C’est sans doute une des lectures les plus éprouvantes faite depuis longtemps. Je n’ai pas lâché ces 288 pages pendant deux jours et en suis sorti moulu, éreinté, secoué mentalement et surtout émotionnellement comme jamais. Lire les Souvenirs militaires de la Grande Guerre de Charles Vildrac c’est faire un voyage en Enfer, c’est faire un Voyage au bout de la nuit bien plus éprouvant que celui de Céline. Louis-Ferdinand fait de la littérature, de la grande certes, Vildrac lui, témoigne. Il vous prend à ses côtés, et sans élever la voix, sans pathos mais guidé par une compassion immensément humaine vous met avec une implacabilité photographique le nez dans le monstrueux gâchis que fut cette absurde boucherie où l’homme a abdiqué son humanité massivement, ultimement, une première fois à l’échelle européenne – avant de réitérer et parfaire l’industrialisation de la mort à l’échelle mondiale vingt-cinq ans plus tard. Inutile de dire que lorsqu’on sort d’une telle expérience de lecture, où l’on frôle l’horreur absolue, la grande clameur du monde victimaire qui nous entoure prend une couleur inattendue. Lire Vildrac c’est accepter de faire tomber les œillères dont nous confortons notre inconscience, notre irréalisme, peut-être notre folie présente. À rapprocher les époques, l’effet de parallaxe est redoutable, rudement sévère car Vildrac n’épargne personne, dénonçant l’incurie des pouvoirs publics et militaires, les scandaleux profits de guerre, l’indécence des bellicistes en pantoufles, l’indifférence des civils blasés, etc. ; mais personne n’est obligé au pas de côté pour se regarder dans le douloureux miroir de l’histoire, beaucoup lui préfèreront la quiétude du somnambulisme hagard et sans regards…
D’abord, il importe de présenter cet homme d’une qualité de bonté, de probité et modestie exceptionnelles – haute tenue morale et spirituelle reflétée sans conteste par une prose limpide, précise et fluide.
Fils d’un Communard et d’une directrice d’école, Charles Vildrac né Messager (1882-1971) fit son service militaire en 1903-1904, peu après avoir publié ses premiers textes, et eut déjà l’impression de subir une forme d’abaissement par la discipline militaire. Il préférait assurément le compagnonnage du groupe de la « Jeunesse artistique et littéraire » (1902-1903), qui conduirait bientôt à la « belle aventure » de l’Abbaye de Créteil (1906-1907). Les compagnons de sa bohème d’avant-guerre étaient des poètes, des artistes, des imprimeurs, des écrivains dont beaucoup seront fauchés par la guerre. Dès 1909, Vildrac et sa femme fondent « une petite galerie de peinture moderne » rue de Seine. En 1912, les éditions de la NRF publient Découvertes, puis deux ans plus tard, une version augmentée du Livre d’amour, qui le fait connaître. Mais le 2 août 1914, date la mobilisation générale, Charles Vildrac doit rejoindre le 46e Régiment d’Infanterie à Fontainebleau : « Notre long train, salué çà et là, au passage, était plein de braillements et de coups de sifflets. Excités et vantards scandaient : À Berlin. Mais il y avait les silencieux, les renfrognés qu’au départ leur jeune femme avait embrassés en pleurant. » Il gagne la ligne de front et participe comme simple soldat (il refuse tous les promotions de grades) aux combats, marches et patrouilles, errances et rapines, dans les vallées, forêts et villages de la région d’Argonne…
Quelques extraits, on ne peut plus édifiants, sur le profond sentiment d’absurdité éprouvé par la chair à canon…
Il y eut encore quelques velléités de combat, quelques vaines manœuvres, résultant d’ordres massifs aussitôt suivis de contre-ordres. Le pion qu’on déplace sur l’échiquier ignore ce qu’on attend de lui. Enfin commença une marche en colonne, vers le Sud, et qui nous parut de tout repos. Bien peu d’entre nous pensaient à un repli ou à une retraite. On se plaisait à croire à une relève ou à un changement de secteur. Les plus frustes fondaient une quiétude goguenarde sur le dicton ressassé à la caserne : « Faut pas chercher à comprendre ».
