Ne comptez pas sur ce Guide anachronique de Kyoto pour planifier, cartographier votre prochaine visite de la capitale historique du Japon. Vous ne trouverez aucune bonne adresse, ni “bon plan” pour quelque haut-lieu architectural ou gastronomique… En revanche, avant de monter dans l’avion, alors oui, ce guide Arléa vous sera fort utile pour préparer votre séjour et ne pas “voyager idiot”. Allen S. Weiss, dont la bibliographie dit déjà l’ampleur et la diversité des intérêts propose une sorte de synthèse propédeutique (mais sans pédagogisme) de tout ce qu’il est nécessaire et suffisant de connaître pour ne pas tout à fait manquer un pays aussi déconcertant que le Japon. L’auteur qui enseigne à la New York University a l’avantage de mêler ici le sérieux, appuyé sur une assez étourdissante érudition, et la fantaisie d’un esprit curieux circulant avec aisance entre plusieurs cultures. Ce qui nous vaut une déambulation folâtre et méditative qui va de la variété des jardins de Kyoto, entre luxuriance humide et sèche rigueur zen, à un panorama des arts japonais apparemment aussi étrangers les uns aux autres que l’arrangement floral, la céramique, la gastronomie et sa mise en scène, la poésie de Matsuo Bashō, la cérémonie du thé et les romans de Tanizaki.
J’avoue avoir été un peu déconcerté par la composition “patchwork” du texte qui saute d’un thème à un autre : ce guide est en réalité le fruit d’un assemblage de morceaux dont certains ont paru séparément sous forme d’articles, contributions, etc. Cela n’enlève rien à la valeur de la visite – plus mémorielle d’ailleurs que physique – de Kyoto, qu’on peut alors dire authentiquement “anachronique” puisque cette ville-musée, riche vitrine de la culture ancestrale, entretient avec le Japon contemporain des rapports éminemment complexes. Ce n’est pas le Japon branché, avide de nouveauté, d’expérience, d’extravagance (les concours de déguisement kitsch Cosplay) qui passionne l’auteur mais la tradition et son extraordinaire spécificité. Comme nous l’avons dit, Allen S. Weiss est un occidental de haute culture qui s’intéresse par conséquent, comme tout intellectuel raffiné, à ce que la japonité peut offrir de plus élitiste : théâtre nô, littérature pour happy few (poésie millénaire dont l’art classique du haïku), cérémonie du thé aux contours ésotériques, céramique d’art (celle des “trésors vivants”), gastronomie pour riches amateurs.
Je ne connais qu’un seul autre écrivain qui, sur le plan de la compréhension intime d’une culture aussi étrangère et donc étrange, surpasse Allen S. Weiss : c’est le Père Maurice Lelong de l’ordre des Frères prêcheurs qui, avec Nippon (1968) chez le fantasque éditeur Robert Morel, avait donné de la “japonicité” une fresque vivante d’une rare exactitude ethnologique et poétique.
De remarquables photographies toutes dues à Allen S. Weiss accompagnent le texte – ces témoignages visuels judicieusement choisis et élégamment mis en regard d’analyses esthétiques d’une grande acuité, concourent ensemble à l’excellence du livre.
La dernière fois que j’ai vu de la neige c’était en 2019 en plein Paris, place G…, derrière mes fenêtres. Le souvenir que j’en ai gardé est le spectacle extraordinaire des flocons non pas tombant mais montant dans le ciel par le singulier jeu des courants d’air venant des avenues adjacentes. À la hauteur du cinquième étage, on aurait dit une cours de récréation en folie : descendant et remontant, des myriades de flocons tournoyaient les uns autour des autres, comme des écoliers turbulents se poursuivant, ivres de liberté…
Qui n’a pas crié : il neige ! il neige ! Tous, philosophes, scientifiques, artistes, alpinistes, promeneurs ou enfants, tous nous sommes tombés, à un moment ou un autre de nos vies, sous le charme énigmatique de la neige. Cette fascination, cette magie, il fallait bien un “guide anachronique” pour en tracer les linéaments. C’est chose faite – et admirablement – par Élisabeth Foch-Eyssette* qui nous propose avec Guide anachronique de la neige une promenade littéraire aussi fragile et aussi belle que les premières neiges. Comment ? L’auteur prévient : « Pas question de me lancer dans un travail exhaustif. La neige mérite de la délicatesse plutôt qu’un archivage acharné. Pas question non plus de l’épingler comme une collection de papillons. » Mais “rutschen lassen”, laisser glisser… des images, des souvenirs, des lectures, des anecdotes formant un immense kaléidoscope aussi ramifié et versatile que la structure d’un cristal de neige.
