Je l’avoue, je ne suis pas un grand lecteur de poésie. Non que je ne l’aime pas, mais parce que j’ai des réticences, peut-être même une légère défiance à son égard que j’aimerais éclaircir.
Si l’on me demande ce que je lis et aime en matière de poésie, je n’ai aucun mal à constituer un panthéon personnel. Autrement dit à travers une admiration extrêmement sélective, je peux citer des noms de poètes*. Si l’on me demande de définir ce qu’est pour moi la poésie, alors surgit cette difficulté, cette gêne. Je réponds: allez voir le film de Jim Jarmusch Paterson, il dit cinématographiquement ce que je ressens être la poésie: une chose extrêmement simple, extrêmement accessible, tout à fait quotidienne et totalement incarnée. Tout ce que la tradition culturelle française s’est attachée à nier, à ignorer. Quand la France parle de poésie, on avance sur la pointe des pieds dans un silence de crypte: « crainte et tremblement », on pénètre dans le saint des saints, dans le cercle sacré de LA Parole… Il y a dans notre tradition tout un décorum autour du fait et du dire poétique extrêmement pénible, excessivement fatiguant. Il faut dire que l’enseignement scolaire et surtout universitaire est en partie responsable de cette situation où l’on s’est efforcé de reléguer (et donc de marginaliser) dans les sphères de la haute culture, du savoir « sachant » et de la connaissance aride, ce qui n’a rien à voir avec cette approche et encore moins avec les postures qu’elle suppose ou induit. Mais qui a tout à voir avec ce que fait le chauffeur de bus de Jim Jarmusch qui écrit de courts poèmes inspirés de son quotidien, faisant surgir la poésie de la routine, des rituels, des décors de sa ville, des objets familiers, des humains qui l’entourent observés avec la bienveillance d’un regard – si ce n’est « innocent », du moins non prévenu… Sans doute cette simplicité toute anglo-saxonne (qui n’est pas de la « poésie pour tous ») fera sourire les esprits forts. Sûrement pas au Japon où des millions d’amateurs composent des haïkus et des tankas – y compris dans des milieux très populaires; l’important n’est pas tant de « faire œuvre » que de pouvoir exprimer l’émotion que suscitent un moment, une rencontre, un site célèbre, des problèmes sociaux (précarité, mort solitaire) ou même une catastrophe.
Loin de moi, l’idée de vouloir récuser un héritage culturel dont je sais et reconnais l’immense valeur mais il me semble qu’au nom de son prestige** (la très contestable et dommageable « exceptionnalité française »), de son génie éclatant (écrasant?), la poésie traditionnelle a été indûment dévoyée en objet de laboratoire et regrettablement confisquée par des idéologues universitaires opérant dans le cercle de leur entre-soi. Disséquée, dévitalisée à l’aune de la linguistique et du structuralisme pour lui faire rendre sens, elle fut jugée « rasante », « abstraite », « absconse ». Bref trop intellectuelle; le grand public s’en est détourné. Étonnez-vous alors que le rap soit considéré comme un art poétique…
Heureusement – même si certains clament la mort de la poésie (avec parfois une rancoeur à la hauteur de leur plainte inécoutée) – elle ne survit pas, elle vit tout bonnement, quiète et vivace, indifférente et fière, inaperçue et inaudible dans le tintamarre de la post-littérature mondialisée. Telle une rivière souterraine, elle coule profuse et vigoureuse, portant ses résurgences et ses errances là où les regards médiatiques, académiques ou universitaires ne se posent jamais…
Sur cette rivière – qui a aussi ses caprices, ses intermittences – voguent de fiers marins comme Mathieu Hilfiger, tout à la fois capitaine et mousse des éditions « Le Bateau Fantôme« , auteur parmi 22 autres d’une anthologie qu’il a conçue et publiée (sous la figure tutélaire de Philippe Jaccottet) pour donner à voir les beautés que recèle, suscite et traverse cette rivière demie-cachée. Je veux parler de Poésie naissante: Une anthologie contemporaine inédite. Laissons d’abord le capitaine présenter son navire et son projet: « À travers ces ensembles inédits, ce que propose cette anthologie, c’est un voyage à travers des poésies vivantes que signent des auteurs réunis dans les années et les épreuves par l’amitié et l’estime, du moins par une nette familiarité – une sorte de communauté. Ce livre rappelle cela: que les poètes, ces insularités, ne font sens qu’ensemble, en archipel; que leur chœur est beau; que l’attachement délie. La grande variété des voix ne pourra que souligner la force de ces liens. Dans leur vie, à travers leur art, toutes travaillent à offrir un chant audible par tous, le contraire du nihilisme: une poésie naissante. »
« Une poésie naissante ». On ne peut mieux dire ce qu’est la sorte de poésie que nous attendons: la manifestation de ce qui naît, de ce qui n’arrête pas de naître, le chant de ce pur jaillissement qu’est la vie dans sa profusion, sa générosité, sa nouveauté continuelle…
Rendons grâce à Mathieu Hilfiger qui, par l’acuité de ses choix, nous propose face au nihilisme dépassé un précipité de poésie refondée sur ses bases. Les voix*** qu’il agrège sont autant de preuves, de gages que les ruisseaux d’eau vive continuent à couler et qu’il ne faut pas désespérer de l’Après… Mais je ne me fais pas d’illusions, la réception d’un tel livre sera limitée, sans doute à ceux-là seuls qui ont décidé de poétiser leur vie par quelques refus, exils définitifs, par une perfection légère obtenue grâce à une discipline stricte, un apprivoisement de la solitude ou même une ascèse cachée – façon de se tenir au plus près du silence, là où est donné à « voir l’absolu dans la vie, et non le superficiel compromis****. »
J’aime à me rappeler que l’oiseau qui chante se soucie peu des êtres qui l’écoutent.
