Patrick Corneau

Les années Combat 1945-1951 constituaient en 2018 le premier des trois volumes de Soixante ans de journalisme littéraire de Maurice Nadeau publiés par Gilles Nadeau son fils. Paraît aujourd’hui le Tome 2 : Les années Lettres Nouvelles (1952-1965), lequel rassemble les textes parus de 1952, année précédant les premières publications de la revue Les Lettres Nouvelles, à 1965, année précédant la publication du journal La Quinzaine littéraire (fondée le 15 mars 1966), en attendant un tome 3 qui proposera tous les textes de La Quinzaine écrits par Maurice Nadeau entre 1966 et 2013, année de sa disparition.
Deux pavés (1 471 et 1 600 pages !) qui constituent ce qu’il faut bien appeler un monument. Oui, monument non pas au sens funèbre et commémoratif mais bien architectural : soit un édifice imposant sur lequel on peut s’appuyer pour prendre la mesure (et peut-être refonder) ce qui paraît un champ de ruines : la littérature telle qu’elle s’offre à nos yeux aujourd’hui.
Certains jugeront mon propos excessif ; mais il suffit d’ouvrir le sommaire des œuvres et l’index des noms de ce nouveau volume pour être saisi par le prestige des écrivains qui se succèdent au fil des pages et des années. C’est proprement étourdissant. Sont présents tous les écrivains majeurs constituant le terreau sur lequel nous peinons à voir fleurir des surgeons d’une égale teneur.

Mais replaçons la figure et le parcours de Maurice Nadeau dans le présent contexte de ce tome 2. Dans le volume précédent on voyait le jeune Nadeau s’essayer à tous les genres de journalisme, de l’étude savante ou militante au portrait, mais aussi à la polémique et au courriérisme littéraire. C’étaient les années d’après-guerre où s’imposaient des engagements externes, pour faire que la Résistance ne devienne pas un vain mot. Il fallait ressouder la communauté autour de valeurs partagées et Maurice Nadeau savait qu’il devait tenir l’équilibre entre la défense d’une littérature engagée et la promotion d’une littérature exigeante et moins directement en prise sur la réalité. Avec les années 1952-1965, que racontent ce deuxième volume, Maurice Nadeau, devenu un critique littéraire influent, va devoir lutter pour gagner les formes et les lieux garants de son indépendance. S’il reste étroitement lié aux éditeurs et aux journaux qui lui font confiance, avec la création des Lettres Nouvelles il trouve un refuge qui est en même temps un formidable terrain de jeu littéraire et politique. Il y prend position très tôt en faveur de l’Algérie et le terme d’indépendance est bien, au plan personnel comme au plan collectif, le maître-mot de cette période.
Ce qui est passionnant à se plonger dans cette somme qui est autant un journal intime qu’une encyclopédie (on peut aussi lire ce livre via l’index et cela est véritablement magique) c’est de suivre pas à pas l’éclosion et la confirmation d’un destin hors norme. De toucher en direct, à la « présence », à l’ici et maintenant d’un devenir journaliste, critique puis éditorial. Un work in progress, ou plutôt life in progress, un en attendant Nadeau (titre de la revue qui se propose de préserver l’esprit de ce que fut La Quinzaine littéraire) qui nous fait passer d’un Nadeau l’autre… Car l’homme était à la fois un, et combien ! dans ses convictions, engagements, conception et vision de ce qu’est la littérature et pluriel dans ses curiosités, talents et réalisations éditoriales.

Pour nous en tenir au critique littéraire, quelques éléments instructifs et édifiants.
En 1952, Maurice Nadeau avait fait parmi ses articles une sélection des meilleurs portant sur la littérature française : Littérature présente (chez Correa) et il l’avait ouverte par une préface sur la critique. Il examinait toutes les postures depuis Sainte-Beuve pour arriver à cette profession de foi : « Je n’ai ni doctrine ni système ». Il y définissait le critique comme « femme de charge dans un intérieur bien tenu » et son dernier recueil s’intitulera Serviteur (2002). C’est dire combien Maurice Nadeau avait la sagesse de reconnaître les limites du métier. Celui-ci requiert une certaine humilité par rapport aux véritables créateurs : un critique commente une création, cela ne fait pas de lui un artiste fut-il des plus talentueux, des plus aigus, des plus libres (tels Matthieu Galey, Angelo Rinaldi, Hector Bianciotti, etc. on aurait du mal à citer de plus récents). Ne jamais oublier ce que Thiphaine Samoyault rappelle à juste titre dans la préface du tome 1, à savoir que la critique est « un art modeste, entièrement dépendant des autres, de ceux qui écrivent ». Maurice Nadeau savait ce qu’il convenait de dire et de taire, non par autocensure ou crainte de déplaire mais par souci de ne pas perdre son temps, son énergie, son espace avec, comme on dit aujourd’hui, des « produits éditoriaux ». Ce tout-venant fait de livres de divertissement (non-littérature) qui ne sont qu’un des visages de la mascarade générale ayant généré non seulement un public de purs consommateurs mais aussi un journalisme littéraire ad hoc, parfaitement adapté et efficient dans la boucle production-consommation-pilon. Récemment Yannick Haenel défendant sa revue Ligne de risque n’avait pas de mots assez durs pour qualifier cet avachissement de la critique et son incapacité à s’ouvrir à la littérature et à ce qui en elle la dépasse : « Au fil des années, les journalistes qui regardaient un peu la revue ont cessé de l’ouvrir : ça ne les intéresse tout simplement pas. La pensée, le salut, la parole, ils s’en balancent complètement. Ma conviction, c’est que la littérature non plus ne les intéresse pas. Ils croient qu’ils aiment la littérature, mais en réalité, la plupart du temps, ils aiment la daube. Ils sont devenus un moment de la circulation de la daube ; ils écoulent la daube. De temps en temps, ils sont pris de nostalgie et se raccrochent aux vestiges : ils célèbrent alors une daube plus cultivée, qui leur rappelle l’ancien temps. Mais cela ne change rien : la littérature est pour tout le monde une affaire classée qui, économiquement et symboliquement, n’existe plus. Elle fait vivre un tout petit secteur, assez décoratif, du marché culturel, voilà tout. Elle est devenue un alibi*. »

