Patrick Corneau

On n’en a jamais fini avec Clarice Lispector, la « princesse de la langue portugaise » et c’est heureux ! Le hasard du calendrier fait que 2020 est le centenaire de la naissance de l’écrivaine brésilienne. En effet Chaya Pinkhazsovna Lispector naît le 10 décembre 1920 à Tchechelnik, petite bourgade d’Ukraine d’une mère syphilitique. C’est pour sauver cette mère, condamnée par les violences (pogromes et autres exactions) subies lors d’une terrible guerre civile que la petite Clarice inventait des histoires magiques. Cette croyance dans la force magique du langage l’amèneront, après l’exil de sa famille vers le Brésil, à devenir l’écrivaine que l’on sait : une sorte de monstre de spiritualité, de sensations brutes et de pure pensée. On l’a comparée à Virginia Woolf, Joyce ou Pessoa ; elle est au moins aussi proche de Simone Weil et des deux Thérèse : Lisieux et Avila. 

Pour célébrer cette date anniversaire et nous inviter à lire ou relire, inlassablement, la prose unique de Clarice Lispector, les éditions des femmes – Antoinette Fouque ont eu l’heureuse idée d’éditer un coffret comprenant deux œuvres majeures dans de nouvelles traductions* : La Passion selon G.H. et L’Heure de l’étoile. Textes respectivement traduits du portugais (Brésil) par Paulina Roitman et Didier Lamaison (La Passion selon G.H.) ainsi que Marguerite Wünscher et Sylvie Durastanti (L’Heure de l’étoile). Un livret illustré de photos de Clarice Lispector et de fac-similés inédits de ses manuscrits vient compléter l’ensemble. Par ailleurs, L’Heure de l’étoile est suivie d’un texte inédit de son fils, Paulo Gurgel Valente, écrit à l’occasion du centenaire de la naissance de sa mère.

Quelques mots sur ces deux chefs-d’œuvre.

Bien que l’on ait déjà décelé des traits communs aux six romans – Près du cœur sauvage, Le Lustre, La Ville assiégée, Le Bâtisseur de ruines, La Passion selon G.H. et Un apprentissage ou Le livre des plaisirs -, ainsi qu’aux dizaines de nouvelles de Clarice Lispector réunies dans Liens de famille et Corps séparés, pour ne citer que les recueils les plus importants, L’Heure de l’étoile**, dernier livre anthume, vient à la fois conclure et éclairer l’ensemble. Aussi le choix de l’éditeur est-il doublement justifié de l’avoir retenu car c’est de sa lecture qu’émerge le fil conducteur du mécanisme créateur unifiant une œuvre si diverse. 

Le récit de L’Heure de l’étoile entrelace deux histoires et deux narrateur jumelés. L’un est en quelque sorte factice ou fictif, il s’agit de Rodrigo S. M., qui se présente comme l’auteur du livre. L’autre, l’auteur déclaré sur la couverture, nous renvoie à Clarice Lispector elle-même. La première histoire retrace la vie d’une jeune Nordestine, que Rodrigo S. M. raconte comme mû par une nécessité irrépressible, explique-t-il, survenue quand il fit par hasard sa rencontre : « Il se trouve que dans une rue de Rio j’ai entrevu, l’espace d’un instant une jeune Nordestine à l’air perdu. Or, dans mon enfance, j’ai justement été élevé dans le Nordeste. On peut aussi bien apprendre les choses en les vivant. Qui vit sait – fût-ce sans savoir qu’il sait. Ainsi, vous autres, vous en savez plus que vous n’imaginez ; même si vous jouez aux imbéciles. »

Ce narrateur, qui se compte donc au rang des personnages, renverra tantôt à Maccabée, la jeune fille, tantôt à ce Rodrigo dont l’existence ne se définit qu’en rapport à elle, aux embarras, attentions et sentiments qu’elle lui inspire. De sorte qu’il interrompt l’histoire, l’entrecoupe de commentaires et de digressions, tandis que le récit avance avec hésitation, par bribes, par impulsions intermittentes. Ce nom Maccabée, abrégé familièrement en Macca, est déjà par lui-même impossible, « on croirait presque un nom de maladie, de maladie de peau ». La jeune fille inexpressive, une créature dénuée de grâce ou de charmes personnels, désemparée, célibataire et solitaire, obtuse et souffreteuse, petite employée, est de la lignée de ces êtres frustes, sans protection, graciles et démunis, qui peuplent l’œuvre de Clarice Lispector.