Car la neige c’est tout un monde ! Ainsi Jean Malaurie, parmi les Inuits, en relève mille nuances linguistiques :
– aoktorunrzeq (la neige tassée, fondue, gelée, là où un chien a dormi) ;
– apinngrauyt (la première neige de l’automne) ;
– qorktas (un trou fait dans la neige par un jet d’urine) ;
– auviq (brique de neige pour faire un igloo) ;
– nargrouti (morceau de neige pour boucher un trou qui goutte dans l’igloo…)
Jigoro Kano, lui, inventa le Judo, en observant les roseaux et bambous ployant sans se rompre sous la neige… Le vénérable archevêque d’Upsala, Olaus Magnus publia en 1555 une oeuvre consacrée à la représentation graphique du cristal de neige.
W.A. Bentley, surnommé Snowflake, fut le pionnier de la photographie de flocons. Premier cliché le 15 janvier 1885. Quatre mille cinq cents plaques suivront dont deux mille cinq cents publiées dans Snow Crystals où l’on relève qu’il n’y a pas deux flocons identiques, inimaginable ! Cela me rappelle l’adage zen selon lequel “il n’y a pas un seul flocon de neige qui ne tombe à sa place”.
Il neige dans les livres de Mario Rigoni Stern et de Nicolas Bouvier, ou dans la poésie de Novalis ; il neige sur les mythes et légendes, sur les photographies de Bernard Plossu, de Masao Yamamoto. Il neige aussi sur nos souvenirs, sombres ou lumineux.
Merveilleuse neige… N’est-elle pas l’hommage que le ciel rend à la terre à la faveur des nuages ? Aussi pour rien au monde nous ne voudrions renoncer à la voir tomber, n’en déplaise au réchauffement climatique.
Au Temps qu’il fait deux rééditions bienvenues qui sont des “guides” à leur manière : ils nous invitent à une célébration ou un émerveillement.
Après avoir travaillé dans la librairie et l’édition, Patrick Cloux, auvergnat de naissance, vit retiré depuis 2013 à la campagne où il cultive son jardin, au propre comme au figuré. Son œuvre littéraire, presque exclusivement composée de “chroniques”, vise à établir les liens qui unissent les cultures savantes à leurs ancrages populaires.
De ses livres, voici celui qui aura rencontré le plus de lecteurs. Paru d’abord il y a tout juste trente ans, Marcher à l’estime touchait avec un peu d’avance sur son temps les amoureux de la marche autant que les amateurs d’“objets de nature”.
Conçu dans la mouvance des peintres et des poètes du Land Art, ce traité d’émerveillement ne pèse rien dans un sac à dos. Il célèbre les formes naturelles et les œuvres de fortune que la liberté vive des chemins nous distribue en abondance. Sa règle première est de fuir l’ennui souvent consubstantif aux livres de nature, d’où cette interrogation : « Qu’est-ce que je cherche si ce n’est une conscience élargie ? Cet éternel rebond de vivre qu’il faut gagner sur l’effacement, sur l’émiettement, ces cailloux qu’il faut lancer à tant d’orties. Je cherche une surnature, un chevauchement des formes pour quitter les pétrifications mentales, les congères sociales, le défilé de mode des idées. Je crois trouver à ces riens, à ces bricolages un peu saugrenus à partir d’objets souvent élémentaires, une poétique des choses et de leurs relations qui délivre des emprises et conjugaisons trop déclinées. » Patrick Cloux ouvre alors « les bons canaux où le sang vif circule », et la beauté vient « par simple contagion »…
Ce n’est pas un hasard si ce livre est dédié à Pascal Commère.
