Patrick Corneau

Songes et fables je crée sur papier et tandis qu’à ces fables et songes ornés et dessinés je prends si grande part, tel un fou que je suis, j’en pleure et je m’indigne de ces maux inventés.
Mais de lors que mon art ne m’est pas tromperie, en serai-je plus sage ? 
Et mon esprit troublé alors plus apaisé ? 
Ou l’amour, le mépris sur plus justes raisons seraient-ils donc fondés ?
Ah ! Ce ne sont pas seulement les fables que j’écris, ou je chante ; mais tout ce qui est crainte et espoir, tout-cela est mensonge, et délirant je vis !
Le songe est de ma vie le trajet tout entier. 
Oh ! Seigneur, quand le jour du réveil va m’échoir, fais que je trouve enfin le repos dans le vrai.

Ce sonnet de Métastase, poète et librettiste du XVIIIe siècle, est le fil conducteur et le moteur de Songes et Fables d’Emanuele Trevi qui vient de paraître chez Actes Sud. Ému aux larmes, Métastase y exprime sa confusion alors qu’il relit une historiette qu’il vient d’inventer. Le poète se surprend à ne plus distinguer le vrai du faux, les personnages imaginés des personnes ayant vécu, le songe de la vie réelle. Aujourd’hui le paradoxe entre la vie et la littérature qui préoccupait tant en 1733 est devenu, après La vie est un songe ou les dernières lignes de La tempête de Shakespeare, un lieu commun vaguement pirandellien. Pour de nombreux écrivains et pour tous nos contemporains, bref, pour nous tous, il n’y a plus de conflit entre le réel et l’imaginaire. C’est une dialectique totalement dépassée : la fiction, l’artifice, font partie, comme un vêtement, du corps, ils sont le corps. Néanmoins sous la plume d’Emanuele Trevi, ce thème prend de nouvelles couleurs et revient comme un refrain rythmant une méditation narrative extrêmement inventive.

Ce livre au style hybride, versatile déjà installé dans l’œuvre de Trevi (on pense à Quelque chose d’écrit son précédent livre), à mi-chemin entre autobiographie, reportage et essai se trouve être, à l’origine, la réalisation d’une promesse. Celle faite au critique et écrivain Cesare Garboli (véritable monument de la culture italienne de l’après-guerre), qui à la fin de sa vie, demanda à Trevi d’écrire un texte sur le sonnet de Métastase, ce qu’il n’avait plus le temps de faire. Après une longue gestation (Garboli est mort en 2004) Trevi a tenu sa promesse avec ce livre qui est une longue réflexion, un monologue aux accents nostalgiques, sur la vanité de la vie, sur le temps qui passe, sur l’oubli qui emporte tout – hommes et œuvres. Ne cessant de citer les vers de Métastase, Trevi tente de comprendre le rôle mystique et révélateur de l’art, de cerner les « artistes », ces êtres de chair, doués d’une sensibilité hors norme et d’une âme aux trop vifs tourments.

Des arguments qui ressemblent à un prétexte pour revivre sa jeunesse, pour rappeler à la vie des personnages qui lui sont chers, piliers de sa formation artistique et humaine. Nous apprenons ainsi à connaître les fantômes de Trevi, figures plus ou moins importantes du monde culturel italien, tous à lui liés émotionnellement : le photographe Arturo Patten, la poétesse Amelia Rosselli, le critique et écrivain Cesare Garboli dont nous venons de parler. Tous les trois ayant en commun, malgré leurs différences fondamentales, d’avoir fait coïncider vie et œuvre, mais aussi une étonnante unité topographique. Tous les trois en effet habitent ou rencontrent l’auteur à quelques mètres l’un de l’autre, dans le cœur baroque et scénographique de Rome. Métastase est également né dans ces ruelles, aussi ces trois êtres apparaissent-ils sur fond d’un XVIIIe siècle frivole dont l’ambassadeur est ce poète flatteur, léger, à qui le talent est échu par hasard, dans une rue de Rome où son père était marchand d’huile. 

Cette coïncidence géographique révèle la vraie nature de l’œuvre. Biographie intellectuelle, nostalgie, regret. Angoisse due aux prémices du vieillissement. Écouter alors Trevi nous parler de vieux ciné-clubs enfumés, de festivals de poésie pris en otage par des fauteurs de trouble conformistes, de rencontres cocasses avec des personnages hors du commun, prend le charme du témoignage, de l’exutoire autobiographique, de la confidence faite par un inconnu dans un instant hors du temps. 