La seconde histoire, surgie de la première tout en lui fournissant socle et origine, est donc celle du narrateur, lui-même imaginaire. En faisant de sa vie le miroir de celle de la Nordestine, ils finissent par être à la fois inséparables et clairement distincts l’un de l’autre, unis en dépit de leur poignante confrontation. Tel est le fond du récit élaboré dans la tension par Rodrigo S. M. « Aurais-je enrichi ce récit en usant de difficiles termes techniques ? Mais voilà : cette histoire n’a rien de technique, fût-ce sur le plan stylistique ; elle vient comme elle peut. Or pour rien au monde, je n’entacherais de brillants termes sonnant faux une modeste vie telle que celle de la Nordestine […] 
La littérature m’épuise rigoureusement ; je me réfugie dans le mutisme. Si j’écris encore c’est qu’il ne me reste rien d’autre à faire en ce monde, en attendant la mort. Chercher des mots dans l’obscurité. »

Se profile si l’on veut une troisième histoire, celle du récit lui-même qu’on peut attribuer aux deux narrateurs, le fictif et l’officiel ; tout comme on peut ajouter un ultime personnage à ceux énumérés, dans la mesure où l’auteur revêt à son tour la condition de personnage dans la longue et retorse dédicace du livre, supposée de l’auteur Rodrigo S. M. mais ainsi formulée : « Dédicace de l’auteur (en réalité Clarice Lispector) », et adressée « à l’antique Schumann et à sa douce Clara », « à la tempête de Beethoven », à Bach, Chopin, Stravinsky, Marlos Nobre, Prokofiev, etc. 

Étrange livre, plein de méandres et de tumultes. À la différence des textes précédents, qualifiés de roman, conte, nouvelle, ou simplement de fiction comme c’est le cas de son avant-dernier texte Água viva, L’Heure de l’étoile n’est rattachée à aucun genre littéraire. L’histoire littéraire brésilienne ne manque assurément pas d’illustres précédents en la matière, de Machado de Assis à Oswald de Andrade. Machado de Assis, pour nous en tenir à cet exemple, ne cessa dans Mémoires posthumes de Bras Cubas de jouer avec ses personnages et son lecteur, suspendant de façon désinvolte l’intrigue pour la commenter. Le procédé se trouve dans Moll Flanders de Daniel Defoe et dans Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme de Laurence Sterne, il sera repris par Diderot et d’autres.

Dans L’Heure de l’étoile, ces stratagèmes sont toutefois ostensiblement exposés, et comme en attente de quelque chose d’autre. Clarice Lispector déroge aux règles : elle tombe le masque de la romancière en se disant semblable à l’instance narrative, ici fictive. Alors que les difficultés de la narration deviennent un des thèmes explicites du livre, est ainsi abandonnée la pudeur de la fiction qui obligeait naguère l’écrivain à l’accréditer et lui-même à se dissimuler derrière le texte. La littérature se met à nu en tant que littérature ; elle dénonce les artifices qu’elle mobilise pour capter le réel, révélant par là-même, comme pour se dédouaner, les ingrédients captieux de ses recettes dont elle accepte la contingence. Au lieu d’avancer masquée et honteuse de l’être, elle exhibe avec aplomb et ostentation les faux-semblants d’où elle tire sa force, renouant avec l’exigence d’authenticité qui a toujours animé la création littéraire. En quête de sa propre vérité, rejetant l’idée traditionnelle selon laquelle l’imagination équivaudrait à une fantaisie irresponsable et inconséquente, la fiction en dissidence avec elle-même s’expose et ferraille avec le réel. De sorte que de Près du cœur sauvage, publié en 1944 quand elle n’avait que vingt-quatre ans, à son dernier livre, L’Heure de l’étoile, Clarice Lispector n’aura cessé d’assumer sa part de la révolution romanesque du XXe siècle, amorcée avant elle par des auteurs comme Marcel Proust, Virginia Woolf et James Joyce.

La Passion selon G.H., son cinquième roman, se présente quant à lui comme une confession que déclenche un simple incident domestique : la mort triviale d’un cafard que G.H. (l’identification du personnage n’ira pas au-delà de ces initiales) écrase dans l’embrasure de la porte d’une armoire de la chambre récemment abandonnée par la bonne. Fascinée par le cadavre de l’insecte, G.H. ressent une sorte de « ravissement de l’âme », autrement dit de perte ou de dépossession du Moi qui a tous les traits de l’extase mystique. C’est ce qu’elle rapporte avec difficulté à une deuxième personne imaginaire, à qui s’adresse son récit inachevé. Plus que le récit d’un cas étrange de possession, La Passion selon G.H. nous offre le substrat inconscient de l’acte de narrer, comme dépossession. Celle qui raconte se situe ailleurs, hors du centre – en un lieu décentré par rapport au Moi. Psychanalytiquement, ce déplacement s’oriente, de conserve avec le désir du Moi, vers l’inconscient, le Ça neutre qui enserre le secret de notre identité, de la conscience de soi. Le Moi désire parvenir à l’inconscient, à l’Autre que nous sommes également. En tant qu’existence possible, cette potentialité constitue l’horizon du jeu langagier d’identités entre auteur et personnage, entre l’écrivain et son écriture, inscrit dans La Passion selon G.H. et repris sous d’autres formes jusqu’à L’Heure de l’étoile.

Cet extrême possible de l’existence fonde la vérité de la fiction de Clarice Lispector et sa passion du langage. Nul auteur brésilien n’a mené la littérature aussi près de ces limbes de l’inconscient***, qu’ont aussi fréquentés Antonin Artaud et Georges Bataille. Clarice Lispector partage avec eux cette fascination pour une certaine forme de libido, le numineux et la mort. Son œuvre revêt un caractère sacrificiel, se déployant comme une sorte de passion au sens religieux du terme. Si Éros précipite le récit, c’est Thanatos qui le parachève. Ainsi à la fin de L’Heure de l’étoile quand Maccabée meurt renversée par une voiture, gran finale d’une vie inexpressive, c’est l’écrivain lui-même, et non l’auteur fictif, qui commente après avoir tombé le masque littéraire :
« Maccabée m’a tué.
Elle était, enfin, libérée d’elle-même et de nous. N’ayez pas peur, mourir ne prend qu’un instant, cela passe vite, je le sais car je suis mort avec cette jeune fille. 
Pardonnez-moi cette mort. Mort inévitable : on accepte tout quand on a déjà baisé le mur. Mais voici que soudain, je sens ma dernière grimace de révolte et je pousse un hurlement : le carnage des colombes ! ! ! C’est un luxe de vivre. »

Avec la publication de L’Heure de l’étoile en 1977 on a parlé de l’avènement d’une « nouvelle Clarice », il semble à lire, relire cinquante ans plus tard, cette œuvre aussi foisonnante que profonde et rayonnante, qu’elle est toujours nouvelle et notre admiration constante pour une légende littérairement vivante. C’est le propre du génie.

* L’écart parfois surprenant avec les anciennes versions montre toute la difficulté à rendre dans une langue autre le style lispectorien dans sa haute singularité de sa voix…
** L’Heure de l’étoile a fait l’objet d’une adaptation au cinéma par Suzana Amaral en 1985. 
*** Ce qu’avait remarquablement compris Antoinette Fouque qui s’est reconnue comme femme et psychanalyste dans cette dimension de l’œuvre de Clarice Lispector, élément qui a influencé si ce n’est déterminé la publication de La Passion selon G.H. en 1978 ainsi que l’ensemble du projet culturel des éditions des femmes. Antoinette Fouque s’en est expliqué dans un entretien avec Benjamin Moser publié à la fin de Clarice Lispector, une biographie. Pourquoi ce monde, traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Chaplain, éditions des femmes Antoinette Fouque (2012) dont nous donnons ici un extrait.

Coffret Clarice Lispector comprenant La Passion selon G.H. et L’Heure de l’étoile, traduit du portugais (Brésil) par : Paulina Roitman et Didier Lamaison (La Passion selon G.H.) Marguerite Wünscher et Sylvie Durastanti (L’Heure de l’étoile), éditions des femmes Antoinette Fouque, parution le 22 octobre 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie archives ©Paulo Gurgel Valente/ Éditions des femmes Antoinette Fouque.

Prochain billet le 24 octobre.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau