Patrick Corneau

J’avais lu Gérard Bocholier dans Une anthologie inédite – textes rassemblés par Mathieu Hilfiger publiée en 2017 par les éditions Le Bateau Fantôme. Au sein d’une grande variété de voix, celle de Gérard Bocholier m’avait immédiatement séduit par sa simplicité, sa force contenue, son caractère secret. Ce poète de l’effacement qui sait, d’un recueil à l’autre, figurer le temporel et l’éternel, avait donné l’année dernière deux beaux livres chez Arfuyen : Depuis toujours le chant et une présentation de l’œuvre de Bernanos : Ainsi parlait Georges Bernanos. Il fait magnifiquement retour en cette rentrée avec deux ouvrages : Une brûlante usure, journal 2016-2017 chez l’éditeur Le silence qui roule, suite de son journal primitivement paru chez Pétra (Les nuages de l’âme, journal 1996-2016) et de la poésie stricto sensu avec J’appelle depuis l’enfance aux éditions de la Coopérative.

Le journal est passionnant et je l’ai lu avant le recueil comme dans les restaurants grecs où l’on passe par la cuisine avant de pénétrer dans la salle : on y voit l’alchimie de l’œuvre au noir puis au blanc, la création dans son faire poïétique. Nous surprenons sous forme de notes cursives, de sensations fugaces, de visions fugitives, de climats insistants, de retours de mémoire – parfois de proto-poèmes, les prémisses de ce qui deviendra en bonne et due forme poésie. Pour paraphraser une citation de Jacques Dupin faite par l’auteur, le journal intime noue en fagots les branches mortes pour un feu, le poème, qui viendra ou peut-être ne viendra pas. Ce qui est en puissance, sous forme de traces pourra ou non cristalliser selon une loi de signifiance que le poète ignore. Un travail intérieur, disons une macération où se décante l’infime, le « presque rien » : « Je déplace un objet, ouvre un dossier, parcours un livre, et une heure se trouve presque usée par ce « presque rien » qui voudrait chasser l’ennui. » Ainsi suivons-nous ce baromètre de l’âme selon le titre de la belle étude de Pierre Pachet en ses doutes, ses obsessions, ses humeurs. Parmi ces dernières, la solitude : « La solitude, je l’ai écartée un peu, comme un oiseau de malheur, repoussée dans les ténèbres. Et la voilà qui revient, toujours aussi vorace, à tire d’aile » et la tristesse qui teinte en fond la succession des jours : « Manuel trouve mon journal « triste ». C’est ce fond très lourd et très opaque qui est le fondement de tout : une tristesse qui remonte à l’enfance, que rien n’a jamais pu chasser. »

L’enfance « douce et violente », point nodal, crucial où tout s’origine, l’or et la boue, la tendresse et la haine, la merveille et le mal-être. « À la fin, ne restent au fond du tamis de l’écriture que les plus infimes paillettes. On les regarde de près, elles viennent de l’enfance lointaine, et soudain la vérité apparaît : c’est bien de l’or ! » Remarque confortée par les lectures : « Je lis des Fragments sur la Poésie de Novalis. On y trouve déjà « l’enfance préservée » baudelairienne : « Il y a davantage dans le frais regard d’un enfant que dans le pressentiment du plus hardi des voyants. » Et, dans les Disciples à Saïs, traduit par Gustave Roud : « La Nature se dévoile enfantine à l’enfant et trouve plaisir à se serrer contre son cœur puéril… » ». Le poète n’est pas différent de l’enfant : « Débutant, il complique tout. Il lui faut bien toute une vie pour pouvoir écrire simplement. Comme si les épreuves dénudaient, dégageaient enfin l’essentiel. »

Évocation des heures heureuses, celles « passées à lire contre le fourneau brûlant de ma grand mère, peut-être les plus heureuses de ma vie. » Mais aussi permanence d’une ineffaçable mélancolie suscitée par un sentiment d’écart, d’inadaptation, d’abandon-trahison, d’absence toujours déjà là… « À l’origine de toute création d’Art, n’y a-t-il pas un défaut d’adaptation à la vie ? Et peut-être une plaie qu’aucune œuvre ne peut jamais cicatriser ? »
Trois choses sont là pour sauver le monde, le rédimer : la musique, les fleurs et la lumière en ses multiples épiphanies selon les lieux, les heures, l’état du ciel et les saisons. Gérard Bocholier nous offre de picturales évocations météorologiques qu’une écoute musicale vient accompagner et parfois magnifier : « Les premières mesures de l’Art de la fugue, et tout s’apaise, s’éclaircit, rentre dans son ordre. » – « Bonheur du petit jour voilé de brouillard. Tout se resserre, l’esprit semble pouvoir se concentrer plus aisément. J’écoute des chœurs de jeunes garçons chanter Bach. »

Le diamant d’une subjectivité traçant un chemin entre déréliction (« Certains jours, je m’efface ; d’autres jours, je m’effondre ») et passage d’embellies, ponctué de pensées brèves en résonance avec des citations de grands noms (Cioran, Reverdy, Celan, Guerne, Grosjean, Anne Perrier, Jaccottet…), voici ce qu’offre à la lecture Une brûlante usure. Peu de remarques sur l’actualité et pour la meilleure des raisons : se garder « des allongeailles, des clichés », ne pas débagouler indûment ni bavarder oiseusement (ce qui n’interdit pas d’incisives allusions : « Nous avons nos précieuses ridicules (des deux sexes). Après qu’elles ont parlé de « progressisme » et de « vivre ensemble », on ne sait jamais ce qu’elles ont dit. Beaucoup béent d’admiration devant elles »). Car la devise du poète est de « vivre dignement dans l’incertain » (formule empruntée à Jacques Chardonne) et cela seul suffit pour une vie.

