Patrick Corneau

Y-a-t-il des musiciens (de jazz) dont l’influence soit plus pérenne que celle de John Coltrane ? Y a-t-il des musiciens (de jazz) auxquels on fasse davantage référence qu’à Coltrane ? Son statut est immense, son génie musical dépasse largement la sphère du jazz où paradoxalement, plus de cinquante ans après sa mort précoce, il continue de faire l’actualité. Partout dans le monde, des colloques, des études, des biographies, des hommages lui sont consacrés de manière récurrente. Et il n’est pas un saxophoniste qui ne reconnaisse son ascendance ou avoue son influence.
Mais cette fois, c’est une « nouveauté » qui surgit, un miraculeux inédit enregistré l’après-midi du 6 mars 1963 dans le prestigieux studio de Rudy Van Gelder – on ne faisait pas mieux alors naturellement pour le label Impulse ! chez qui Coltrane était sous contrat depuis deux ans. À ce moment-là de sa vie, Coltrane n’est plus aussi controversé qu’au début des années 60 où certains ne craignaient pas de qualifier sa musique d’anti-jazz ! On se souvient avec une certaine peine des sifflets nourris qui accueillirent ses improvisations vertigineuses lors du mémorable concert parisien avec Miles Davis à l’Olympia le 21 mars 1960*. Tout au contraire, trois années plus tard, son style novateur est accepté et il est le musicien de jazz le mieux payé après Miles Davis, son ancien leader. Il a constitué, début 1962, le quartet qu’il désirait avec McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie. Une formation (qualifiée de « quartet historique » en raison de la parfaite entente créative de ses membres) qui se produit alors dans les salles les plus importantes des États-Unis, L’Apollo Theatre, le Birdland et le Village Gate à New York… On n’omettra pas non plus la première tournée européenne, du 17 novembre au 2 décembre 1962, soit une vingtaine de concerts, de Paris à Milan en passant par Helsinki, Oslo, Munich… En ce début d’année 1963, surviennent donc nombre d’événements décisifs pour le saxophoniste, à l’apogée de son art. Sa musique fait toujours la part belle à une certaine véhémence, évolution de ses fameuses « nappes de sons » entre improvisation libre et variations harmoniques qui défrayaient la chronique; elle présente désormais des aspects plus apaisés, plus mûrs, une transition avant les longues envolées incantatoires des dernières années (album A Love Supreme, 1964). Du 21 février au 6 mars 1963, le John Coltrane Quartet est à l’affiche du légendaire Birdland de New York. Voilà pourquoi la séance du 6 mars se déroule l’après-midi : le soir, Coltrane est sur scène !
L’album qui nous occupe Both Directions At Once : The Lost Album pourrait faire penser à une séance d’échauffement d’un athlète hors-normes. Elle commence par un « Untitled Original« . Des « Untitled Original« , il y en a plus d’un dans la discographie du saxophoniste. Le premier de cette séance fonctionne comme un blues en douze mesures, mais avec une modulation quasi insensible, un blues modal presque. On retrouve dès les premières notes l’impétuosité, au soprano, du Coltrane de ce temps-là, alimentée par la pulsation de la rythmique avec en outre un beau solo à l’archet (puis pizzicato) de Garrison. Quelques grilles sans McCoy Tyner nous font capter plus intensément encore la libération de l’énergie présente, que ne ternit aucunement un infime, à peine audible petit couac à la quarantième seconde de la seconde minute. C’est en pur trio que Coltrane nous offre ensuite sa première version de « Nature Boy« , thème créé par Eden Ahbez pour le film de Joseph Losey, The Boy With Green Hair, et immortalisé par Nat King Cole. Sur un tempo medium et un rythme aux accents afro-latins d’Elvin Jones (avec cette incroyable puissance de tension par micro-retard sur le temps accentué de la cymbale), Coltrane répand sa mélancolie teintée de douceur, scandée par de brèves envolées qui empêchent toute monotonie. Mêmes accents afro-latins pour le second « Untitled Original« , mais uniquement pour le thème. Le reste avance à une belle allure de swing avec un Coltrane assez envoûtant au soprano, en particulier dans une séquence où McCoy Tyner, une fois de plus, s’arrête de l’accompagner (héritage monkien ?). Le pianiste réintervient dans un solo où alternent longues phrases à la Art Tatum, notes délicates et accords brillants. Suit le standard « Vilia« , une mélodie tirée d’un thème de l’opérette La Veuve joyeuse, signée Franz Lehár, popularisée par le big band d’Artie Shaw en 1939. On suit avec plaisir la façon dont Coltrane – ici au ténor – instille ses propres critères harmoniques d’improvisation tout en respectant le caractère léger de la composition originale (notons, en passant, cette capacité extraordinaire de s’approprier la musique populaire la plus médiocre et superficielle en l’intériorisant pour la sublimer, la transcender en quelque chose d’autre, de proprement inouï).
La publication inattendue de Both Directions At Once : The Lost Album — mais espérée par ceux qui connaissaient l’existence de cette séance — pose plusieurs questions. D’abord celle de sa provenance : comment a-t-on pu attendre si longtemps pour publier une séance studio majeure du « quartet historique » de Coltrane ? Il faut savoir que le label Impulse! après avoir récupéré les bandes enregistrées par le saxophoniste à la suite de son décès en 1967 et déménagé à Los Angeles dans les années soixante-dix, a préféré ne pas trop en publier pour ne pas avoir à payer de droits. Grâce à l’entêtement de Bob Thiele, son producteur, Coltrane bénéficiait d’un statut privilégié chez Impulse ! – et pas seulement financier, il recevait des copies de ses enregistrements. Il en donnait parfois à Juanita Grubbs, sa première femme, dont le surnom était Naima** et avec laquelle il continuait d’entretenir de bonnes relations. C’est dans la famille de Naima que ces bandes ont été récupérées dans un état remarquable après plus d’un demi-siècle.
S’il ne s’agit pas du meilleur album du saxophoniste, on doit lui réserver une place de choix. Parce que rien de ce que fit Coltrane ne mérite l’oubli. La preuve. Voici ce qu’en dit Evan Parker : « Cette sortie est vraiment la bienvenue, le « classic quartet » est ce que Coltrane a fait de mieux. L’interaction avec Elvin Jones atteint des niveaux incroyables de compréhension mutuelle. » Et surtout ce qu’en dit le vieux frère, l’égal, sommet toujours vivant, Sonny Rollins : « C’est comme trouver une salle inconnue dans la Grande pyramide. » Parce qu’on ne l’attendait pas, cet album-revenant provoque fatalement un choc. Et puis cette musique est d’une telle fraîcheur, un « allant » irradiant toutes les promesses d’une aventure sonore et spirituelle*** unique dans l’histoire de la musique du XXe siècle. De quoi oublier la fausse culture afro-américaine vendue (prostituée ?) à l’entertainment marchandisé, globalisé…

Pour ceux qui seraient intéressés à explorer davantage la « coltranology », un document incontournable s’impose : sur Netflix, le très remarquable documentaire Chasing Trane de John Scheinfeld.

* Concert réédité récemment : Miles Davis & John Coltrane, The Final Tour: The Bootleg Serie Volume 6, Sony Music.
** C’est aussi une des plus belles compositions de Coltrane, dédiée à sa femme, et qui apparaît sur l’album Giant Steps de 1959.
*** Je n’exclus pas que dans mon bilan final, une minute avant de mourir – je dis cela sans « crainte ni tremblement » – il n’apparaisse pas que c’est John Coltrane qui musicalement m’a le plus marqué : depuis qu’un certain jour de mes seize ans, à partir d’une écoute en apnée (intuitivement illuminante, presque spirituellement « logique »), il m’a révélé une direction vers une vie autre, changée pour le meilleur ou pour le pire.

Illustrations: photographie de Jim Marshall / Impulse! Records.

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Patrick Corneau