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La Photo numérique, une force néo-libérale

Patrick Corneau

Le déluge informationnel est désormais une vieille scie de notre postmodernité. Moins si l’on considère qu’il est essentiellement un déferlement d’images photos numériques dont on peine à se représenter mentalement l’ampleur. Les chiffres avancés donnent le vertige : 3,75 milliards de « photographes » partagent chaque mois sur leur messagerie Messenger pas moins de 17 milliards de clichés lesquels vont alimenter les serveurs de Facebook où sont déjà stockés 250 milliards de photos…

Il tombe sous le sens que ce nouveau régime d’images dans son usage n’est pas sans modifier notre rapport au monde, notre conception du réel. Cette révolution que certains n’hésitent pas à qualifier d’anthropologique avait déjà une pléiade de commentateurs, essayistes mais tous imprégnés de l’ancienne photographie de nature argentique et peinant à cerner ce qui advient avec la photographie numérique. Enfin André Rouillé vint. Il nous apporte un essai magistral qui prend enfin la mesure du séisme technique, économique, esthétique, politique que provoque la nouvelle ère du numérique. La Photo numérique, une force néo-libérale que viennent de publier les éditions L’Échappée est un livre qui fera date.

La grande difficulté aujourd’hui est la banalisation des usages, lesquels véhiculent des forces qui nous transforment à notre insu. Regardez autour de vous : le smartphone est devenu un appendice de nos membres supérieurs… Il n’y a pas un moment de la journée où la fonction photographique de votre portable ne soit sollicitée pour la grande scénographie des pixels : ils rebondissent de textos en Messenger, de WhatsApp à Facebook, de Snapchat à Instagram, de la télé aux écrans du métro. La ronde est sans fin*. Cela se passe sous nos yeux et c’est tellement banal qu’on n’y prête plus attention. Danger ! avertit André Rouillé, théoricien de la photographie, ces photos « réflexes » c’est-à-dire non réfléchies – nous les disséminons comme un chien lèverait patte – sont en passe d’altérer en profondeur notre rapport au monde.

De fait, le passage de l’argentique au numérique nous a fait passer de la messe dominicale au grand happening quotidien, du rite sacré au chaos profane et joyeusement ludique ; cela ne constitue pas qu’un saut qualitatif, loin s’en faut : « La photo argentique avait la forme fixe et figée d’images-choses : la photo numérique prospère dans l’ère du faux et des modulations, des vérités incertaines. » Le modèle traditionnel de la représentation est détourné, la photo perd sa mission de fidélité. La ressemblance, la véracité figurative ne sont plus désormais que des éléments mineurs dans le flux, la circulation, le partage récréatif et ubiquitaire d’images labiles et transitoires. Un « séisme esthétique » pour ne pas parler d’un « écroulement » qui a des conséquences politiques : bienvenue dans l’ère des fake news et de la post-vérité. Les propriétés de la photo numérique (instantanéité, volatilité, fluidité, etc.) seraient par ailleurs le reflet et les vecteurs propagateurs des valeurs néolibérales.

Dans la riche démonstration d’André Rouillé, je m’arrêterai sur le point majeur que constitue l’effondrement de la représentation. Mais avant cela et pour comprendre comment « Ceci tuera cela » – selon le pronostic de Victor Hugo qui, à la lumière des nouvelles modalités de la transmission (de la cathédrale au livre), annonçait la loi médiologique qui veut que les « graves » chutent et que le léger, le maniable, le facile à fabriquer ou à reproduire s’étendent au détriment de formes plus substantielles d’échanges – avant cela donc, il faut revenir sur la nature du médium photographique.

« Entre la photo numérique et la photo argentique, les différences ne sont pas de degré mais de nature » écrit André Rouillé. L’argentique était un procédé chimique, l’image numérique est un processus électronique. La photo argentique était une empreinte physique du monde, la photo numérique est un fichier de chiffres codés altérable à l’infini. La première allait donc de chose (le sujet photographié) en chose (la photographie) la seconde transporte la chose vers un univers d’indéfinition, virtuel et circulatoire. Le saut est considérable. En quoi ? La matière n’a pas disparue, elle s’est transformée : un nouveau matériau dynamique agrégeant langage numérique binaire avec de puissantes et sophistiquées infrastructures matérielles de calcul devient infiniment malléable. Cette non-fixité, instabilité de l’image modifiable à merci crée un soupçon perpétuel : est-elle fidèle à son modèle ? Photoshop or not Photoshop ? De nombreux photographes (y compris ceux qui font semblant de s’ébattre nostalgiquement dans l’argentique) passent plus de temps en post-production, la souris à la main, à jongler avec des filtres de colorisation que sur le terrain ou en studio devant leur sujet… Cette défiance finit par faire disjoncter la relation de l’image à ce qu’elle représente : le réel photographié passe au second plan ; déliée, l’image numérique accède à sa propre autonomie. Elle n’est plus tributaire de son modèle, n’a plus à lui être fidèle. André Rouillé y voit la fin du règne de Platon, pour qui l’art était condamnée à la mimèsis, c’est-à-dire l’imitation de la nature. Avec pour conséquences, la généralisation des fake news, de la vérité alternative et la méfiance accrue envers une image devenue indécidable qui fait aujourd’hui la misère de l’homme augmenté.