Pascal Commère vit lui aussi à la campagne et publie depuis 1978. Nourri charnellement et métaphysiquement par la terre ancestrale du Pays d’Auxois, matière de ses œuvres, il a publié une vingtaine de livres, proses narratives et poésie, et il est également l’auteur de nombreux textes critiques consacrés à des “frères de lettres », écrivains et poètes, comme André Frénaud**, Gustave Roud, Serge Wellens, Franck Venaille, James Sacré, Petr Kral, Jean-Loup Trassard.
Chevaux initialement publié chez Denoël en 1987 nous conte la vie qu’un enfant mène en solitaire dans l’ombre des grands chevaux et le souffle de leurs naseaux sur la paille. Une existence décalée entre une mère bientôt endeuillée, un frère qui lance des cailloux dans les vitres, et un père qui, peu après, se tuera à l’entraînement. L’enfant communie avec le grand système des bêtes jusqu’à la pitié, laissant s’installer en lui cette lente fascination qui le conduira à devenir lui-même jockey. En parallèle, avec un bout de crayon, sur des bons de commande ou de vieux catalogues, il confie sa détresse à la présence bienveillante des chevaux. Ainsi, et comme on apprend à se tenir en selle, se fait le long apprentissage de l’écriture qui lui permettra un jour de tracer la première phrase de la lettre qui décidera de sa vocation. Avec ce livre qui reçut la Bourse Del Duca lors sa parution, Pascal Commère affirmait d’emblée sa sensibilité et son style, avec cette manière lente de nous convier aux fastes d’une enfance en apparence banale, mais finalement exceptionnelle.
Il serait injuste de cantonner le talent de Marie-Hélène Lafon à ses romans nous plongeant dans les vies à la campagne, celles de paysans et d’enfants de paysans. Elle a aussi un ou deux “chantiers”, comme elle dit, sur de grandes figures qui l’obsèdent et qu’elle “rumine” – ainsi ce Flaubert que l’on a pu lire en 2018***. Aujourd’hui, elle sort chez Flammarion les fruits d’un “chantier violent” consacré à Cézanne, le peintre de la montagne Sainte-Victoire, des pommes, des natures mortes, des portraits de famille, mais aussi le père de l’art moderne, et l’inspirateur des cubistes. Dans cette plongée en pays cézannien, il s’agit d’écrire de « libres variations à inventer en des matières où tout a toujours déjà été dit par des spécialistes confirmés ou des écrivains de haute volée. » Elle va cézanner en Haute Cézannie, c’est-à-dire surtout et avant tout dans et autour de la famille, champs de bataille d’où sort un peintre “empêché” dont Hortense, sa femme, aurait dit (confidence posthume à Matisse) : « Cézanne ne savait pas ce qu’il faisait. Il ne savait pas comment finir ses tableaux. Renoir et Monet, eux, savaient leur métier de peintre. » Cet artiste “bien peineux” méritait donc une enquête…
Cézanne, c’est d’abord une gueule qu’on n’oublie pas. Son accent non plus ne s’oublie pas, même si c’est un taiseux. Se frotter aux autres lui est souvent difficile, rugueux. Être dans le monde non plus, mais par la peinture et pour elle, il fait corps avec les pays traversés. Il fait paysage, il rocaille, il caverne, il éclate. Ce qu’admire Marie-Hélène Lafon chez Cézanne, c’est son dépassement de soi, une ténacité organique, une nécessité de faire les choses, comme chez les paysans qu’il admirait et qu’elle connaît si bien. Et de l’obstination, il lui en a fallu pour affirmer sa vocation de peintre face à un entourage dont on peut dire qu’il n’était pas très “porteur”. Cézanne vient d’une famille bourgeoise d’Aix. C’était une famille récemment bourgeoise, son père avait fait fortune tout seul dans la banque. Paul Cézanne