Comment parler des livres sans tomber dans le registre de la banalité collective? Et Dieu sait si la blogosphère est banale, plus encore que la presse spécialisée puisque la moindre femme au foyer peut, entre une lessive et un repassage, avoir « son petit moment culturel ». Il arrive qu’on trouve un lecteur-blogueur énervé qui nous étrille tout cela de sa mâle plume. Mais c’est rare. Ce marasme littéraro-critique plombé de bonnes intentions et de solide ennui est en partie expliqué par le peu de lectures de ces dames, nées avec la dernière pluie éditoriale et par la facilité bavardeuse inhérente au web.
Heureusement, l’édition sérieuse nous propose parfois des modèles sinon à imiter, du moins à méditer pour la qualité de leur pénétration critique. Parmi les grandes figures édifiantes (au sens propre du terme) de la critique – sans remonter aux calendes grecques – on peut citer Roberto Bazlen (1902-1965) en Italie, Jean Paulhan (1884-1968) en France…
Lire leurs critiques donne un bel aperçu de la qualité de leur regard. Regard affûté, aiguisé par d’immenses lectures. De Jean Paulhan, qui fut des décennies durant le patron de la NRF, je parlerai une autre fois. Roberto Bazlen est un cas à part. Un volume intitulé Lettres éditoriales permet de mieux connaître, à travers l’ampleur du spectre de ses lectures et l’exceptionnelle acuité de son regard sur les livres des autres, cet écrivain sans œuvre qui fascina notamment Daniele Del Giudice – ce dernier en fit le personnage tout ensemble central (et absent) du Stade de Wimbledon. Enrique Vila-Matas a lui aussi un peu brodé sur cet étrange personnage dans son Bartleby et compagnie: « Bobi Balzen était un juif de Trieste. Il avait lu tous les livres en toutes les langues et, en dépit (ou peut être justement à cause) d’une très haute exigence littéraire, préféra intervenir directement dans la vie des personnes plutôt que d’écrire. Le fait qu’il n’ait pas produit d’œuvre fait partie intégrante de son œuvre. Un cas étonnant que celui de Balzen, sorte de soleil noir de la crise de l’Occident; on dirait de son existence même qu’elle est l’aboutissement vrai de la littérature, de l’absence d’œuvre, de la mort de l’auteur: de l’écrivain sans livres aux livres sans écrivain. Mais pourquoi Balzen n’a-t-il pas écrit? » (p.37)
Dans la préface qu’il donne à ce recueil de lettres que font paraître les Éditions de l’Olivier, Roberto Calasso résume bien le type d’homme qu’était Bazlen: « Dans l’ancienne querelle qui oppose l’homme du livre à l’homme de la vie, Bazlen représentait l’homme du livre qui est tout entier dans sa vie et l’homme de la vie qui est tout entier dans le livre« . À parcourir ces lettres, ce qui frappe est l’extraordinaire liberté à la fois de ton et de jugement qui inspire la critique de Bazlen, lequel ne révère personne, ne s’agenouille devant aucune réputation si prestigieuse soit-elle. Liberté qu’il recherche aussi chez les écrivains qui, comme le précise Roberto Calasso « cultivent l’art de faire perdre pied aux autres et à soi-même, le don de faire comprendre qu’il n’est pas indispensable de s’appuyer sur quoi que ce soit – l’appui peut empêcher le mouvement. » Aussi le mouvement propre de Bazlen était-il taoïste: « une immense agilité, le flux – « ordre dans le mouvement » – l’alliance avec le vide, la circulation familière entre les contraires, l’écoute des événements germinaux » ajoute Calasso. Bref, plus qu’une méthode, une attitude, une propension. Ses préconisations de publication pour les éditeurs qu’il conseille (Bompiani et Einaudi) sont néanmoins d’une sûreté sans appel, elles tombent comme des couperets, toujours motivées par un parti pris éminemment personnel de goût (pas de théorie, surtout!) revendiqué comme tel, parfois à la limite de la provocation, assumée avec grande désinvolture et non sans humour. Quelques portraits d’écrivains – des pointures reconnues – sont brossés à l’emporte pièce.
Pierre-Jean Jouve:
« Jouve est genevois, il est né et a grandi dans un univers de très hauts idéaux parfumés; c’est assez tardivement, après une œuvre lyrique lavée à la lessive Omo et fourrée de pacifisme et de responsabilité européenne, qu’il découvre (la guerre, der Mensch ist schliesslich nicht so gut / L’homme n’est pas, au fond, aussi bon) Freud, un mariage avec Blanche Reverchon, psychanalyste — et mets-y aussi une touche de théâtre élisabéthain) le renversement du vol mystique, avec une attention particulière pour le sang et les viscères, et même l’âme viscérale. Et il se met à écrire les romans que tu sais sur l’ambiguïté, ou plutôt l’entrechangeabilité [sic] d’esprit cristallin et d’âme sanguinolente. »
Georges Bataille:
« Bataille est un aspirant loup qui voudrait sauver les chèvres et les choux (ce qui est en dessous de la dignité de tout véritable loup, et c’est même le contraire de son unique aspiration), qui se dandine face à l’irrationnel, et ce qui est pire, face à l’Ur, qui invoque la cruauté en de petites phrases post-symbolistes non pas lucides mais patinées — et qui n’est que la caricature d’un petit « névrotique » esthétisant et bourré d’autocompassion (nous ne pouvons imaginer sa solitude! et son tourment!). »
Un avis sur Stendhal:
« Pense qu’il aura fallu cent ans, non pour remarquer l’existence du sympathique, amusant, étroit, superficiel, banal Stendhal, mais pour noter que Balzac, à part les romans, a aussi écrit Les Cent Contes drolatiques. – Et pense que dans l’autre France, Eliphas Levi a eu, et a, plus de lecteurs que tous les Vigny et les Lamartine réunis (de vrais lecteurs – les écoliers à qui l’on met sur l’estomac de petites doses de Lamartine etc. tirées des anthologies, ne comptent pas).«
À propos de The Edge of Sadness de O’Connor cette fusée:
« Excellent prosateur. Lu une centaine de pages. Oublié. Su qu’il a obtenu le prix Pulitzer. Pris entre les mains. Lu une vingtaine de pages. Endormi. Donné à une lectrice de romans. Elle n’a pas réussi à le terminer. »
Enfin, je voudrais citer la dernière lettre du 16 mai 1963 à propos de Strindberg d’une évidente mélancolie:
« […] j’attire encore une fois ton attention sur le fait que c’est le seul classique que nous ayons, mais pour un monde qui n’aura plus besoin de le lire (ni de lire). »
Ces comptes rendus de lecture sous forme de lettres amicales sont un délice de lecture. On apprend beaucoup de ce Triestin, grand connaisseur de la littérature de la Mitteleuropa, imprégné de la culture italienne de l’après-guerre, homme doué d’un flair hors du commun qui nous fait paraître bien ternes les scribouilleurs du Monde et de Télérama, ou consternantes les hystéruquiérisations de Madame Angot…
Lettres éditoriales, de Roberto Bazlen, traduit de l’italien par Adrien Pasquali, éd. de L’Olivier, coll. Les Feux, 160 p., 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: une des rares photographies de Roberto Bazlen (à gauche) en compagnie de Roberto Calasso / Éditions de L’Olivier (couverture).