontalement ses fantômes en tentant d’en faire des portraits, lacunaires forcément. 

Je n’aurai rien dit du grand art de Marcel Cohen si je ne mentionne pas outre un impressionnant talent de conteur (capable de métamorphoser le détail apparemment le plus trivial), l’exquise poésie qui traverse nombre de ses textes ; ainsi cette traversée de Paris un jour d’hiver entre Batignolles et Invalides où l’évocation des femmes aimées et délaissées par l’ « homme » consonne mélancoliquement avec la succession des paysages urbains dans une poésie d’inspiration toute apollinairienne. « Les sentiments, dit Alexander Kluge, sont les vrais habitants des carrières humaines – ils sont partout, sauf qu’on ne les voit pas. »

Détails, II. Suite et fin de Marcel Cohen, Collection Blanche, Gallimard, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Marcel Cohen par Francesca Mantovani ©Éditions Gallimard / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 7 mars.

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Patrick Corneau