Le thème séminal de l’enfance si fortement présent dans ce journal offre évidemment la transition et surtout justifie l’existence du recueil J’appelle depuis l’enfance. Souvenirs prégnants de la maison familiale avec « ses odeurs envoûtantes, grisantes » chargées d’images tendrement chaleureuses qui appellent une indicible nostalgie. Les êtres chers ne sont plus, les lieux, les pierres leur survivent et réclament leur dû de considération avec une pesanteur, une insistance douloureuse : « Je devrais aller à Monton et je n’en ai pas la force. Le cimetière, les tombes, la maison qui est une nécropole de poussière, le jardin dévasté, tout cela me pèse et m’angoisse. (...) ». Suivra le coup de grâce des « armoires éventrées » et du « pillage » de l’antiquaire…

Prendre congé d’une maison familiale peut-être l’occasion d’un retour sur l’enfance mais c’est aussi pour Gérard Bocholier le moment d’adresser à l’enfant qu’il fut cette question anxieuse : lui est-il demeuré fidèle ? 
Aussi la première partie de J’appelle depuis l’enfance, la plus ample, est un hommage rendu par « L’enfant de septembre » aux lieux et aux êtres qui ont bâti sa personnalité. D’eux provient l’héritage immatériel qui a nourri sa sensibilité et fondé sa vocation poétique. Leurs travaux et leurs jours étaient un silencieux enseignement : « Y eut-il plus belle école ? » À ces âmes simples qui composaient pour lui un riche « livre de présences », entre Auvergne et Franche-Comté, l’auteur rend hommage dans des poèmes pleins de cette mélancolie rêveuse qui colore bien des pages du journal.
Dans la deuxième partie, « Qui j’étais », le questionnement se fait plus pressant au souvenir du douloureux passage de l’enfance à l’adolescence, quand les « rôles » que l’on croit devoir tenir en enfilant un habit de singe ou en nouant les fils de la marionnette constituent un « théâtre d’illusions » où l’on pourrait se perdre. La vérité du moi à venir se voile et se dévoile en même temps :

Toujours je m’étonne
Du garçon étrange
Croisé sous les porches
Qui me ressemblait

J’ai bu toute honte
Étouffé mes plaintes
Qu’aurait-il pensé
De cet égaré ?

C’est cette vérité intime où une certaine tristesse semble n’avoir jamais cessé que la poésie aura pour tâche un jour d’exhumer, de purifier, au plus près de la prière, pour la transformer en offrande.
Les lecteurs de Gérard Bocholier reconnaîtront dans les 33 poèmes de la troisième partie, tous composés de deux quatrains, un prolongement des trois livres de Psaumes qu’il a publiés ces dernières années chez Ad Solem (Psaumes du bel amour, 2010 / Psaumes de l’espérance, 2012). Ces « Chants pour la fin » sont à lire comme des sorte de « poèmes-prières » qui offriraient la satiété et, sous l’autorité d’une foi vive, feraient figure de préparation à l’entrée dans l’éternité :

Veilleur dans un paysage
De tristesses apaisées
J’avance vers le sommet
D’où tous les morts nous regardent.

Pour conclure, je voudrais émettre une opinion qui sans doute ne plaira pas. J’ai toujours eu un peu de mal avec la poésie en tant que genre et activité dédiée (sans parler de « profession »). Je ne trouve pas particulièrement de la poésie dans les poèmes et ne suis pas le premier à le dire. Henri Michaux* l’a dit de manière abrupte : la poésie est un « impondérable » qui se rencontre dans n’importe quel type de création artistique ou pas (« un tableau, une photographie, une cabane »), elle vient par surcroît et ne peut être le résultat d’un acte délibéré. C’est, dit Michaux, « un cadeau de la nature, une grâce, pas un travail », il ajoute cette remarque implacable : « la seule ambition de faire un poème suffit à le tuer ». Aussi ai-je trouvé plus de poésie dans bien des pages du journal de Gérard Bocholier que dans le recueil comme tel où l’accumulation, la concentration et la répétition formelle fatiguent, usent en quelque sorte, voire diluent, la vertu poétique.
* Dans Panorama de la jeune poésie française de René Bertelé (Robert Laffont, 1942), voir aussi Henri Michaux Œuvres complètes tome 1, La Pléiade, pages 690 et suivantes.

Une brûlante usure, journal 2016-2017, Éditions Le silence qui roule, 2020.
J’appelle depuis l’enfance, Éditions de la Coopérative. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : photographie © Éditions de la Coopérative / Éditions Le silence qui roule – Éditions de la Coopérative.

Prochain billet le 16 octobre.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau