Patrick Corneau

N’attendez pas avec Enrique Vila-Matas le suspense trépidant d’une intrigue pleine d’actions et de rebondissements. Amateurs de « page-tuners », passez votre chemin. Comme à son habitude le romancier barcelonais fait entendre avec le brio de son immense culture les interrogations de l’écrivain aux prises avec les pièges et les enjeux du monde d’aujourd’hui. Et il est vrai qu’on n’y voit rien : le paysage qui s’offre au littérateur est bien flou… D’où le titre emprunté à Raymond Queneau (1903-1976) : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? » qui donne aussi la citation présente dans l’exergue. 

Cette brume insensée n’est pas que symbolique, elle circule au long de ce grand roman et Simon Schneider le narrateur l’évoque devant le ciel ou la mer ou un tableau de Monet. Légère, surgissant de manière inattendue, elle provoque en lui un trouble mais aussi une aspiration à l’infini qu’il n’espère plus faire glisser dans l’écriture. Simon, c’est le type même de l’écrivain raté, un grand lettré pourtant, érudit comme on n’en fait plus – mais n’est-ce pas justement là une part du problème ? Cet anachronisme vivant, ce boulimique de lecture et d’écriture, a passé son existence à accumuler des citations, cédant à une « nécessité absolue d’absorber toutes les phrases du monde ». Et comme il faut bien vivre, il s’est reconverti dans le commerce desdites pensées. « Simon Schneider, fournisseur de citations littéraires », peut-on lire sur sa carte de visite. Pour diversifier son gagne-pain, il est aussi « traducteur préalable », comprenez qu’il « anticipe les difficultés pour le traducteur star » qui signera la version finale – lui, restant, comme d’habitude, dans l’obscurité. Seul, reclus près de Cadaqués dans sa maison en ruine, Simon a donc renoncé à ses rêves littéraires et vit pauvrement de modiques sommes accordées par son frère Rainer Bros en échange des citations qu’il lui envoie par courriels. Drôle de duo dont on ne sait qui est le maître, qui est l’esclave – qui souffre, qui fait souffrir…

Rainer est devenu à New York un écrivain à succès, cachant, comme Salinger et Pynchon, sa vie et son visage. Peu importe ce qu’il livre au public, il est désormais une star dont le succès repose sur l’activité de Simon, lequel garde dans la bouche, un étrange mélange d’envie, d’amertume et d’humiliation.

Dans un nouveau message électronique, Rainer donne rendez-vous à Simon à Barcelone le 27 octobre 2017, date du référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Pourquoi veut-il le voir après vingt ans de silence ? Rainer l’a toujours méprisé, lui, le pourvoyeur de citations, bloqué dans l’écriture et la lecture, tâcheron réfugié dans la copie comme le Bartleby de Melville dont l’ombre hante l’univers de Vila-Matas (Bartleby et Cie est de loin son meilleur livre – Christian Bourgois, 2002).

Se croyant obligé de choisir entre la création – car pour lui «  vivre, c’est construire des fictions  » –, et le rejet, le repli, l’obscurité, Simon s’est réfugié dans l’échec. Moins silencieux que le mystérieux Bartleby, il revient sur sa vie durant son voyage à Barcelone qui l’amène à la rencontre avec son frère : un monologue sinueux s’écoule, lui échappe, déborde dans des aveux, des récriminations, des interrogations. Tout cela dans une manière qui n’est pas très légère. Étrangement la phrase vilamatassienne est pesante, embarrassée, ratiocinante, presque « embrumée ». Ce qui surprend car avec le temps un écrivain s’allège, se simplifie, se concentre en se recentrant. On est loin du style à la fois enjoué et brillant de Bartleby et Cie. On se surprend à regarder le nombre de pages restant…

