Une journée de bonheur de Pascal Quignard, Arléa, 2017 / La vie spirituelle de Laurence Nobécourt, Grasset, 2017. LRSP (livres reçus en service de presse)
Si je rapproche ces deux livres si apparemment différents dans leur propos et surtout leur style c’est qu’ils partagent un but sinon identique, du moins apparenté. Ces deux ouvrages racontent une quête de vérité, d’authenticité dans le rapport à soi, dans le rapport au monde (on verra que les deux se rejoignent). Deux ascèses, deux transformations de soi, issues d’un événement fondateur: la décision irrévocable de répudier sa vie en faveur d’une « seconde » vie.
Pascal Quignard donne même la date et les circonstances de ce bouleversement intime: « Un jour, quand je pris – un jour d’avril, un jour de ciel bleu, sur le pont Royal, revenant du Louvre – la décision de quitter le monde… » Quitter le monde, c’est-à-dire renoncer au calendrier social et son découpage temporel en semaines, mois, etc. référence humaine « artificielle » dit-il, contrainte de nature « religieuse » qui a la même réalité (ou non réalité) que les lignes imaginaires de la latitude et de la longitude et nous expulse du temps et des rythmes naturels*. Alors vient ce projet fou de vivre selon le seul empan du jour solaire « comme les chats, comme les oiseaux », de vivre la folle sagesse d’une « diététique du dies » qui prenne le contre-pied du fameux Carpe diem (« Cueille le jour ») du poète Horace: « Je veux comprendre ce si beau vers mystérieux: pourquoi songer à cueillir le jour? Ne vaudrait-il pas mieux vivre le moment qui passe, plutôt que l’arracher à l’intérieur des heures qui se suivent? » D’où ce livre Une Journée de Bonheur qui débute par la retranscription d’une conférence donnée par Pascal Quignard au retour du Japon sur la signification d’un bouquet de fleurs (cueillies, arrachées) et qui le mène par des glissements successifs à une réflexion poétique au travers des cultures et des âges sur le rythme des saisons, puis sur celui du jour et de la nuit. Cette longue et admirable méditation sur le temps se clôt sur l’évocation du « pur événement » du 3 novembre 2013 (brûler un tas de feuilles mortes sur la rive de l’Yonne) qui lui apporte une forme de révélation sur soi: « Moi je suis heureux du temps où j’ai vécu. Ce siècle me convenait. Je n’avais pas pensé dans le ventre mouvementé et resserré et anxieux de ma mère qu’il pût y avoir un jour à connaître quelque chose d’aussi beau que pouvait l’être l’aube. Moi, je n’ai jamais imaginé plus loin que le jour effrayant quand il m’est apparu. »
Un hymne à la vie, accordé au printemps, qui se lit en prenant le temps de cueillir et savourer chaque mot, chaque idée.
Pour Pindare – autre poète – plus un être possède d’être, plus il est noble. On pourrait résumer la quête de Laurence Nobécourt de cette manière: accéder à cette noblesse de la complétude. Tout le long de la vie, Laurence Nobécourt l’a cherchée en elle et autour d’elle (Patagonie) comme le prouvent ses livres, autant d’étapes sur ce chemin intérieur, l’avant-dernière étant le récit de la bouleversante (recon)quête de son nom « propre » (Lorette, Grasset, 2016). Aujourd’hui, elle nous livre avec La vie spirituelle, peut-être le point d’orgue de ce réveil à soi, récit d’une métamorphose, d’une metanoia qui prend aussi la forme d’un manifeste littéraire et spirituel. Alors que l’ouvrage de Pascal Quignard s’appuie sur un retour du Japon, celui de Laurence Nobécourt s’adosse tout entier à la rencontre-découverte de celui-ci. En voici la trame. Jusqu’à l’année 2013, Laurence Nobécourt se cachait derrière Yazuki, un poète japonais inventé de toutes pièces, dont elle citait des vers de son cru dans ses romans. Comment Yazuki est-il né dans son esprit? Et s’il vivait vraiment? A la fois intriguée et décidée, Laurence