Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !De Philippe Berthier, professeur émérite de littérature française à la Sorbonne Nouvelle, stendhalien et balzacien, je ne connaissais que les délicieux portraits proustiens (Saint-Loup et Charlus) que j’ai présentés et commentés. Il est aussi l’auteur d’un livre aussi informé que mordant qu’ont publié les Éditions Bartillat en 2016 : Toxicologie wagnérienne, sous-titré Études de cas.
Richard Wagner aurait-il influencé et rendu folle toute une génération littéraire ?
Que son génie ait exercé une empreinte durable sur le public le plus réticent est incontestable. Que cette œuvre géniale et protéiforme ait été chargée des significations politiques les moins recommandables (nazisme, antisémitisme, etc.) est, hélas, avéré. Ceci contraint l’amateur de Tristan et Isolde (1865), Parsifal (1882) ou de Lohengrin (1850) soit à pratiquer un grand écart affectif permanent (entre attirance et aversion), soit à se confronter à ce curieux mélange de sublime et de grotesque typique du « wagnérisme ». L’œuvre nous y astreint, mais aussi les effets étranges,« toxiques », qu’elle a exercés auprès de nombreux romanciers (et mélomanes).
Car, comme la quatrième de couverture nous l’apprend, « Wagner est une maladie, qui a vite pris un essor pandémique« . Si « Nietzsche a été le premier à le dire, confirmé par Barrès, Claudel, Thomas Mann et tant d’autres…, les écrivains n’ont cessé d’être fascinés par cette formidable machine à jouir, dont la foncière obscénité est dédouanée par les plus hautes garanties de l’Art total, qui, ainsi que nul n’en ignore, élève et purifie tout ce qu’il touche. »
Suivent les pièces à conviction, entre histoire et fiction, livrées par l’impertinent Philippe Berthier. De « Tolstoï contre Wagner » à « Sigmund chez Tristan » en passant par « Tristan dilettante » le Tristan (1903) de Thomas Mann, tous sont atteint de wagnérite aiguë, en l’occurrence la fascination pour la mort infiniment liée à l’amour dans Tristan et Isolde, qui devient le filtre empoisonné à travers lequel toute passion est pensée.
Dans cette traque des pathologies wagnériennes, on croise au hasard des différents chapitres, Thomas Mann donc, Frank Wedekind, D. H. Lawrence et, plus surprenant : Colette. En effet, l’auteur des Claudine, en compagnie d’Henri Gauthier-Villars (alias Willy), son mari de l’époque, fit à quatre reprises le pèlerinage de Bayreuth et consigna ses impressions dans son Journal d’un pèlerin à Wagneropolis. Elle s’inspira de ces voyages pour dresser un tableau sanglant de la wagnerolâtrie dans Claudine s’en va où elle ne ménage pas le grotesque que génère le festival, cette foire aux vanités cosmopolite qu’elle jugea d’un œil impitoyable*, elle qui était montée sur les planches et en était redescendue pour faire œuvre d’écriture.
Mais l’enquête mène aussi Philippe Berthier sur la piste d’auteurs mineurs ou oubliés – comme Henry Céard, Jacques Vontade, Émile Baumann, Vicente Blasco Ibáñez, Marcel Batilliat –, dont la liste fait penser à des écrivains imaginaires à la Borges.
Autre surprise, on apprend que la ville française la plus touchée par cette affection n’est autre que la conservatrice et catholique Lyon – la Tétralogie y est présentée pour la première fois intégralement en 1904 –, plutôt qu’à Paris qui a sifflé Tannhäuser en 1861. C’est à Lyon par ailleurs que se déroule Les Deux Étendards (Gallimard, 1951) de l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, roman où l’on atteindrait à l’expression la plus accomplie du wagnérisme littéraire et du « pessimisme créateur ». Les Deux Étendards est « l’un des romans les plus saturés, les plus surchauffés de wagnérisme qu’ait produit la littérature française« . Roman incontournable si l’on en croit François Mitterrand qui déclarait : « Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Deux Étendards et les autres. » On peut aimer les livres et s’accommoder de certaines options politiques… No comment.
Qui veut faire l’ange fait la bête, disait Pascal: le ridicule, voire même le comique, guettent toujours le divin, pour qui ose par exemple écrire comme Marcel Batilliat dans Chair mystique en 1897 : « Ils s’adonnèrent aux caresses lascives dont ils firent le rite du culte à leurs corps vierges d’amour : ils connurent des heures où tangeait à la démence l’exacerbation de leur éréthisme« .
On voit que la « toxicologie wagnérienne » est plus que cet effarant charabia, accentué, magnifié il est vrai par le style symboliste décadent au pire de ce qu’il peut offrir (on se prendrait presque d’admiration pour le matérialisme naturaliste d’un Zola…), c’est davantage un mélange de grandiloquence qui confine au risible quand le Wagnérien « se la joue ». Ou une insigne manifestation de pharisaïsme, de snobisme (on « en est »), d’hypocrisie « artiste » qui consiste à masquer sous de grands airs pâmés des visées de représentation sociale (le « standing » de classe ou la « distinction » au sens vrai et fort de Bourdieu), voire des intérêts sordides. La posture de la sublimité peut même cacher d’obscures affaires libidineuses et autres frustrations sexuelles, car s’il y a une vérité musicale du wagnérisme, selon Philippe Berthier « elle est absolument érotique (énoncé pléonastique, Eros et Absolu étant chez lui synonymes)« .
« On maquille comme on peut le dérisoire de son destin« , admet mélancoliquement Philippe Berthier, qui n’est jamais dupe de sa propre inclination, sans pour autant la rejeter même s’il a la dent dure. Après tout, les avatars du wagnérisme réservent quelques beaux morceaux de choix, comme Tristan, l’ironique nouvelle de Thomas Mann.
« La vie doit ressembler à un opéra de Wagner« , conclut Philippe Berthier en médecin contaminé par le mal qu’il diagnostique, « Sinon elle serait une erreur. Elle est une erreur. » Si comme le pensait Cioran « Nous n’avons le choix qu’entre des vérités irrespirables et des supercheries salutaires« , Philippe Berthier se range du côté des secondes : même si « l’adhésion à Wagner se paie cher » (Nietzsche), en tout cas avec lui on croit vivre (sans lui, on ne fait que survivre) et tant pis si « à l’heure des bilans, beaucoup n’auront joui que de cette maladie-là, dans la déception systématique qu’on appelle la vie. Le grand contaminateur est aussi, bien évidemment, un bienfaiteur de l’humanité. »
Ce petit livre qui pourra agacer a l’heur de poser l’équation fondamentale qui est au cœur de toute expérience d’admiration : que nulle splendeur dont nous pouvons être ici-bas témoins ne saurait être étrangère à sa dénaturation ; que toute conquête de sublime paie son tribut de souillure, de poison et de douleur, bref que « l’extrême beauté, luirait peut-être dans l’extrême contradiction »**.

Toxicologie wagnérienne – études de cas de Philippe Berthier, Éditions Bartillat, 252 pages, 20 euros, 2016. LRSP (livre reçu en service de presse)

* Lire ici le véritable morceau de bravoure de Philipe Berthier sur Colette!
** Philippe Jaccottet, La Promenade sous les arbres, Bibliothèque Des Arts, 1957.

Illustrations : © Bayreuth Marketing & Tourismus GmbH / Éditions Bartillat.

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