Patrick Corneau

Lorsque j’ai reçu ce nouveau volume de la collection Ainsi parlait chez Arfuyen consacré à W. B. Yeats, Gérard Pfister l’a accompagné d’un mot lapidaire et impeccable pour présenter le prix Nobel de littérature 1923 : « un étonnant bonhomme ».
Son nom certes est célèbre, son œuvre placée très haut, mais qui en France connaît véritablement son itinéraire et sa pensée ? 
J’avais lu, il y a quelques temps, chez La Coopérative sa correspondance avec Dorothy Wellesley, ces Lettres sur la poésie* où l’écrivain vieillissant confie ses derniers secrets sur le processus de création poétique. Et puis, ça et là, quelques poèmes, notamment dans l’essai** qu’Yves Bonnefoy lui a consacré. Mais j’étais loin d’imaginer l’extraordinaire diversité et fécondité de cette œuvre. Car Yeats a abordé tous les genres : essais, théâtre, poésie, mais aussi articles et correspondances. 
La plongée dans cette masse énorme de matériaux opérée par Marie-France de Palacio***, la traductrice, lui permet de démêler dans une présentation claire et synthétique les complexités fascinantes de l’écrivain. Des thèmes marqués à la fois par la passion de comprendre et l’inquiétude spirituelle ainsi que par le goût de la scène et, imprescriptible, l’amour de l’Irlande pour l’indépendance de laquelle Yeats n’a cessé de militer. Nous le suivons à travers ses poses et ses masques, explorant la symbiose compliquée de la vie, de l’imagination poétique et de l’histoire.

D’ascendance anglo-irlandaise William Butler Yeats est né à Dublin le 13 juin 1865. Fils et frère de peintre, il fréquente très tôt un milieu d’artistes et d’intellectuels. À l’enfant imaginatif, succède le jeune homme intellectuellement omnivore et passionnément engagé, animé par ses fortes sympathies nationalistes puis l’homme mûr avec ses désillusions, grand poète en même temps. Protestant irlandais « marginalisé », né dans une classe sociale sur le déclin, une bohème appauvrie, se déplaçant entre Dublin, Sligo et Londres, Yeats éprouva très tôt le besoin de se définir, poussé aussi par des impératifs psychologiques – sa timidité et une haine pathologique du ridicule.
L’artiste et militante politique anglaise Maud Gonne pour qui il éprouva une longue passion et qui devint brièvement sa maîtresse en 1908, influença presque tout ce qu’il fit alors. Dès leur première rencontre, il vécut dans un état de souffrance, et de désir exacerbé. Déesse capricieuse favorable à l’autodétermination irlandaise, elle est associée non seulement aux aspirations nationales de Yeats, mais aussi à ses intérêts occultes (Swedenborg, Helena Blavatsky, la théosophie). Lorsqu’ils concluent un mariage mystique, ils communiquent par la mescaline et le hachisch. Et les visions s’en suivent. Le mariage désastreux en 1903 de l’égérie avec John MacBride, un commandant de l’Irish Brigade, fut un bouleversement. A sa trahison s’ajoutaient son engagement pour un credo politique auquel Yeats n’adhérait plus et sa conversion au catholicisme qui contredisait les intérêts mystiques et occultes qu’il pensait partager avec elle. Yeats conserva des liens avec la plupart de ses maîtresses passées et comptait sur leur amitié.