Nobécourt enquête sur cette énigme. Elle profite d’un voyage au Japon pour traquer ce double, chercher à qui elle aurait pu emprunter ce masque, poussée par une force incontrôlable. Et là, miracle, elle découvre l’existence réelle de Yazuki qui lui apparaît comme « un signe, un hiéroglyphe, une reconnaissance, le visage d’une prophétie qui s’accomplit ». Dans un monde japonais comme en déficit d’authenticité, ce nouveau livre raconte cette enquête qui prend les atours d’un mouvement d’autodévoilement, d’accession à soi, d’accomplissement qui passe par un adieu à la « vie d’avant ». Les pseudos, les masques, les faux-semblants, les cache-misère nécessaires à la comédie sociale ou même à la « fiction » que nous jouons à nous-mêmes, toute cette collection de qualités d’emprunt qui caractérise la médiocrité contemporaine, l’ancienne Lorette les connaît. Elle sait qu’il faut s’en défaire jusqu’à disparition complète dans une déprise sans concessions pour renaître à soi. Et le Japon dans son adversité « exotique » est un électrochoc nécessaire à cette réforme: il nous éveille de l’hypnose où notre système symbolique nous a plongé. Tout son travail littéraire est donc en même temps une entreprise d’apprivoisement de soi, de traque de l’invisible, pour atteindre la vérité des êtres, le fameux shizen du maître Dogen: « ce qui est tel quel par soi-même ». On comprend que ce trésor définitif grâce auquel elle peut ultimement (?) dire: « Je peux revenir dans le monde maintenant. Je suis réconciliée », peu importe qu’il ait été le fruit de cette tribulation japonaise**, seule compte la force élévatrice de la littérature, sa formidable puissance d’éveil et d’autodépassement qui, dans sa course vers la mémoire, toujours rapproche de l’essentiel, grâce au tranchant de la pure lucidité.
Deux beaux livres, tendus, qui s’éclairent l’un l’autre, et nous enseignent que suivre l’injonction nietzschéenne « Tu dois devenir celui que tu es », comme « individuation continuée » selon les termes de Dorian Astor***, est un processus risqué, obscur et ardu. À lire consécutivement ou en même temps…
*Pascal Quignard aurait aimé cette remarque d’Olivier de Kersauzon: « Le temps en mer, c’est du temps divin, du temps qui a du sens, de la densité. C’est l’étalon-temps du bonheur. C’est du temps qui a une texture, une odeur. C’est du temps qui a de l’élégance. » (Le monde comme il me parle, Point-Seuil, 2017)
**On notera (et s’étonnera pour ma part) les remarques très négatives que l’auteure fait du Japon actuel qui lui semble perdu pour lui-même. Je ne partage pas cette vision qui m’a semblé inexacte (anthropo-culturo-centrée). Le Japon moderne constitue un inépuisable creuset de formes et de rêveries esthétiques; il incarne encore et toujours un Ailleurs dont la découverte enrichit la vie.
***Deviens ce que tu es – Pour une vie philosophique, Dorian Astor, Éditions Autrement, 2016.
Illustrations: Arléa et Grasset
« Le Japon moderne constitue un inépuisable creuset de formes et de rêveries esthétiques; il incarne encore et toujours un Ailleurs dont la découverte enrichit la vie. » Oui ! Verifié lors d’un voyage professionnel de trois semaines dans ce pays. De Tokyo à Oïata en passant par Osaka, Kyoto… J’en suis revenu « bouleversé ». Un véritable choc – bénéfique…– culturel, esthétique… Comment dire ! tous les autres pays ou villes étrangères, avant ou après, « visités » depuis, me paraissent plats. À l’exception toutefois de deux ou trois querencias (connaissez-vous Pierre Veilletet ?) : Callela de Palafrugell, Séville, Sanlucar… Bien à vous Patrick !
Merci Michel pour ce commentaire. Oui, comme vous j’ai éprouvé ce « bouleversement », ce choc au contact de ce Japon moderne qui défie tout ce qu’on peut imaginer tant qu’on ne l’a pas visité. Bien à vous Michel!