Patrick Corneau

Photographier une ville est bien plus concevable, recevable que d’écrire sur elle. L’écriture se déploie sur des profondeurs de temps et de sens qui échappent au centième de seconde du cliché lequel capte une « irréalité ». Seuls le talent du photographe et le regard informé (et vibrant) que nous, spectateurs, portons à l’instantané peuvent faire de cette « irréalité » une image. Une image parlante comme le texte nous parle ; on peut donc les associer, les faire dialoguer. C’est le parti pris de À Belleville de Jean-Pierre Ferrini que vient de publier Georges Monti aux éditions Le temps qu’il fait. Treize photographies de François-Xavier Bouchart (1946-1993) viennent donner un contrepoint dialectique à un texte qui propose de raconter à travers une déambulation aussi vagabonde que poétique sur le laps d’une journée (matin, midi, après-midi et soir), les riches heures d’un des quartiers les plus vivants de Paris.

Jean-Pierre Ferrini vit depuis plus de vingt-cinq ans dans le haut de Belleville, à travers son regard, quotidien, ordinaire (le refus de tout effet, de toute séduction comme chez F.-X. Bouchart), quelque chose se dit de lui-même et de ce quartier de l’Est parisien. Quelque chose qui participe à la fois de l’esprit du flâneur baudelairien (la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel) et du situationniste Guy Debord, soit une psychogéographie qui, englobant les réalités affectives, les états d’âme de la vie humaine, lirait Belleville dans les interstices urbains et les différentes strates historiques (les révolutions et luttes ouvrières), ethniques (les nombreuses vagues d’immigrations), littéraires (Aragon, Gary, Perec, Pennac, Raczymow, etc.), iconiques (Doisneau, Ronis, Bouchart – Jacques Becker, Albert Morice, Maurice Delbez, Pierre Barouh) qui le composent aujourd’hui.

Le livre de Jean-Pierre Ferrini vient compléter une bibliographie déjà riche que j’avais abordée en présentant Heures de Paris : les nouvelles minutes parisiennes des éditions La Bibliothèque. Louis-Stéphane Ulysse arpentait lui aussi son Belleville en le confrontant en miroir aux sept – neuf heures du soir de Gustave Geffroy, bellevillois de la belle époque aussi lyrique que naturaliste. Le différentiel des confrontations que ce soit Ulysse – Geffroy ou ici Ferrini – Bouchart nous remet devant le même constat, empreint – qu’on s’en défende ou pas – d’une inévitable mélancolie : « On doit s’aligner. Mon Belleville ne regrette rien, n’a plus grand chose à regretter. En 1993, le dernier cri du vitrier expirait. Un paradoxe tenace voudrait pourtant que Belleville demeure Belleville et on finira peut-être par détruire ce qui a détruit Belleville en retrouvant des lois plus organiques. Après la Seconde Guerre mondiale, l’heure était à la reconstruction. On manquait d’hygiène, l’environnement était insalubre, les ravages de l’industrialisation, du charbon noircissaient les villes. D’où les luttes. Il fallait loger, loger une population en perpétuelle expansion. La planification familiale primait. Le confort dictait les règles, commençait à isoler, séparer, individualiser les solidarités collectives. »
Oui, la modernité avance inexorablement sous l’injonction du Progrès, à grandes enjambées toujours plus dévastatrices de ce qui faisait chatoyer l’humain dans sa diversité, sa versatilité colorée de traditions, de cultures souvent éloignées les unes des autres pour imposer le grand alignement, la rigoureuse uniformisation exigée par la société de consommation et une politique politicienne de la ville. Cette orthonomisation rendue d’autant plus « nécessaire » que Belleville a la réputation comme le rappelle Jean-Pierre Ferrini d’être un quartier populaire à la tradition contestataire, un quartier « rouge » de Communards, d’Apaches puis de Communistes que « l’hausmannisation de 1860 en quatre arrondissements n’a pas réussi à policer puisque Belleville a continué d’être Belleville, en particulier le bas Belleville, où tomba selon la légende, à l’angle des rues Ramponeau et de Tourtille, la dernière barricade de la Commune. » Le bras armé de l’évolution (involution ?) urbaine étant la collusion entre ces « criminels de paix » que sont comme l’écrivît Daniel Pennac dans Monsieur Malaussène les architectes-urbanistes, promoteurs immobiliers, maires et conseillers généraux – autant de « réducteurs de nids, fauteurs d’exil, pourvoyeurs de crimes ».

Pour avoir moi-même quadrillé depuis 10 ans pedibus cum jambis (et lorgné photographiquement) les lieux décrits dans la dérive belleviloise de Jean-Pierre Ferrini, rencontré ou croisé les mêmes (désormais rares) personnages qui maintiennent l’esprit du quartier (où ce qu’il en reste), je ne peux que confirmer ses inquiètes alarmes et parfois désabusées constatations. Même s’il y a de ronflants projets de mixité sociale (le fameux et galvaudé vivre ensemble) avec de nombreux programmes de logements sociaux, un tissu associatif dynamique, etc., nonobstant cela, la traversée du XXe arrondissement se fait dans un paysage lourdement gentrifié où chacun se terre dans son îlot, barricadé derrière grilles, sas et digicodes dans des rues où la seule présence vivante est celle des guetteurs…

Dans un dernier chapitre intitulé « Coda », Jean-Pierre Ferrini rassemble des remarques éparses, observations, réflexions, interrogations dans une tonalité assez sombre qui semblent refermer la parenthèse Belleville et poser la question d’un après ou d’un au-delà : 
« Plonger dans l’inconnu pour trouver du nouveau. On cherche tous du nouveau. Pas uniquement les artistes, qui le fabriquent trop souvent artificiellement. L’inconnu, c’est ne pas savoir ce qui va arriver, quand et comment par exemple je parviendrai à quitter Belleville, à partir. 
(…) A un moment donné, je crois que le mieux est de foutre le camp. Oui, mais où, où, où ? Comment, comment, comment ? Il ne suffit pas d’attendre de partir, il s’agit plutôt d’écrire cette impossibilité de partir. »
L’ambivalence des sentiments inhérents à l’humeur de l’écrivain n’échappera à personne, elle est assurément à la hauteur de l’attachement profond qu’il a pour Belleville. Le spécialiste de Dante sait bien que Nel mezzo del cammin di nostra vita, il ne s’agit pas tellement de sortir de la forêt obscure que d’en accepter l’obscurité et, tant bien que mal, l’exprimer… Ce sera peut-être l’objet d’un livre à venir. C’est la meilleure chose qu’on puisse lui souhaiter.

À Belleville de Jean-Pierre Ferrini, avec 13 photographies couleurs de François-Xavier Bouchart, éditions Le temps qu’il fait. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : En médaillon, photographie de Jean-Pierre Ferrini ©TQF – photographie de Belleville par François-Xavier Bouchart / Éditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet le 28 avril.

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Patrick Corneau