et son père ont la même forme de brutalité dans leur rapport au travail et à l’argent. Son père comprend que Paul ne reprendra pas le flambeau et que ce qu’il a créé n’intéresse pas son fils. Ces deux hommes ont du mal à se comprendre. Délaissé par son père parce qu’il n’a pas de succès, peu soutenu par une femme et un fils qu’il supporte (“la boule et le boulet”), Cézanne doit batailler en permanence pour s’imposer, trouver sa place. En septembre 1874, il se confie à sa mère, son tendre et seul vrai soutien, dans une lettre poignante avec une fulgurante réflexion sur la création (le “fini”) que tout artiste, écrivain, peintre, musicien… devrait méditer : « Je commence à me trouver plus fort que tous ceux qui m’entourent, et vous savez que la bonne opinion que j’ai sur mon compte n’est venue qu’à bon escient. J’ai à travailler toujours, non pas pour arriver au fini, qui fait l’admiration des imbéciles. – Et cette chose que vulgairement on apprécie tant n’est que le fait d’un métier d’ouvrier, et rend toute œuvre qui en résulte inartistique et commune. Je ne dois chercher à compléter que pour le plaisir de faire plus vrai et plus savant. Et croyez bien qu’il y a toujours une heure où l’on s’impose, et on a des admirateurs bien plus fervents, plus convaincus que ceux qui ne sont flattés que par une vaine apparence. »
Marie-Hélène Lafon ne signe pas une énième biographie de Cézanne, et ce livre ne se veut surtout pas un ouvrage de spécialiste en histoire de l’art. Non, avec Cézanne l’auteure “mange de la peinture” et comme C. F. Ramuz qu’elle cite en exergue : “Il me le fallait vivant”. Elle se faufile dans son dernier atelier, y voit des choses invisibles à l’œil nu qu’elle rapporte et assemble en un puzzle dont les pièces s’agencent impeccablement (osant d’audacieux rapprochements : Cézanne – Flaubert – Giono) pour dessiner avec ses qualités et ses aspérités un portrait magnétique du peintre de la Sainte-Victoire. Toujours avec cette écriture à l’os, parfois sèche mais toujours intense, enfiévrée, d’une originalité et d’une liberté folles. Marie-Hélène Lafon est allée vers Cézanne comme lui “allait au paysage”, à corps perdu, dans une célébrante explosion de sensations. Cet essai en est la trace éblouie.
* Elisabeth Foch-Eyssette vit à Paris et voyage sans cesse. Elle est l’auteur d’Éloge des voyages et du repos, aux éditions Arléa.
** Signalons chez le même éditeur d’André Frénaud (1907-1993) : Où est mon pays ? Poèmes, choix et préface de Laurent Fassin, 2023 (22€). Un recueil qui rend hommage à un esprit profondément indépendant, et même réfractaire, qui fit de lui un poète singulier à l’influence considérable.
*** Flaubert, “Les auteurs de ma vie”, Buchet-Chastel, 2018.
Guide anachronique de Kyoto de Allen S. Weiss, trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Allain, photographies de l’auteur, éditions Arléa, 2023 (22 €).
Guide anachronique de la neige de Élisabeth Foch-Eyssette, éditions Arléa, 2023 (21 €).
Marcher à l’estime – Une chronique de la nature (édition augmentée) de Patrick Cloux, coll. Corps neuf.20, éditions Le temps qu’il fait, 2023 (10€).
Chevaux de Pascal Commère, coll. Corps neuf.20, éditions Le temps qu’il fait, 2023 (12€)
Cézanne – Des toits rouges sur la mer bleue de Marie-Hélène Lafon, éditions Flammarion, 2023 (21€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Arléa – éditions Le temps qu’il fait – éditions Flammarion.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Je me souviens de Patrick Cloux qui officiait au rayon littérature de la librairie des Volcans à Clermont-Ferrand.
🙂