De son père, mort récemment, Simon a tenté de mettre à distance «  ce sentiment tragique de la vie  » reçu en héritage d’un homme horrifié par « l’horripilante humanité » et qui ne cesse de dénoncer avec une lucidité térébrante « le désastre général du monde contemporain ». Et puis soudain il songe aux trous noirs dans l’univers, nullement vides, mais pleins. Rien ne peut s’en échapper, sauf «  une énergie née de l’absence  », métaphore subtile qui fait revenir les interrogations laissées de côté  : Pourquoi ne prie-t-on plus Dieu comme avant ? Pourquoi ne le supplie-t-on pas comme Unamuno ? Son père avait-il raison de penser que la tragédie la plus élevée est la disparition de Dieu ? Toutes ces questions sont loin d’être triviales : elles hantent l’existence même de la littérature depuis le début des années soixante-dix et sont corrélatives de la décomposition, de l’effondrement en Occident du modèle tragique ou héroïque (via la déconstruction) remplacé par la défiance, le soupçon puis le victimisme, la mauvaise conscience teintée d’affects dépressifs et l’obsession nihiliste* (pardon pour ces grands mots).

Une autre disparition inquiète Simon  : celle qui menace les êtres humains quel que soit le niveau de notoriété qu’ils ont pu atteindre. Que reste-t-il de Rainer dans l’homme qui se présente, au rendez-vous, usé, ivre, agressif et désespéré, prétendant être Thomas Pynchon, puis un proche de Pynchon, et acceptant enfin une discussion sur deux conceptions de la littérature  ? Celle de Simon qui prend en compte l’angoisse de la mort, autrement dit «  cette impression que la vie est comme une phrase incomplète qui à la longue n’est pas à la hauteur de ce que nous espérions  ». Dans ces livres « faciles » de Rainer faits d’un montage de citations où est l’élan ? Où est l’armature  ? Qu’est-ce qui les justifie ? Pourquoi s’être caché derrière des textes  ? «  La non-fiction croit copier le réel alors qu’en réalité elle se contente de copier la copie d’une copie d’une copie  », dit Simon à Rainer. Bien qu’apparemment à l’aise avec la marchandisation, la massification de l’art, la mécanisation, Rainer s’efface. Non sans avoir souffert lui aussi, se dit Simon, de l’impossibilité de conserver foi en la littérature à une époque où «  le Réseau… sait tout de nous et supplante les écrivains dans leur tâche  ». 

Finalement ce terrible état des lieux aboutit à une grande fresque romanesque où il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que Simon le narrateur est le porte-parole de Vila-Matas, ou son double (comme Simon l’est de Rainer) et que lorsque Simon parle de « la disjonction entre la dévalorisation de cette putain d’écriture (avec la renonciation logique qui s’ensuivait) ou l’adhésion à la foi, à la joie et à la continuité » c’est l’écrivain qui avoue une oscillation qui le tourmente. La seule réponse possible à ces injonctions paradoxales et impossibles, à ce dilemme schizophrénique se trouve sur une table d’écriture. Car Simon-Vila-Matas, évidemment, n’a jamais trouvé mieux que les mots comme réponse à la déréliction qu’engendre le chaos qui, comme chacun sait est l’éclaireur, le poisson-pilote de ce squale aveugle : le néant. Refusant que la littérature devienne ce que les statisticiens appellent une valeur non pertinente, son seul objectif clair dans la vie est de « mettre un point au terme d’une phrase ». 

En traversant la brume « insensée » et en éclaircissant les ombres « qui s’agitent » au cours de cette odyssée qui mène de Cadaqués à Barcelone, le roman de Simon se sera écrit dans une sorte de « work in progress » sophistiqué et déconcertant mais parfaitement maîtrisé où règnent intertextualité et manipulation du lecteur. Avec, aux dernières lignes, un clin d’œil ironique à ceux qui répétaient que la fiction, attachée au passé, risquait de disparaître avec celui-ci  : «  ce que disaient les hégéliens à propos de l’art et Borges en parlant de la pluie  ». Retournement final par l’humour qui rend la tragédie supportable et même extrêmement jubilatoire. Voilà donc un sursis à l’obsolescence annoncée de Monsieur Texte… le temps d’un livre.
* Dans une société où le politique est obsessionnellement requis de faire disparaître toute forme d’inégalité, la vision tragique de l’existence avec ses notions et valeurs aux écarts hautement différentiels est nulle et non avenue.

Cette brume insensée d’Enrique Vila-Matas, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Actes Sud, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie ©ULF Andersen – AFP / Actes Sud.

Prochain billet le 28 octobre.

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Patrick Corneau