Nous étions encore au début de la guerre, pas plus exercés à la faire qu’endurcis par elle. D’ailleurs au cours de celle-ci comme de toute autre, combien de combattants, fantassins ou artilleurs, tirant sans presque jamais voir l’adversaire, eussent été horrifiés s’ils avaient été mis en présence des mutilés ou des morts sur qui leurs coups avaient porté. On ne dénoncera jamais assez le mensonge et l’imposture des éternels glorificateurs de la guerre qui affublent d’un héroïsme individuel toute victime d’un asservissement collectif.
Dans cette seconde quinzaine de septembre 14, où, de nouveau, les Allemands faisaient front, où notre avance devenait tâtonnante et nos positions précaires, où les indécisions, les incohérences du commandement, le mauvais temps et la fatigue provoquaient tous les relâchements
Nous allions en forêt de Hesse, vers Vauquois, secteur inconnu du régiment qui, avant de s’être reformé, tenait le ravin des Meurissons, en forêt d’Argonne. Il était de règle de ne pas faire attaquer une position redoutable par une troupe qui en avait déjà mesuré les dangers. Il ne faut pas que les chevaux des picadors, poussés vers le taureau, sachent où ils vont : on leur a bandé les yeux. Moyennant un litre d’alcool par homme, on prétendait à la fois nous doper et nous faire perdre la connaissance du risque.
Dans les jours qui suivirent, un abondant courrier et des colis restés en souffrance nous furent distribués. Tandis que nous éprouvions pleinement notre fatigue, nous parvenions à dénombrer nos camarades tués ou blessé et les commentaires sur l’attaque absurde, sur l’absence et l’incapacité du commandement, allaient bon train.
Mais au repos, commandants et colonel manifestaient leur présence. Ils entendaient, selon leur propre formule, reprendre la troupe en mains et ordonnaient pour nous de vrais programmes de caserne : exercices, marches, gymnastique, revues, gardes, corvées. Il ne fallait pas laisser le soldat s’abandonner à une détente, échapper, ne fut-ce que par la pensée à la condition militaire. Dans les tranchées, nous vivions en ordre dispersé ; la vigilance, le danger même, nous conférait une existence individuelle. Dans les cantonnements de l’arrière, le retour à la Compagnie, à son atmosphère, à ses disciplines devenait étouffant, intolérable, surtout à des hommes ayant dépassé la trentaine.
Le Général Sarrail, installé à l’arrière immédiat, dans un blockhaus du Mamelon-Blanc d’où il embrasse le spectacle, dit aux officiers de son entourage : « Saluez, messieurs ! » Saluer qui ? Saluer quoi ? L’affreuse pagaïe qui régnait sur la Butte, les assaillants refoulés, décimés par leur propre artillerie ? Le début d’un monstrueux gâchis de vies humaines qui allait durer plus d’une année, jusqu’à ce que les Américains, négligeant la Butte inaccessible, la dépassent en brisant avec leurs chars les lignes allemandes dans la vallée…
Un matin que je m’épouillais à l’entrée du boyau central, Paul me fit lire, en passant, une note qu’il portait au Commandant, un ordre dont l’ignominie, plus encore aujourd’hui qu’alors, me paraît invraisemblable. Cet ordre disait le plus naturellement du monde : « Vous n’avez pas assez de pertes, augmentez la combativité de la troupe. » Cela relevait d’une aberration courante. On a pu souvent constater, au cours de cette guerre, que la valeur, l’audace, la gloire de nos grands chefs militaires se mesuraient aux chiffres de leurs pertes. Aussi bien, ces messieurs se disputaient les honneurs du communiqué.
Gravement malade (dysenterie), Vildrac est évacué fin 1914 vers Pézenas, provisoire havre de paix, puis, le 15 février 1915, il repart pour le l’enfer de Vauquois.
Au sein de cette vie commune de misère, de fracas et de barbarie, de bêtise galonnée, de cette expérience du « dépassement de l’épouvante », il y a d’infimes instants de bonheur pur apportés par l’esprit de fraternité, d’entraide, par la présence réconfortante de la nature (quand elle a échappé au saccage), celle des bêtes (admirable et touchant portrait de Le Gris, le beau percheron qui tire la voiture sanitaire et sera tué par un obus), le baume de la poésie, de la musique :
Il me souvient que par une belle et calme fin de journée, alors qu’en seconde ligne, nous occupions à cinq ou six une des huttes du Bois-Noir, pris soudain de prosélytisme, ou du besoin de m’épancher, je tentai d’orienter ou d’élever nos bavardages. Je parlais de l’amitié, de ce que pouvait être et s’accroître en chacun de nous la richesse intérieure ; je parlais d’effusion, de communion avec la nature, avec tous les aspects de la vie.
