H

Heures de Paris : les nouvelles minutes parisiennes

Patrick Corneau

Lorsque j’ai reçu ces Heures de Paris : les nouvelles minutes parisiennes, 1900-2020 des Éditions La Bibliothèque, après l’avoir soupesé, humé, tourné, retourné, feuilleté, lu la préface, rêvassé autour des illustrations et photographies, je me suis dit : voilà le livre-cadeau idéal pour un(e) ami(e) ! Que l’heureux récipiendaire soit parisien ou pas, amoureux de notre capitale ou la détestant (ou pire : indifférent), ce bouquin est du nanan…

Décrivons et expliquons d’abord.
Tout part de l’éditeur bien évidemment. Mais avant de parler de Jacques Damade le dynamique directeur des éditions La Bibliothèque, initiateur, concepteur et créateur multitâches (stylo, clavier, mise en page, promotion, etc.), transportons-nous dans le passé…
Un soir de 1898, à la librairie de Minuit, rue de la Chaussée d’Antin à Paris, l’éditeur Ollendorff (Maupassant, Jules Renard, Colette…) imagine Les Minutes parisiennes, un livre qui racontera la capitale heure par heure. Chaque heure est confiée à un écrivain et à un dessinateur (buriniste, aquafortiste, graveur). Un an plus tard, commence la publication de petits livres illustrés, d’une soixantaine de pages, très soignés. Chacun évoque un moment particulier de la vie parisienne : le déjeuner des petites ouvrières, la presse populaire, le Grand Prix de Paris… Ils font voyager le lecteur de l’île de la Cité à Belleville en passant par la Bourse et les Batignolles. De 1899 à 1903, dix ouvrages sont édités. Et puis l’entreprise connaît des difficultés, peut-être parce que ce projet de grande ampleur, de nature polyphonique est complexe à mener collectivement. 

Revenons à Jacques Damade des éditions La Bibliothèque. 
Fin 2018, Jacques Damade conçoit le projet de ressusciter Les Minutes parisiennes avec le concours d’écrivains et d’illustrateurs actuels. L’objectif est de répondre, heure par heure, aux écrivains et dessinateurs de 1899 : Paris 2020 dialoguera ainsi avec Paris 1900.
Huit volumes sont prévus avec 28 auteurs et illustrateurs. Chacun mettra en regard Les minutes parisiennes (textes et images) de 1899 et celles de 2020.
Un financement participatif est lancé en 2019 pour engager la production. 
En octobre 2020, La Bibliothèque fait paraître le tome un.
Un dialogue saisissant s’ouvre entre le Paris 1900 et celui de 2020. 
Premiers spots : Belleville-Ménilmontant, les fortifs, la Gare du Nord, la Bastille et le quartier de Grenelle.

Déroulé de cette flânerie entre deux rives du temps et les quatre points cardinaux de la capitale (la chronologie n’est pas celle du temps ni celle du livre).
– Vers 9 heures du soir, Jean-Philippe Domecq scrute la gare du Nord, son trafic, ses ciels, ses quais depuis la fenêtre de chez lui et répond aux déambulations tardives de Jean Lorrain autour des fortifs. 
– Nadja fréquente un café de la Bastille vers 8 heures du matin, observe, dessine, s’interroge sur son art et voisine avec les 10 heures du soir de Huysmans, et l’ambiance chaude, saturée du bal de la Brasserie européenne sur la Seine à Grenelle. 
– À 7 heures du soir, Louis-Stéphane Ulysse arpente le Belleville qu’il connaît comme sa poche et sa population métissée, ses tribus qu’il confronte en miroir aux sept – neuf heures du soir de Gustave Geffroy, bellevillois aussi lyrique que naturaliste.