Songes et fables nous mène haut et loin. L’intelligence sensible de Trevi nous comble de réflexions fines, parfois inattendues, abruptes ou déconcertantes sur bien des sujets avec toujours une pointe critique, une distance ironique. Évoquant la vie quiète de Métastase à Vienne auprès de l’archiduchesse Marie-Antoinette, l’absence de blessures et le plaisir de ce « fonctionnaire de la poésie », il fustige tous les clichés transmis par l’école sur le poète « génie censé croître en se nourrissant de ses propres souffrances ». Emanuele Trevi affirme avec passion, avec rage le droit d’être simplement heureux là où le hasard vous a mis, n’hésitant pas à traiter un professeur de « connard » pour son étroitesse d’esprit ni à prendre à partie directement le lecteur ou la lectrice. On poursuit des débats enflammés avec Trevi en le lisant. Avec une grâce rude, parfois un peu colérique, un rien provocateur il vient faire l’éloge de l’approximation et de l’incertitude contre la tyrannie orthonormée de l’instantané numérique. Nous sommes à Rome, haut lieu du baroque où les images étaient présence réelle, de nature miraculeuse et non les pauvres copies que nous connaissons, dit-il, car elles avaient gardé leur « capacité, en l’occurrence, de saigner, ou de parler, de protéger d’une catastrophe, d’offrir une réparation à l’injustice ». Trevi semble vouloir ranimer le sang du Christ et les colonnes des églises de Pietro da Cortona, pour innerver un passé proche et redonner vie aux artistes qu’il admire contre une culture contemporaine en déshérence devenue plat bavardage, inepte bruit de fond…

Songes et fables magnifiquement traduit par Marguerite Pozzoli distille des idées inédites, dérangeantes, révélant une intuition inouïe sur la perception des œuvres et la connaissance des hommes et des femmes côtoyés : le portrait d’Amelia Rosselli, cette grande dame au regard noir, farouche, hantée par des voix et des fantômes de la CIA est bouleversant, celui d’Arturo Patten* photographe portraitiste à l’éclectique culture humaniste est à la fois tendre et d’une sincérité cruelle.

À ce type de récits délicieusement erratiques, on ne demande ni cohérence ni systématisation, l’humanité nous suffit. Leur poignance est précieuse si tant est qu’une vie passée auprès d’êtres remarquables et à ras des pierres de la Ville Éternelle puisse pas seulement être vécue mais trouver un public capable d’en accueillir les fruits.
* A la fin de Du volcan au chaos, Journal sicilien, Nous (2017) qui est un long et lent pèlerinage sur la tombe d’Arturo Patten, Édith de la Héronnière a fait un beau portrait « indirect » de son ami à partir d’une lecture de son art photographique.

Petit florilège de pensées treviennes :
– Comme les oiseaux qui font leur nid en récupérant çà et là tout ce qui peut leur être utile, nous mettons sur pied une histoire crédible qui tiendra lieu d’antidote à la totale absurdité et à l’indifférence des choses ; personne qui puisse soutenir la vérité, c’est seulement dans notre refuge de fictions que l’existence est tolérable, sinon toujours heureuse, dès notre enfance c’est à cela que nous sommes éduqués, à imaginer, à construire une version narrative de nous-mêmes qui nous préserve du désespoir et de la folie toujours aux aguets.

– Se regarder de l’extérieur est un acte salutaire, une thérapie instantanée d’une grande efficacité. Car nous passons notre vie fermement persuadés d’être un certain type de personne, de faire effectivement ce que nous faisons, d’être préoccupés par les choses qui nous préoccupent. Nous nous soucions exclusivement de notre manutention et de notre fonctionnement, à croire que nous sommes une chaudière. Comment pourrions-nous faire autrement ? La ruche sociale nous assigne des tâches, et la peur tonifiante de ne pas arriver à les accomplir. Aller jusqu’à se mettre des bâtons dans les roues apparaît comme un luxe inutile, un absurde gaspillage d’énergie. Et c’est ainsi que nous adhérons au rôle qui nous a été attribué et que nous finissons par y croire. Mais si nous saisissons au vol, comme le fait Métastase dans son poème, l’occasion fugitive de nous considérer comme si nous étions un autre, nous découvrons quelque chose de comique et d’approximatif et d’irrémédiablement incompréhensible.

– Les passions suscitées par ce que l’on nomme la vie réelle n’ont pas de fondement plus solide que celles provoquées par l’illusion artistique.

– Se plaindre n’a guère de sens : en général, le monde ne change pas par méchanceté, tout au plus, il roule où il peut, si lentement que nul ne s’en rend compte jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que, pour prendre la direction qu’il a prise – va savoir pourquoi –, il a dû se débarrasser de beaucoup de choses et se charger de beaucoup d’autres.

– Être, au sens plein et noble du terme, signifie ne pas aspirer à être quelque chose pour les autres, et même pas pour soi. Ce qui, en nous, est vraiment transcendant et inébranlable, ce qui correspond vraiment à notre nature profonde, à notre vocation spirituelle et musicale, se fout de nous-mêmes comme des autres.

Songes et Fables d’Emanuele Trevi, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes-Sud, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie d’E. Trevi origine inconnue, photographie d’Arturo Patten ©IMEC, photographie d’Amelia Rosselli ©Dino Ignani / Éditions Actes-Sud.

Prochain billet le 13 novembre.

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Patrick Corneau