Patrick Corneau

Dans Les Grèves, Jean Grenier dit détester « les écrivains qui croient avoir un style et qui n’ont qu’une manière et même un procédé. » Edmond Jaloux précise de son côté dans son livre sur Rilke ce qu’est la poésie, qui n’est justement ni une manière ni un procédé : « La poésie n’est pas une forme de l’imagination, un don personnel de créer des images ou de conjuguer des analogies, mais une vérité centrale, une présence aussi réelle que le contact d’une table ou l’élancement d’une douleur. » Et plus loin : « Le secret de la poésie n’est pas dans les mots, il est d’abord dans la personne du poète, dans l’inconnu de ses associations d’images et de ses émotions devant la vie ; et si tant de romantiques sont de mauvais poètes, cela provient souvent de leur manque de vrai talent, mais plus encore du fait que leurs sentiments poétiques étaient des velléités et des prétentions et non des états de conscience arrivés à leur terme. » Edmond Jaloux définit la poésie : « le suprême affleurement de sa vie intérieure ».

Qui ne serait d’accord avec cette conception ? Ce qui distingue la poésie – comme la beauté d’ailleurs – est qu’il y a autant de définitions de l’acte poétique qu’il y a de poètes ou de penseurs ou d’artistes soucieux d’« habiter poétiquement le monde » selon le vers fameux de Hölderlin.

Tel est est le constat qui s’impose à la lecture de l’anthologie conçue par Frédéric Brun chez Poesis*, Habiter poétiquement le monde, Anthologie manifeste qui a reçu en 2016 un bel accueil critique autant que public. Cet important travail vient d’être opportunément réédité avec l’ajout d’une quarantaine d’auteurs ayant rejoint les cent vingt déjà présents**. C’est dire combien l’éventail s’est élargi ! La variété et la pluralité des réponses dans leur ouverture montent en puissance, laissant le lecteur dans une double posture : admiration devant la riche diversité des approches proposées et perplexité devant l’impossibilité de pouvoir cerner d’une manière univoque, sinon simple, le phénomène poétique.

Mais toute difficulté peut être renversée en son contraire. L’aporie définitionnelle, si je puis parler ainsi, génère à travers le temps une sorte de collectif des esprits, unis dans un mouvement, une propension à offrir une vision toujours plus surprenante, plus inventive de la chose poétique. L’arc-en-ciel s’élargit, s’enrichit de nuances plus subtiles, plus inspirantes qui en appellent d’autres… Oserai-je dire que ce paradoxe joue le rôle d’une sorte d’objet transitionnel ou de « quasi-objet » comme l’est le ballon rond pour le football selon l’hypothèse géniale proposée par Michel Serres ? Pour le philosophe la vie du collectif nécessite la présence d’un quasi-objet. Lequel, rappelons-le, est un objet sur lequel chacun s’accorde, quel que soit son point de vue, et qui établit instantanément chez celui qui le porte la reconnaissance de tous les autres. Le quasi-objet définit le point nodal d’une reconnaissance minimale, sur laquelle on pourra jouer infiniment, et qui va fonder durablement le groupe pour qu’il devienne la référence évolutive de l’identité de chacun.
Double paradoxe dans le cas de la poésie, puisque c’est l’impossibilité d’un consensus sur ce qu’elle est (ou devrait être) qui fonde sinon une communauté d’esprits, du moins (et ce moins est euphémique) un élan, un soulèvement fédérateur qui est autant une jaculation projective qu’une inspiration créatrice dans ce qui peut être considéré comme une quête indéfinie et infinie. Quelle place occuper dans le monde ? Comment l’habiter ? Questions cardinales où dans la merveilleuse équivocité du monde s’exprime et se joue le « propre » de l’homme.

Ceci fait que cette anthologie dans sa nouvelle version, plus qu’un manifeste, est le miroir kaléidoscopique et presque encyclopédique où se reflète le désir qu’a – qu’a eu – l’homme de vouloir « habiter poétiquement le monde » depuis les origines. Et si cette volonté (cette vocation) est devenue plus cruciale aujourd’hui, c’est que le « temps de détresse » annoncé par Hölderlin a pris, soudainement et brutalement, les prodromes d’une fin annoncée. Le monde, le cosmos (mot qui en grec signifie « beauté ») dans ce qui nous touche au plus près – cette résidence fastueuse qui fit l’objet de notre contemplation et de nos louanges durant des siècles – est en cours de dévastation. D’où l’appel pressant (tempéré par quelque espoir) que lance Frédéric Brun dans la présentation qu’il fait de la version augmentée de son anthologie :