Pour des raisons de domiciliation (Paris-Est), je m’attarderai davantage sur Une histoire irracontable de Louis-Stéphane Ulysse.
Disons d’emblée que sa vision est cash. Elle est réaliste et véridique. Je peux l’affirmer car je vis aujourd’hui au cœur du XXe arrondissement et, après m’en être éloigné (comme lui), je fais les mêmes constats. Impression d’ensemble qui relève d’une sensation étrange, comme d’un décalage topographique : « … une ville portuaire, un bord de frontière fantasmé, la Méditerranée au Mexique, La Soif du mal, Wall of Voodoo et Gun club, une épicerie tenue par Akim Tamiroff, un mélange de Vintimille et Tijuana en plus grand, les arrières-cours humides, les orages de juin qui laissent leur couleur sur le bitume, cette odeur acide de relent de batterie éventrée. » Et puis ce qui retient l’œil, ajoute-t-il « c’est la multiplication des magasins bio, le renouvellement des brasseries, comme si les cultures alternatives blanches avaient été digérées, englobées, refinancées, bons points à la clef. Vues de l’extérieur, elles semblent avoir moins de mélange… Les héritiers, le pedigree, la traçabilité propre au bio sans doute. Belleville n’échappe pas à la règle même si la frontière de ce nouveau monde semble, pour le moment, piétiner aux alentours d’Oberkampf. Le Quick est devenu un Sephora mais le Nani et ses cornes de gazelle, sur le boulevard est toujours là. Des falafels à ciel ouvert. » On appréciera le style coloré de Louis-Stéphane Ulysse qui mesure avec perspicacité au fil des vagues migratoires les transformations d’un Belleville où s’affirme « l’âpreté urbaine, confuse, bruyante, débraillée, toujours dans ce brouillard lumineux. Les nourritures abondantes, exotiques, et l’addiction sordide. » Remarquant que Belleville se construit davantage sur un modèle anglo-saxon que français : un bout de New York…
Mais l’explication la plus convaincante est socio-démographique : « Belleville semble condamné à la gentrification généralisée ».
Qu’on me permette de citer intégralement l’éclairante description que Louis-Stéphane Ulysse fait de ce processus si souvent pointé sans être toujours compris : « Finalement, c’est toujours la même chanson qui se joue dans les capitales occidentales. Un quartier en bordel, insalubre, déserté par ses ouvriers, où plus personne ne veut habiter, mais avec une forte capacité d’absorption, des communautés étrangères dans l’obligation d’organiser leur quotidien, des marginaux, des artistes qui apportent la profondeur par le détournement des espaces et parfois des matières, des associations ou des collectifs qui organisent des circuits courts, des artistes plus riches et des économies nouvelles qui viennent s’encanailler le soir, avant de reprendre peu à peu les lieux en faisant grimper les prix. La modernité sans progrès, ligne privée de rails… Sans doute pour ça que ceux de la Petite Ceinture, recouverts de mousse, longtemps abandonnés, puis oubliés, les tunnels qui les abritent, se visitent désormais comme des musées. » Et Louis-Stéphane Ulysse de conclure par cette anecdote bien parlante : « Au bas de la rue de Ménilmontant, une petite agence immobilière façade blanche, store rouge. Je regarde la vitrine. Trente mètres carrés pour trois cent cinquante mille euros… Je demande à la fille à l’intérieur. Elle explique que les prix iront plus haut lorsque les immeubles de marchands de sommeil encore présents ici auront dégagé. Mais il y aura une limite à cause du nombre important de logements sociaux dans le secteur. » Plus inquiétante, cette incidente : après nous avoir confié qu’en 2000 il ne s’était « jamais senti autant en sécurité qu’ici », il déclare « Je me lève. Je n’entends plus Geffroy. Je marche mais je ne le retrouve pas. Le temps nous sépare. Avant, on pensait que tout était possible ; aujourd’hui, on pense que tout est à craindre. » Inutile de préciser que le simple indigène que je suis ne peut qu’entériner cette appréhension…

De ces échos entre quartiers au tonalités si contrastées, de ce choc temporel entre la fin du XIXe siècle et le début du XXIe s’extrait un étonnant précipité, un condensé plein de bruit et de fureur et qui signifie beaucoup… Nonobstant l’alchimie du temps, Paris peut-être change moins que ses Parisiens dont les générations se succèdent par vagues, et infatigablement arpentent sa forme, égrènent et fouillent son intimité. Mélangeant expérience et mémoire, flânerie et rêverie, Heures de Paris en forme le guide singulier et précieux.
Oui, vraiment ce bouquin – malgré masques et bergamasques – est un cadeau !

Heures de Paris : les nouvelles minutes parisiennes, 1900-2020. Volume 1, Collection Capitale, avec des textes de Gustave Geffroy, Jean Lorrain, Joris Karl Huysman,s Louis-Stéphane Ulysse, Jean-Philippe Domecq, Nadja, des illustrations de Joaquim Sunyer, Thomas Beulaguet, Théophile-Alexandre Steinlen, Charles Jouas, Nadja, des photos de Jean Philippe Domecq, Magali Croset-Calisto, présentations de Douban, conception de Maurice Miettte, éditions de La Bibliothèque, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Dessin de Maurice Miette / Éditions La Bibliothèque.

Prochain billet le 17 novembre.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau