Après Clarice Lispector, c’est une autre perle de la littérature latino-américaine que nous proposent ce mois-ci les éditions des femmes Antoinette Fouque avec La Promesse, livre dernier, posthume*, de Silvina Ocampo (1903-1993), figure majeure de la littérature argentine. Rappelons que Silvina fut la sœur de Victoria Ocampo (fondatrice de la célèbre revue et maison d’édition SUR), l’épouse de Adolfo Bioy Casares et l’amie de Jorge Luis Borges. Entourage prestigieux donc. D’un tempérament plus réservé que sa sœur, discrète, elle a bâti une œuvre singulière, pleine d’humour et d’ironie comme le montre cet ultime opus. L’argument qui inspire et structure ce récit est redoutablement intelligent et est, peut-être même, un modèle d’inventivité littéraire. Au cours d’une traversée transatlantique sur un paquebot une femme tombe accidentellement à la mer. Tandis qu’elle flotte à la dérive elle s’en remet à sainte Rita, avocate des causes désespérées, et lui fait une promesse. Si elle réchappe à la noyade, elle écrira l’histoire de sa vie. Au milieu d’un océan tour à tour prodigieux et menaçant, des personnes, des lieux commencent alors à affluer sporadiquement dans la mémoire de la naufragée. Peu à peu, l’imagination et la poésie prennent le pas et le récit, composé comme un « dictionnaire de souvenirs », s’émancipe de la vraisemblance.
On a compris l’astuce de cette « Promesse »: raconter sans cesse des choses, continuer à raconter encore et encore, telle la Shéhérazade du conte, pour retarder, maintenir à distance la mort. Tandis qu’elle agonise en flottant à la dérive, la narratrice voit affluer à sa conscience (de plus en plus perturbée) une série de personnages rencontrés tout au long de sa vie. C’est à l’intérieur du théâtre intime de sa mémoire qu’elle nous emmène, compilant, reconstruisant les « vies minuscules » de proches, famille, amis qui l’ont entourée durant son existence. Certains personnages bénéficient d’une histoire complète et autonome tandis que d’autres ont une biographie éparpillée, ramifiée à travers la totalité du récit. Le choix de cette structure à la fois concentrique et expansive, ouverte à de nombreuses digressions et interpolations n’est pas le moindre charme de cette longue nouvelle (excellemment traduite par Anne Picard) qui hésite entre réalisme et féerie. Les portraits, tels des satellites, gravitent autour du « pivot » que sont les passions discordantes entre deux femmes (la narratrice et Irène), un homme (Leandro) et une enfant (Gabriela), ce qui permet à l’auteure de faire par ce biais la description d’une petite société de gens simples mais truculents et attachants. Car le regard que Silvina Ocampo porte sur cette humanité n’est pas toujours tendre, une certaine cruauté se fait jour: la générosité des cœurs a parfois du mal à faire oublier la laideur des âmes et des corps. Seule une certaine poésie de la « vie vraie » vient sauver cette souffrante galerie de destins. D’ailleurs, à mesure que la narration progresse, la dérive sur les flots entraînant l’imparable dissolution de la conscience de la narratrice, la voix de l’auteure s’échappe dans une écriture hésitante et confuse où les visions fantasmagoriques et la poésie prennent délibérément le pas. La mort apparaît alors comme un seuil ou un passage donnant accès à un nouvel état de l’être: passage heureux, voire jubilatoire, car il est libération des entraves anciennes, épanouissement de potentialités nouvelles, expérience d’un temps affranchi de la réversibilité douloureuse. Il n’y a pas d’accent dramatique ni un iota de pathos dans ce récit, seule l’imminence de la mort colore l’évocation rétrospective de la vie d’une intensité particulière: la beauté inhérente à « ce qui fut » et la part d’énigme dans ce qui advient. Dans les pages finales de La Promesse Silvina Ocampo et ses personnages semblent par instants partager la même voix, comme s’il s’agissait d’une autobiographie posthume où l’auteure anticipe avec une ironie tragique et, pour nous lecteurs bouleversante, sa propre fin dix ans plus tard.
L’audace de construction de ce délicat petit roman et l’exubérance lyrique de son écriture sont une très heureuse surprise.

« Comme Schéhérazade avec le roi Shahryar, d’une certaine manière, j’ai raconté des histoires à la mort pour qu’elle me gracie moi et mes images, des histoires dont on aurait dit qu’elles n’allaient jamais s’achever. Aujourd’hui, cela me fait souvent rire de repenser à cet ordre illusoire que je me fixais et qui m’avait paru si sévère au moment de le mettre en pratique. Parfois j’étais surprise par l’intense présence en moi d’une pensée qui se formu­lait en une seule phrase, c’était comme une de ces vignettes que l’on intercale à la fin du chapitre d’un livre ou qui ornent les pages les plus importantes. Naturellement l’ordre suivi n’est pas le même en esprit, puis sur le papier après l’écriture. Dans la mesure du possible j’essaierai de restituer au fil de ces pages l’ordre, ou plutôt le désordre instauré à grand-peine dans mon esprit, après avoir repéré dans l’eau, un peu comme à travers une vitre, une tortue de mer ressemblant au tailleur Aldo Bindo, lequel, par une association d’idées fantaisiste, m’a fait me rappeler Marina Dongui (derrière la vitrine d’une fruiterie) qui avait, comme lui, un grain de beauté sur la joue gauche. J’ai alors commencé à dresser une liste de personnes et à les décrire. »
Silvina Ocampo, La Promesse, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard, avant-propos d’Ernesto Montequin, éditions des femmes Antoinette Fouque, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

*publié en Argentine, en 2011, à titre posthume grâce au travail méticuleux d’Ernesto Montequin sur les manuscrits laissés par l’auteure.

Illustrations: Photographie de Silvina Ocampo, origine inconnue / éditions des femmes Antoinette Fouque.

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Patrick Corneau