Patrick Corneau

Lorsque j’ai reçu ce petit livre de Françoise Ascal ce fut une joie de pouvoir retrouver une prose amicale si ce n’est amie. Je ne connaissais pas son œuvre de poète, écrivaine, mais j’avais été extrêmement touché il y a deux ans par son évocation de Corot (La Barque de l’aube – Camille Corot, collection « Arléa-Poche », Arléa, 2018), pas une biographie ni une monographie à proprement parler mais une variation admirative sur l’œuvre et la personnalité du peintre dans une prose fluide, légère, aimante comme la caresse d’un pinceau sur la toile. Une merveille*. 
Et puis voilà chez Al Manar L’obstination du perce-neige, Carnets 2012-2017. Un journal pour faire front. Des notes de résistance aux noirceurs, celles de l’époque (les attentats de 2015, de Nice, migrants) et celles des épreuves intimes. Écrire dans l’accueil de ce qui vient : la maladie, la vieillesse ou la joie « sans pourquoi » des offrandes de la vie dans ses travaux et ses jours. Saluer la beauté passagère, étreindre la vie si fragile soit-elle. C’est ce que tente Françoise Ascal dans ces carnets baignés par les sources tutélaires que sont la nature, la musique, la peinture, les livres, les rencontres. Elle poursuit ainsi une aventure commencée dans les années quatre-vingt, depuis Le Pré (Atelier La Feugraie, 1985) à Un bleu d’octobre (Apogée, 2016)… Une œuvre aboutie (une trentaine d’ouvrages) faite de poèmes, récits, notes de journal, livres d’artistes (avec Alexandre Hollan, Gérard Titus-Carmel, Marie Alloy…) où Françoise Ascal interroge la matière autobiographique, explore la mémoire et ses failles, croisant l’intime et le collectif. Comme dans la plupart de ses réalisations, le questionnement à l’œuvre dans les mots s’enrichit ici d’un dialogue avec les encres de l’artiste Jérôme Vinçon.

Quelques « notes sur les notes » pour dire mon plaisir de lecture avec L’obstination du perce-neige et convier le lecteur à fréquenter ce sensible « baromètre de l’âme »…

Ce qui frappe dans ces notes c’est l’extrême honnêteté de l’écrivaine dans l’expression de ses émotions, réflexions, frayeurs et doutes. Ne pas se laisser emporter par les mots, ne pas se laisser déborder par eux – on sait la tentation du beau dire avant le bien dire, l’appel de la phrase trop belle pour être sincère… Joseph Brodsky déclarait : « Tout poète un peu sérieux sait bien que tout ce qu’il écrit, c’est le langage qui le lui dicte. » Aussi est-il rare de rencontrer un notateur avec une telle probité, qui ne s’en laisse pas conter. Entre la tête froide et l’emportement de la plume, entre la placidité du constat et les facilités d’un langage à la parade, trouver la juste distance qui permet de rendre la ténuité de la nuance, dans sa subtilité, sa fugacité. Être au plus près de la sensation dans son surgissement sans que cette proximité déforme. Suggérer sans appuyer. Là est toute la difficulté.
Parfois le jeu avec le langage est délibéré, recherché, c’est le travail du poète : « Écrit à partir du noir des myrtilles. Le texte m’emporte dans une exploration de substance à la manière des rêveries bachelardiennes. Je laisse les associations venir librement… »

Quand la maladie de vaguement menaçante devient pressante, alarmante, alors les priorités changent : « Écrire n’est pas la priorité. Vivre. Sans souci de « rentabilité » créative. Écouter la rivière. Vivre. » 
Et se tourner vers les autres. Oubli de soi. Puisque les dés semblent jetés. Contre-narcissisme, comme une évidence.  

Urgence de prendre à bras le corps, d’embrasser la vie dans le peu qu’il en reste (ou ce que l’on soupçonne qu’il en reste). Non pas le moment des bilans, le mot est trop tristement comptable mais d’honorer, magnifier ce qui a été vécu. Ainsi une promenade sur des lieux aimés amène des moments privilégiés de jouissance sensuelle (odeurs, couleurs, sons…) lesquels rameutent des souvenirs chers : « Retour de Faucogney en passant par La Mer et Melay. Petite route que j’ai suivie à 30km/h, en absorbant la beauté à chaque virage. Au retour me suis installée au bord du « Ruisseau de la Mer », me nourrissant des odeurs et de ce chuchotis d’eau vive que j’aime tant. J’ai repensé à ce moment où je portais mon fils sur mon dos, âgé de quelques mois, dans une sorte d’havresac. Nous longions la rivière, je lui parlais doucement, lui disais « écoute la bergeronnette », « regarde le miroitement de l’eau ! » et j’avais le sentiment de lui transmettre la meilleure part de moi-même. J’étais certaine qu’il captait le message. Moment de don à mon enfant, dans une rare plénitude. »