Est-ce nécessairement un drame ? André Rouillé n’est pas si affirmatif. La photo numérique a de multiples visages et peut aussi être créative. Ainsi la plateforme Snapchat où le message posté ne pourra pas être visualisé plus de dix secondes avant d’être systématiquement détruit garantit, selon André Rouillé, aux clichés de n’être que de purs événements. On reçoit une image, mais elle va disparaître : la pression des secondes nous empêche de contempler, seulement d’apercevoir. L’éphémère retrouve alors un peu de la fugacité propre à certains phénomènes naturels : un animal traversant une route à toute vitesse, un éclair zébrant le ciel. Pour André Rouillé, l’approche de Snapchat est salutaire : face à l’intangible et si décriée mémoire numérique de Facebook qui capture l’entièreté de nos activités et nos photos, l’amnésie de Snapchat est bienvenue. On accède à « une liberté carnavalesque qui peut s’exercer sans crainte que les excès, provocations et transgressions ludiques d’un jour ne fassent inopinément retour. » D’ailleurs le logo de cette application est un fantôme, c’est tout dire.

Ce sur quoi André Rouillé se montre nettement plus critique est l’aspect politique du sujet : la collusion entre l’image numérique et le système néolibéral. Thèse qui apparaît dans le titre : la photographie numérique « est » une force néolibérale. André Rouillé s’appuie sur les travaux de Theodor Adorno pour qui « La forme esthétique, c’est du contenu social sédimenté. » Autrement dit, les caractéristiques formelles d’une œuvre d’art ou d’un outil expriment les conditions sociales et politiques de l’époque. Or les formes de la photo numérique soit la fluidité de la transmission, la flexibilité, l’hyper-mobilité dialogique… sont précisément les traits du néolibéralisme. La photo numérique apparaît donc comme néolibérale en tant qu’elle contribue à décliner, auprès des individus et dans les images, les modèles du marché, de la concurrence et de l’entreprise. Elle entretient une proximité de valeurs avec la rationalité néolibérale tant dans les secteurs de la technique, de l’économie, de l’esthétique et surtout du pouvoir.

C’est là que le bât blesse… En proposant aux utilisateurs une offre prodigieusement séduisante en termes d’accès illimité et entièrement gratuit à des techniques inouïes et réellement magiques pour faire de nous des producteurs à satiété d’images (des « infra-amateurs »), c’est un marché de dupes qui s’est mis en place. Mais écoutons le réquisitoire sans faille d’André Rouillé : « Les opérateurs néolibéraux ont fait de cette situation incontestablement extraordinaire un parangon de la liberté. Or, ladite « liberté » brandie haut et fort sert à masquer ce paradoxe qu’elle est la condition d’exercice du contrôle social le plus puissant et le plus généralisé de toute l’histoire ; et à masquer cet autre paradoxe, économique celui-là, selon lequel la gratuité pour les utilisateurs est la source de profits colossaux pour les opérateurs. La liberté d’usage techniquement et économiquement offerte est donc un vecteur néolibéral de contrôle et de profit. Un clivage oppose ainsi l’horizontalité des échanges entre les utilisateurs à la verticalité du pouvoir des opérateurs. Quant aux images, leur fluidité et leur flexibilité sont paradoxalement assurées par un code numérique et des algorithmes d’une absolue rigidité… »

Toutes les protestations (légitimes) que nous entendons en ce moment sur les dérives haineuses (voire terroristes) des réseaux sociaux ne sont que cris d’orfraies tant que l’on a pas compris le fonctionnement des forces actives derrière ces images simulacres qui nous manipulent et nous contrôlent. La bataille, comme certains l’ont compris est vaine si elle se cantonne à la régulation, au domaine législatif totalement impuissant face à des instances supranationales ; elle doit se porter vers l’accès et le contrôle des algorithmes, bref au cœur du calcul où, comme dit Maurice Blanchot, est généré « un univers où l’image cesse d’être seconde par rapport au modèle, où l’imposture prétend à la vérité, où enfin il n’y a plus d’original, mais une éternelle scintillation où se disperse, dans l’éclat du détour et du retour, l’absence d’origine**».
Il faudra de lourdes et puissantes coalitions pour peser sur les arcanes informatiques concoctant ces algorithmes qui nous cornaquent ; l’Europe forte de ses 743 millions de citoyens-consommateurs pourrait s’y atteler…
* Il va de soi que je ne m’exempte pas de cette attitude : nous sommes tous embarqués dans cette schizophrénie, à la fois sur la scène et dans le public…
** Maurice Blanchot, « Le rire des dieux », La Nouvelle Revue Française, juillet 1965, p. 103.

La Photo numérique, une force néo-libérale d’André Rouillé, Collection « Pour en finir avec », Éditions L’Échappée, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Photographie de Susana Dobal / Éditions L’Échappée.

Prochain billet le 21 novembre.

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Patrick Corneau