Yeats eut le génie d’impressionner certaines des personnalités les plus intéressantes de son époque. Le cercle qui l’entourait consistait souvent en personnages hauts en couleurs. Après ses rencontres de jeunesse avec Oscar Wilde et William Morris, le poète pénétra dans les cercles de l’Angleterre édouardienne, dînant avec Asquith, faisant la connaissance du jeune Winston Churchill, devenant, selon les termes d’un de ses biographes : « the prize lion in the Edwardian social safari ». Éclectique dans ses fréquentations, il rencontrait aussi bien Aleister Crowley qu’Edmund Gosse.
On ne peut comprendre l’étrange étrangeté d’un tel esprit sans considérer le penchant de Yeats pour l’occultisme, la mystique et la philosophie qu’il relie à ses autres préoccupations : l’amour, la politique, le théâtre. Son intérêt pour le surnaturel, une constante de cette époque, suggère le titre The Apprentice Mage, référence à la quête de la magie ainsi qu’à ses efforts pour apprendre son métier et pour forger son image publique. A partir de 1911, Yeats prête attention aux révélations issues de l’écriture automatique de Bessie Radcliffe – bien avant que sa femme Georgie Hyde-Lees ne la pratique – et les utilise pour se guider aux moments difficiles. En 1913, il fait appel à un médium pour savoir si sa maîtresse d’alors – l’actrice Mabel Dickinson – est réellement enceinte comme elle le prétend. Quand la réponse négative de l’esprit se révèle exacte, il est convaincu du pouvoir des médiums. T. S. Eliot proclama que Yeats fut « one of those few whose history is the history of their own time ». Yeats fit l’histoire à une époque où se faisait l’histoire moderne et contribua à la formation d’une nouvelle identité nationaliste irlandaise.

Cette collection de fragments permet de prendre pleinement la mesure du caractère versatile et complexe de cet homme immensément cultivé. Sans être une biographie, ni vouloir exposer l’intégralité de l’œuvre (le celtisme de Yeats et son engagement nationaliste ont été laissés de côté au profit de la veine lyrique et gnomique), le cheminement chronologique à travers l’ensemble des écrits (1889-1939) nous présente au final un portrait humain avec toute sa chaleur, ses emportements, ses contradictions, et surtout sa puissance imaginative pour comprendre le mystère de la vie et de la mort. On sent à travers les extraits retenus, une sympathie subtile de Marie-France de Palacio pour son sujet. Bien sûr, on peut plonger dans le continent immense de la poésie, des pièces et essais de Yeats, mais ce compendium est de loin la voie la plus pratique et la plus fiable pour explorer l’extraordinaire richesse de cette œuvre – ceci dans une lecture agréable sans les longueurs de l’exhaustivité ni les pesanteurs de l’édition critique. C’est d’ailleurs toute l’originalité de la collection Ainsi parlait d’y parvenir.

Ce qui frappe à la lecture de ces quelque deux cents fragments est l’intempestivité très actuelle de la pensée incandescente de Yeats. Elle est un viatique pour notre temps comme le résume Marie-France de Palacio : « La révolte de l’âme contre l’intellect, le mépris du factuel, le refus de l’abstraction au profit de la vie et du mouvement, le rejet de l’esprit théorique et dogmatique, la foi en l’émotion et en l’imagination, la primauté de l’invisible, l’aspiration à la beauté spirituelle, à l’élévation, l’irréalité du réel, l’entrecroisement constant de la vie et de la mort : leitmotive qui ne se contentent pas de proposer des issues de secours — vers le haut —, mais suscitent aussi un questionnement intérieur. »
Inutile de dire que la version bilingue permet d’apprécier dans la langue originelle la saveur du style très cursif de Yeats, son génie pour frapper des pensées qui, en introduisant un paradoxe, en formulant une discordance bouleversent nos certitudes, bousculent notre quiétude existentielle. Ce sont des coups de gong qui résonnent longtemps en nous et nous permettent d’entrer en dialogue avec le « moi » profond.
Oui, cet étonnant bonhomme nous réveille, nous rappelant incessamment et urgemment que « Nous commençons à vivre lorsque nous avons compris que la vie est une tragédie ».

* Lettres sur la poésie, préface de Kathleen Raine, avant-propos de Philippe Giraudon, traduit de l’anglais par Livane Pinet-Thélot avec la collaboration de Jean-Yves Masson, éditions de La Coopérative, 2018.
** Yves Bonnefoy, Théâtre et poésie : Shakespeare et Yeats, Mercure de france, 1998.
*** Marie-France de Palacio, qui présente et traduit ces textes, a été pour Arfuyen la traductrice en 2019 de L’Histoire de mon cœur de Richard Jefferies.

Ainsi parlait W. B. Yeats, Dits et maximes de vie, traduit de l’anglais et présenté par Marie-France de Palacio – Bilingue, éditions Arfuyen, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : En médaillon, photographie de W. B. Yeats / Éditions Arfuyen.

Prochain billet le 2 mai.

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Patrick Corneau