« Cette nouvelle édition de l’anthologie-manifeste, revue et augmentée, nous permet d’accueillir plus de quarante nouveaux auteurs, dont certains sont issus de disciplines différentes. Leur choix s’est achevé dans un contexte particulier, la crise du Covid-19, où la question emblématique de Hölderlin sur la poésie en temps de détresse prend à nouveau toute sa dimension. Pour y répondre et affirmer qu’il est possible d’« habiter poétiquement le monde », même lorsque nous traversons de terribles épreuves, il faut se précipiter sur le journal d’Etty Hillesum, Une vie bouleversée, qui y répond clairement, en affirmant juste avant de mourir en déportation : « Il faut bien qu’il y ait un poète dans un camp, pour vivre en poète cette vie-là (oui, même cette vie-là ! ), et pouvoir la chanter. »
(…) Il semble y avoir d’ailleurs, depuis quelques mois, un intérêt croissant pour la poésie ; on ne peut que se réjouir de ce regain, aussi minime soit-il, bien que la poésie, on le sait, atteigne rarement les premières places des ventes. Elle garde encore, ici ou là, un peu de place dans les médias, mais on est loin de l’impact dont jouissent d’autres disciplines artistiques auprès du public. Ce qui n’est pas pour déplaire à Sylvia Plath : « Que les poèmes touchent relativement peu de gens n’est pas pour m’inquiéter. » Certes, la poésie agit lentement mais sûrement, avec son éternelle présence et la force de son intimité. Elle flotte et nous frôle de plus en plus. Sa rareté dans nos sociétés la rend peut-être plus précieuse encore. Elle existe depuis l’Antiquité. Comme nous le fait remarquer la philosophe et historienne Hannah Arendt : « La guerre de Troie aurait pu être oubliée s’il n’y avait eu un poète pour l’immortaliser des siècles plus tard. » Loin de l’actualité, elle cultive son immortalité.
(…) Après « La poésie sauvera le monde » de Jean-Pierre Siméon, qui clôturait l’avant-propos de notre première édition, terminons celle-ci par des mots réconfortants : le moindre de nos gestes a son importance dans un monde qui apparaît pour la plupart d’entre nous de plus en plus imprévisible ; accrochons-nous à ces gestes et à ces mots simples pour habiter la terre avec un peu plus de lenteur, d’émerveillement et d’humanisme. « Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié », ce fragment de René Char doit être gravé dans nos mémoires, tout comme son « Hâte-toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance ». Il n’y a pas de temps à perdre ; le changement est en nous et ne s’opère pas uniquement dans les grandes théories. »

Oui, il n’y a pas de temps à perdre. Une première urgence est donc de nous plonger (geste spirituellement écologique !) dans ces textes lumineux, emplis de sagesse, de profondeur, d’espoir aussi, des grands auteurs qui semblent nous indiquer la route sûre quand, dans le confinement acosmique qui est le nôtre, tout n’est que brouillard, confusion.
« Le vent se lève ! Il faut tenter de vivre ! »

* Créées au printemps 2015, les éditions Poesis se consacrent à la relation poétique avec le monde, au-delà des mots et de tout genre littéraire. Habiter poétiquement le monde est devenu la devise de cette maison d’édition qui veut relancer la réflexion sur la poésie considérée comme un art de voir, de connaître et de vivre.
** Les textes sont regroupés en cinq périodes : Le monde romantique avec Hölderlin, Novalis, Keats, Shelley, Wordsworth, Leopardi, Hugo, Liszt, Sand… Le monde post-romantique avec Emerson, Thoreau, Whitman, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Dickinson… Le monde moderne avec Mallarmé, Apollinaire, Tagore, Pessoa, Lorca, Yeats, Rilke, Walser, Proust, Char, Camus, Saint-Exupéry… Le monde du renouveau avec Breton, Cocteau, Ponge, Borges, Saint-John Perse, Arendt, Pasolini… Le monde contemporain avec Neruda, Zsimborska, Bonnefoy, Jaccottet, Le Clézio, Handke, White, Cheng, Bobin, Tesson… et des personnalités issues d’autres sphères, tels le sociologue Edgar Morin, l’écrivain et essayiste Jérôme Thélot, l’astrophysicien Hubert Reeves, l’agriculteur biologiste Pierre Rabhi, etc. Évidemment, on pourra s’étonner de certaines absences (pour ma part : Jacques Réda, Gérard Bocholier, Henri Raynal…) mais c’est ainsi : tout choix est nécessairement et concomitamment sacrifice.

Habiter poétiquement le monde, Anthologie manifeste, conception, choix des textes et avant-propos de Frédéric Brun, Poesis, 2016 et octobre 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Frédéric Brun ©Richard Gonzalez / Éditions Poesis.

Prochain billet le 20 octobre.

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Patrick Corneau