Constat terrible auquel on ne peut manquer d’opposer avec une douloureuse nostalgie la conscience morale (notion désormais presque incompréhensible) du critique que fut Maurice Nadeau. De quoi est-elle faite ? D’esprit critique bien sûr, d’indépendance du jugement cela va de soi, de l’exhumation de la présence d’une voix et d’un son particuliers chez un écrivain (« Je cherche un certain pathétique », dit-il dans la préface à Littérature présente), de curiosité et d’intuition mêlées d’instinct, de mise en perspective, d’une vision-conception de la littérature, de mémoire des œuvres autant que des auteurs. Surtout et éminemment chez Maurice Nadeau : de responsabilité. Pas d’expression d’une conviction sans responsabilité, c’est-à-dire : être en situation de répondre de ses jugements et le cas échéant d’en supporter les conséquences. Sainte-Beuve estimait que le critique devait se faire « le secrétaire avoué » du public. Maurice Nadeau, qui le cite souvent, était à mille lieux de cette conception qui sacrifie par avance toute responsabilité personnelle. Fut-il une vedette, soutenu, protégé par son journal, sa revue, sa radio, c’est lui seul qui s’engage moralement, voire politiquement** et signe. Nul autre ne doit donc répondre de ses jugements et prises de position. Cela paraît aller de soi, et pourtant, rien de moins évident. Question d’éthique, surtout en l’absence de véritable déontologie dans un métier comme le journalisme où tout est permis et « la faute professionnelle » l’exception.

Notons que la notion de responsabilité est concomitante à l’existence de la figure de l’intellectuel. Autre « vieillerie » si on la rapporte à la situation contemporaine… Comme le rappelle Tiphaine Samoyault : « Nadeau croit à la figure de l’intellectuel. C’est ce qui explique sa proximité avec Barthes (dont il publie les Mythologies les plus politiques, notamment celle sur un certain usage du verbe être dans le discours politique – « L’Algérie est française » –, en 1959), Blanchot, Mascolo et d’autres à cette période. » Il emprunte d’ailleurs à Ignazio Silone la meilleure définition qui soit de cette responsabilité : « Ce mot d’intellectuel, écrit Silone, je l’emploie dans un sens précis : je désigne ainsi tous ceux qui contribuent à la formation d’une conscience critique au sein de leur époque. Dans le sens où je l’entends, ce terme désigne une fonction et non pas une corporation. »
Ceci étant, et la lecture de ce volume le confirme, jamais Maurice Nadeau ne se départit d’une chose, pendant toutes ces années de travail intense : sa considération du lecteur. Quels que soient les écrivains, souligne Tiphaine Samoyault « il continue d’adopter une écriture qui invite à entrer dans les textes comme chez des hôtes, qui fait de la littérature un monde possible, habitable, éclairant des choses inaperçues, permettant de s’émanciper des idées reçues. Son ton est franc, persuasif, parfois intraitable avec les livres, non pas tant qu’il n’aime pas mais qu’il considère comme inutiles, ou confirmant l’opinion dans son conservatisme. »
Ainsi, c’est la vie même qui nous est transmise comme Maurice Nadeau l’écrit à propos de Docteur Jivago, roman qui est, selon lui, parcouru par le souffle même de la vie dans sa splendide simplicité : « la vie ce ne sont ni les idées générales, ni les convictions philosophiques ou politiques, ni les réflexions sur l’histoire ou les fins dernières de l’homme – considérations où se réfugient l’emphase et le manque de talent – mais la couleur particulière d’une écorce de bouleau, un reflet de soleil dans une vitre, la rosée sur l’herbe d’un pré, une bougie qui brûle solitairement sur une cheminée, le mouvement d’un bras nu, une parole qui « échappe », bref tout ce que le monde nous place sous les yeux d’unique et de particulier et dont la saisie intuitive, parfois foudroyante, donne brusquement le sentiment d’exister, de communier avec les choses, les hommes, l’immensité. »