Mais la sérénité n’est plus de ce monde, ne peut être de ce monde où désormais la maladie veille, guette, prête à se signaler de la manière la plus inattendue, parfois insidieusement et même sournoisement, par exemple un travail banal de débarras de vieilles toiles et draps ayant appartenu à des parents : « Chères ancêtres, je vous ai assez retenues sous ma peau. Je peux me permettre d’évacuer vos traces. Faire dans la maison ce que mes reins ne parviennent plus à faire dans mon corps. »
Alors on se barde, on se protège mentalement : « Éviter les pensées cathéter. Celles qui flirtent avec le fragile, le menaçant, l’aléatoire. Éviter de penser à l’avenir, il est sans forme. Exilée du corps des bien-portants. La maladie fait peur. Certains amis n’osent plus appeler. Double peine. »

Que faire ? S’orienter vers aimer/écrire : « aimer sans jugement » – « écrire sans attente ».
Aimer sans comparer, sans se comparer : « Il faudrait cesser de penser en terme de comparaison. (…) Chacun est isolé dans ses perceptions, inutile de vouloir faire des hiérarchies. »

S’accorder des temps de latence, d’inactivité où l’on se laisse aller à la « songerie » : « Besoin de me laisser travailler par ce que j’ignore. » La résistance est une force mobilisée pour inverser le cours des choses, pour renverser les fatalités – celle de la maladie notamment. Celle-ci ne devient-elle pas une sorte de propédeutique de la sagesse ? Elle nous force à accueillir «  les dons de l’instant » qui fait « trouver une liberté après laquelle j’ai couru en vain ».

Des moments de paix et d’harmonie reviennent selon les saisons et ponctuent ce journal comme des embellies dans un ciel de tempête – un parmi d’autres : « Grand calme. J’aime ce mois de novembre que beaucoup trouvent sinistre. J’aime ces bancs de brouillard, l’impression de temps suspendu, l’isolement dans le creux chaud de la maison. »

Ce qui sauve : la lumière, ses jeux dans les grands opéras du ciel, la musique (Monteverdi, Schütz, Bach, Buxtehude, Schubert), les fleurs (leur splendeur précaire), les livres (Pizarnik, Bauchau, Quignard, C.-L. Combet, P.-A. Jourdan), un lieu (Melisey et « la prairie »). Les rituels et puis la gratitude. Exactement comme dans le Journal de Gérard Bocholier. Cette consonance ne nous étonne guère.

J’arrête là ne voulant pas alourdir de mes remarques la délicatesse de ces confidences toujours au bord du silence, parfois bouleversantes pour évoquer la maladie, ses douleurs, la sidération devant la mort qui s’immisce…
On l’aura compris ce petit livre est un viatique, il agit comme un baume, son éclat est doux comme celui d’une perle de belle eau – ici pas de rutilances narcissiques pour appâter le chaland… L’obstination du perce-neige comme ce titre l’indique c’est la modestie de la fleur alliée à la verticale poussée de la sève qui, têtue, cherche la lumière, veut la vie. Ce n’est pas un livre pour les unhappy many, ni pour happy few d’ailleurs, c’est un livre d’âme à âme. Non pas tellement parce qu’il nous parle sans complaisance à soi, ni dolorisme de la maladie**, mais parce qu’il est un cheminement, une traversée, une magnifique et courageuse metanoia orientée vers le plein accomplissement de la vie et l’acceptation de ce qui vient – quel qu’il soit – avec un « oui » sans condition***. La dignité de cette simple et forte humanité dans son obstination pour « un désir de vie » commande le plus haut respect, la plus vive admiration.


* Dont il est amusant de trouver des « notes de chantier » au début du carnet de 2017.
** La critique du livre de Ruwen Ogien à la date du 1 février 2017 (p. 111-112) est remarquablement pertinente.
*** Dire « oui » à la vie c’est aussi savoir dire « non » à ce qui la nie : « Le non de la colère, le non de l’énergie de résistance, le non je ne vendrai pas mon âme. » (p, 119). Soit accéder à une « intranquillité heureuse » ?

L’Obstination du perce-neige (Carnets 2012-2017) de Françoise Ascal, éditions Al Manar, Collection Approches & Rencontres, 2020.

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Puisque nous sommes dans les écrits révélant les mouvements d’un monde intérieur signalons l’existence de la revue Les Moments littéraires – la revue de l’écrit intime qui, depuis plus de 20 ans, met en valeur l’écriture de soi en publiant journaux ou carnets intimes, récits autobiographiques, correspondances. Chaque numéro comporte un dossier consacré à un auteur dont l’œuvre offre une place importante à l’écriture intime. Après Annie Emaux, Serge Doubrovsky, J.-B. Pontalis, Charles Juliet, Paul Nizon, Emmanuel Carrère, Boris Cyrulnik, Pierre Bergounioux…, la dernière livraison (n°44) est consacrée à Catherine Safonoff, Grand Prix C. F. Ramuz pour l’ensemble de son œuvre, avec un riche sommaire où l’on trouve les excellents Carnets de Marie-Louise Audiberti.
Tout sur cette superbe revue : ici.

Illustrations : photographie ©Arléa / Éditions Al Manar.

Prochain billet le 9 novembre.

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Patrick Corneau