En arrivant à Parois où l’on commentait ce sinistre, je m’étonnai du peu d’intérêt qu’il avait pris, dans notre bel après-midi. Quelle vie effarante nous menions : tour à tour et à deux ou trois jours d’intervalle, sous les obus et les crapouillots, parmi les blessés et les morts, puis retrouvant un monde aimable où nous écoutions César Franck et Fauré, commentions Verlaine et Rimbaud dans une griserie d’évasion.
Devenu caporal-brancardier, Charles Vildrac est au printemps 1916 l’un des 73 pauvres hères de sa Compagnie (qui en comptait 240), encore survivant. En juin, grâce aux démarches de sa femme, il est affecté à la Section de Camouflage à Amiens puis Chantilly et bientôt envoyé en Italie. Charles Vildrac exerce alors des responsabilités auprès des plus humbles travailleurs avec un esprit plein d’équité et de bonté. Il est démobilisé fin 1918. Le recueil qu’il donnera après-guerre, Chants du désespéré (1914-1920), traduit en poèmes « l’horrible surprise de guerre ».
Ce n’est que dans les années 50-60 en relisant son journal, ses poèmes, les lettres envoyées à sa famille que Vildrac entreprend ce récit, resté inédit jusqu’à aujourd’hui. On a du mal à comprendre qu’un tel témoignage n’ait pu trouver d’éditeur. La sainte et saine colère de l’humaniste dérangeait-elle ?
On ne remerciera jamais assez Claire Paulhan dont on connaît et apprécie les très hautes exigences éditoriales d’avoir mis tout son professionnalisme – et sa passion ! – pour restituer à partir du Fonds d’archives Charles Vildrac, déposé à l’IMEC, ce document exceptionnel qui, s’il est fondamental à notre mémoire historique, va bien au-delà par son insigne exemplarité, par les admirables valeurs morales, spirituelles qui l’animent, et plus que tout le sens intime de l’humanitas qui s’y exprime (si précaire, si délaissé et parfois même bafoué en ces temps de pandémie). Lisant, je me suis souvenu de cette remarque de Kafka dans une lettre à Max Brod : « Quelquefois il me semble que l’essence de l’art, l’existence de l’art, ne s’explique que par de telles considérations stratégiques : pour rendre possible une parole vraie d’homme à homme. »
S’il y avait une leçon à retenir de cette épopée effroyable, elle pourrait se résumer avec ces mots de Charles Vildrac dans un article pour Europe, n° 143, novembre 1934 (« Du P.C.D.F. à l’ancien combattant » inséré en annexe) : « Un mensonge fondamental sur lequel prolifèrent toutes les variétés de mensonges, des plus stupides aux plus redoutables, de la mystification à l’imposture, de l’hypocrisie au cynisme, tel est sans doute de tous les aspects moraux de la guerre, celui qui présente, à distance, le plus d’unité. Poincaré ment, le communiqué ment, la presse, bien payée, se surpasse. C’est une orgie de fausses nouvelles et de formules mensonges : La France a donné sa signature… / La Nation, maîtresse de ses destinées… / La guerre pour le droit et la civilisation… / Nos morts exigent… »
Sans oublier qu’au cœur de cette furieuse apocalypse, de cet abîme d’indignité (l’épisode « Une exécution » est atterrant), il y eut des hommes de la trempe de Charles Vildrac qui s’attachèrent, comme dit Apollinaire, à « explorer la bonté contrée énorme où tout se tait ». Le seul et vrai devoir de mémoire (formule si galvaudée aujourd’hui) ce n’est pas d’aller se baguenauder à l’Historial de la Grande guerre ou de « faire le circuit des batailles » c’est de lire Charles Vildrac pour empêcher que la mémoire vivante des faits transmise par les mots (« une parole vraie d’homme à homme ») ne sombre dans la béance éternelle du temps.
Souvenirs militaires de la Grande Guerre de Charles Vildrac, édition introduite et annotée par Georges Monnet, collection “Pour Mémoire”, avec 50 illustrations noir et blanc – Éditions Claire Paulhan, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : En médaillon, photographie de Charles Vildrac / Éditions Claire Paulhan.