Il faut malheureusement constater que la plupart des critiques perdent de leur importance une fois retirés ; ils n’existent plus dès lors que leur influence s’efface ; le plus souvent, il n’en demeure pas la moindre trace malgré la parution en librairie de leurs articles dans l’indifférence générale (qui a vraiment envie de payer pour lire une compilation de ce qu’il a déjà lu ?). Alors Maurice Nadeau fait exception avec quelques rares autres. Car si sa vocation reposait sur les principes cardinaux exposés plus haut, Maurice Nadeau n’avait pas seulement le goût de la chose littéraire : c’était un passionné ; il y avait en lui quelque chose du bâtisseur de ponts entre l’auteur et le lecteur. C’était un passeur. On peine à imaginer après cinquante ans d’expérience éditoriale, la quantité d’auteurs aujourd’hui célèbres (tout en ayant connu des ventes très modestes et tenus alors pour « invendables »), de Melville, T. E. Lawrence, Malcolm Lowry, Koestler, Richard Wright à Gombrowicz, Bruno Schulz, Vilikovský, Sciascia, Stern, Moravia, Malaparte qui sont aujourd’hui des classiques. Sans parler du domaine français…

Maurice Nadeau était un travailleur infatigable, on dit qu’à la fin de ses jours, il ne pouvait toujours pas s’empêcher de lire trois livres à la fois ; mais, réflexe de critique insatiable qui reçoit tous les livres depuis toujours, parallèlement, et plutôt que les nouveautés, il préférait relire Georges Bataille, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, les Mémoires de Casanova. On allait l’oublier : de toutes ses activités, il en est une qui les réunissait toutes et à laquelle il se sera adonné toute une vie durant : lire/relire. Alors pour ce faire, à la suite de ce guide sûr, amical et éclairant, on a hâte après ce splendide tome 2 de se plonger et ressourcer dans le tome 3 qui couvrira les années fastes de la Quinzaine littéraire (1966-2013).

* Blog de Fabien Ribery.
** Tiphaine Samoyault donne en note ce plaidoyer pour la littérature de gauche qui, dit-elle, « pourra paraître troublant ou insensé, c’est selon, aujourd’hui » : « Ne reculant pas devant les formulations hardies nous irons jusqu’à dire qu’à quelques exceptions près, il n’est pas de grand écrivain qui ne soit de gauche, pour peu qu’il ne transige ni avec son projet ni avec lui-même, à commencer par Balzac, exemple trop fameux. Parmi nos aînés immédiats Gide, Valéry, Martin du Gard sont de gauche. Breton, Bernanos, Malraux appartiennent à la gauche et, horreur ! le Céline du Voyage, le Giono de Que ma joie demeure, le Marcel Aymé de La table aux crevés. De gauche encore tels écrivains de notre génération dont le glissement insensible à droite ou « au milieu » correspond à une telle baisse de talent qu’ils survivront seulement grâce à leurs premières œuvres. Peu importe qu’ils soient nihilistes, partisans de l’absurde, mystiques, défenseurs de « l’art au-dessus de tout », s’ils ont découvert un jour la voie qui mène aux autres hommes et si ces hommes se sont reconnus en eux, s’ils ont vibré ensemble sur la même onde. La droite ne communique pas, elle compartimente : entre races, religions, patries, philosophies, conditions sociales ; elle se parle à elle-même ; au fond elle est muette. »

Maurice Nadeau, Soixante ans de journalisme littéraire – Tome 1, Les années Combat (1945-1951), préfacé par Tiphaine Samoyault, Les Lettres Nouvelles – Éditions Maurice Nadeau, 2018.
Soixante ans de journalisme littéraire – Tome 2, Les années Lettres Nouvelles (1952-1965), préfacé par Tiphaine Samoyault, Les Lettres Nouvelles – Éditions Maurice Nadeau, en librairie le 8 octobre 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Photographie de Maurice Nadeau à Paris en 2006, AFP-JOËL SAGET/ Les Lettres Nouvelles – Éditions Maurice Nadeau.

Prochain billet le 11 octobre.

  1. Serge says:

    Madame Samoyault a écrit la chose la plus stupéfiante, la plus drôle et la plus ridicule qu’il m’ait été donné de lire depuis des lustres. Sa conception de la gauche serait de » trouver la voie qui mène à d’autres hommes, se reconnaître en eux et vibrer ensemble sur la même onde ». Et si un écrivain a du talent, quels que soient ses écrits, ses convictions, ses engagements, sans le savoir et sans qu’on lui demande son avis il rejoindra le camp béni du bien et de la lumière où l’on communique.
    Je comprends mieux pourquoi la gauche a été au cours de l’histoire aussi violente et intolérante. Quand on a à ce point une idée aussi merveilleuse de soi et aussi détestable et caricaturale d’un adversaire désigné, tout est permis.

    Au fait, vous avez les honneurs cette semaine de mon journal favori: Causeur.
    Intéressant article de Jaccard.

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Patrick Corneau