Il est bien difficile de choisir parmi ces pépites aux reflets divers, je propose les poèmes de Livane Pinet, de Jean-Marc Sourdillon, de Mathieu Hilfiger.
* qui sont tout sauf l’étalage « des plaintes et des verbeuses confessions romantiques« : Wisława Szymborska, Ron Padgett, Ito Naga, Antonio Porchia, Alejandra Pizarnik, Ryôkan, lshikawa Takuboku, Herberto Helder, Jean Grosjean, Jude Stefan, Daniel Boulanger, Mireille Sorgue, Charles Dobzynski… (qu’on me pardonne cette longue énumération de poètes dont certains sont « notoirement méconnus » ou tout simplement oubliés).
** Bourdieu parlerait de « marqueur de distinction socio-culturel ».
*** Cécile A. Holdban – Gérard Bocholier – Jean-Pierre Chambon – Judith Chavanne – Pierre Dhainaut – Michèle Finck – Mathieu Hilfiger – Sébastien Labrusse – Jean Le Boël – Jean-Pierre Lemaire – Isabelle Lévesque – Jean Maison – Philippe Mathy – Jean-Michel Maulpoix – Blandine Merle – Andrea Moorhead – Livane Pinet – Louis Raoul – Isabelle Raviolo – Jean Marc Sourdillon – José-Flore Tappy – André Ughetto – Jean Pierre Vidal
**** Expression de G. Lukács à propos de Kierkegaard.
Poésie naissante: une anthologie contemporaine inédite, textes rassemblés par Mathieu Hilfiger, Éditions Le Bateau Fantôme, 204 pages, 2017.
Illustrations: Madeleine Grenier, « Ciel », 1962, Huile sur toile / Éditions Le Bateau Fantôme.
Vigilance orange
Dans l’attente peureuse
De l’épisode neigeux
🙂
Peut-être, d’abord, c’est la question initiale qui ne convient pas. « Quelle est votre définition de la poésie ? ». Ne pas répondre, mauvaise question…. Dans « définition » il y a définitif….
La poésie est aussi, (c’est pourquoi à certaines conditions, elle est objet d’études) un maniement de la langue à nul autre pareil. Et non point tenter de dire quelque chose que l’on ressent -ça j’avoue avoir bien du mal avec ce type de vision- mais faire venir à l’être (ou l’existence, comme on veut ici) ce qui, sans ce dire particulier, n’aurait pas été…
Oui, peut-être aurais-je dû dire « ce que je considère être ‘pour moi’ de la poésie »… mais je maintiens le ressenti, le sentiment, la sensation qui, « pour moi », sont premiers. Hors ce choc du réel, ce je-ne-sais-quoi qui vous (me) saisit, cette impérieuse évidence, il n’y a que triturage cérébral, jeu mental de/avec le langage – possiblement intéressant mais hors expérience.
non, non… nous ne tenons pas des propos contradictoires ni irréconciliables, vous et moi. Le « choc du réel » n’est possible que parce qu’il trouve des mots pour se dire, pour être dit… Sans le revêtement -qu’il faut ajuster, retrouver, peaufiner, qui ne se donne pas d’emblée- par les mots, y compris dans la difficulté de les sortir de soi -ce que nos appelons sensations- sans ce revêtement de mots, rien ne se passe. L’hésitation même, l’indéfinissable aussi, et l’indicible, bien sûr, se disent… l’échec du dire lui-même n’est rien s’il n’est saisi en mots, même cette « impérieuse évidence » n’est plus rien dès ces deux mots pour la dire disparaissent…
🙂
Merci, cher Monsieur, pour cet écho qui me semble très juste (et favorable). Avec ce nouveau projet, je fais mienne votre devise. De petites insularités s’agrègent parfois, et nous avons des surprises. Le livre voyage de-ci de-là.
J’ai vu que vous maîtrisiez la technique du «lien ». A savoir, un clic sur un mot vous envoie vers une nouvelle documentation.
Auriez-vous un instant pour me donner le mode d’emploi ou m’orienter vers des explications libératrices?