J’ai reçu du même éditeur deux livres un peu apparentés par leur sujet – la couleur, la peinture – mais très éloignés par le style, la facture et, on va le voir, incompatibles par l’esprit. L’un sur la couleur (sous-titré « rencontres avec la couleur ») est surdimensionné, gonflé de lectures, ballonné de références (implicites), éblouissant de mots et d’images pour dire la profusion énigmatique* de la couleur en ses manifestations. On en ressort avec une indigestion lexicale, une saturation de sensations colorées, un étourdissement intellectuel par excès de ces 300 pages et, forcément, une envie pressante de neutre, de gris, de fade, de monochrome. La faconde quasi psittaciste de l’auteur fatigue au-delà du supportable (cela n’a pas empêché qu’un prix littéraire lui soit décerné). Ce feu d’artifice nous a presque rendus aveugles : trop de brio tue le brillant… Éblouir n’est pas éclairer.
L’autre ouvrage, face à ce Goliath éditorial, est un David fluet de soixante-dix pages à peine. Où chaque mot, chaque phrase semble avoir été pesé avec une balance d’orfèvre. Ce David sous-dimensionné par rapport à l’ambition de son sujet – évoquer la vie et l’art de Camille Corot (1786-1875) – ne cesse, lui, de nous émouvoir par l’ardente beauté de ses demi-teintes et clairs-obscurs, la douce ferveur qui anime une écriture vouée à l’expression des plus fines émotions suscitées par l’ombre vivante d’un maître. C’est peu de dire combien j’ai aimé La Barque de l’aube de Françoise Ascal où s’affirment à travers la brièveté, l’ « art du peu », le goût maîtrisé d’une certaine profondeur de la pensée et du cœur. Qualité qu’annonce le seul nom de Charles Juliet qui honore d’une belle préface cette mince plaquette où trois fils s’entrecroisent : la longue vie et l’œuvre du peintre Camille Corot ; la courte existence, plus rêvée que reconstituée, d’un autre Camille, jeune paysan tué en 1914-18 et parent de l’écrivaine ; les questionnements et les réflexions de celle-ci sur l’art, la vie, le réel, le mystère des destinées… Quel lien, se demande-t-on, entre celui qui œuvra « dans une période (historique) d’accalmie précaire« , celle qui naquit dans « le fracas des bombardements » et le jeune paysan mort vingt-huit ans avant elle ? Aucun. Sinon que Françoise Ascal, chaque fois qu’elle retourne dans son « paysage d’enfance« , éprouve le sentiment irrésistible d’être immergée dans un Corot. Et que son lointain aïeul, imagine-t-elle, « dort plus sûrement qu’ailleurs » dans les clairières et sous les arbres que le « bon papa Corot » a peints. Car le cœur de La Barque de l’aube, c’est avant tout le rapport intime de l’écrivain à l’œuvre du peintre de tant d’étangs et de rivières sous des arbres. L’alternance des trois figures et des trois thèmes, grâce au rythme même du livre dont le cours capricieux les relie, permet à Françoise Ascal de célébrer l’intense relation à la nature du peintre dans son paysage, et du jeune paysan à sa terre. On voyage dans ce récit comme au fil de l’eau, et on rêverait difficilement plus étroite symbiose entre un texte et son sujet. Ce qui est ici en jeu, bien plus que l’évocation du génie d’un lieu, c’est l’épiphanie de ce dernier à travers les toiles d’un peintre que l’époque jugeait coloriste médiocre, terne, gauche, naïf – sauf Baudelaire qui sut l’examiner avec patience pour déclarer que « monsieur Corot étonne lentement« . S’adressant à l’artiste sur le mode du tutoiement, Françoise Ascal note : « Traversant différents filtres, ta peinture prend ses distances avec le réel« . On sait que Corot travaillait en atelier, ses paysages entièrement reconstitués après coup, au moyen de carnets et de croquis : « Ce qui surgit sur la toile, ce n’est pas le paysage mais le souvenir du pays« . Car sait-on ce qu’est le réel ? demande Françoise Ascal. Pour le saisir, il faut lui tourner le dos, plonger dans les images issues d’une mémoire collective, pour finir par peindre « toujours le même paysage » baigné d’ »une lumière unique. Celle de nos inconscients« . Françoise Ascal essaie d’atteindre justement ce que Corot traquait, et qui se dérobe : « Herbes, frondaisons, ciels dans de sourdes tonalités dont on ne sait si elles vont se dissoudre avec la lumière matinale ou s’intensifier pour rejoindre l’obscur« . Elle poursuit : « Du monde allégé qui est le tien s’élève un chant. Sources, oiseaux, feuillages, vents répandent leurs ondes sonores« . On ne saurait mieux dire que la mélodie évoquée ici est aussi la sienne.
Je ne saurais donner un extrait de ce livre frêle, délicat et apaisant de peur de briser le charme de sa petite musique. Mais les dernières pages consacrées aux ultimes moments du peintre sont bouleversantes de pudeur et de sympathie retenue. Françoise Ascal les clôt avec cette vision sereine, toute d’ « émotion méditée », sur sa propre fin : « Bientôt je rejoindrai le pays de Camille, cela sentira l’herbe fraîchement coupée, la rivière fera entendre son roulis, les saules argentés bruisseront sur fond bleu, longuement je m’imprégnerai de ce paysage d’enfance encore épargné par les métamorphoses urbaines. Je serai une fois encore dans un Corot. Un Corot vivant. »
Martin Heidegger a dit que l’art est « un rapport à la vérité ». La notion de vérité ne prenant pas ici un sens comptable, mathématique, ou journalistique plat. Elle est plutôt une éclaircie, une clairière. L’œuvre d’art, qu’elle soit plastique ou bien littéraire, ouvre une clairière, une brèche, par où passe un rayon de lumière ; elle ménage un accès à la vérité fermé aux autres activités de l’esprit humain. L’œuvre picturale de Camille Corot fraye un chemin vers la vérité, passage ouvert ici par l’opportune médiation d’une œuvre littéraire et poétique – La Barque de l’aube est le catalyseur qui laisser advenir cette vérité, l’apprivoiser assez pour qu’elle se dévoile.
C’est dire la force de ce petit livre qui n’a guère besoin d’un prix littéraire pour en établir ou reconnaître la valeur car il l’a en lui-même.
* Énigme qui s’avère n’être que le produit d’une érudition confuse, désinvolte et fragmentée qui n’ouvre sur rien. C’est l’inconvénient d’un texte basé sur la prédominance d’une seule fonction utilisée jusqu’à la limite, et au-delà.
La Barque de l’aube – Camille Corot de Françoise Ascal, collection « Arléa-Poche », éditions Arléa, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations: photographie de Camille Corot par Charles Desavary / Éditions Arléa.