Dans la tradition des Moralistes du dix-septième siècle et sous le titre général de Propos réfractaires Luc-Olivier d’Algange reprend chez L’Harmattan deux séries de formes brèves devenues introuvables depuis 2013, augmentées de cinq méditations sur l’uniformisation des êtres et des choses, la morale, la langue française et la cause perdue de l’Idée, de l’Âme…
Il est évident que Luc-Olivier d’Algange* est et ne sera pas compris. Car son livre vient de lui et non de l’air du temps. Luc-Olivier d’Algange est, de fait, l’être le plus réfractaire à la modernité qui soit, il hait la “merdonité” qu’est pour lui la vie moderne qu’il définit ainsi : « chercher des réponses à des questions ineptes ou mal posées et trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas ». Il n’est nullement “réactionnaire” – vocable suremployé qui a perdu toute signification – et encore moins un “conservateur”, ce serait plutôt un conversateur, un formidable conversationniste… J’entends déjà des grommellements au fond de la salle : encore un boomer largué qui crache dans la soupe ! Hé bien non, Luc-Olivier d’Algange n’est ni dépassé – il serait même merveilleusement, intempestivement en avance ; et sa complexion est à des années-lumières du genre “boomer”. Il serait plutôt de la race de ces fortes têtes si heureusement qualifiées d’“Impardonnables” par Cristina Campo : survivants-résilients (pas ceux de Cyrulnik), jamais unis mais résistant à tout, aux embrigadements, aux donneurs de leçons, à l’acculturation crétinisante, à la montée de l’insignifiance… Survivants au sens fort : survivances ou résurgences d’âges immémoriaux de civilisation dans toutes les sociétés successives où ces irrédentistes apparaissent. Inaptes à toute mobilisation comme à la tentation de toute démesure, ils adhèrent au monde, dont ils connaissent les frontières et apprécient les plaisirs : loin d’esquiver leur condition de mortels, ils l’assument “plein corps” en jouant librement avec elle. Avec ce credo ou plutôt cette devise : « Chaque jour me propose ses raisons de vivre absolues et particulières. Je n’attends pas d’une abstraction ou d’une nécessité la force de me mouvoir. »
On trouvera ici quelques mauvaises nouvelles – autrement dit de sévères correctifs – concernant les poncifs qui étayent notre bien-pensance : égalitarisme versus hiérarchie par exemple. « L’égalitarisme engendre le conflit, non seulement avec les hiérarchies – qui, en général cèdent la place avec une facilité déconcertante -, mais surtout, une fois installé, entre les plus ou moins nivelés, qui auront toujours les dents découvertes, non pour rire, mais pour mordre. La hiérarchie est seule également pacificatrice et bienveillante pour le supérieur et l’inférieur. Il y a dans l’égalitarisme un mauvais infini qui demeure toujours altéré d’un pouvoir qu’il n’a pas. Soif inextinguible : d’où les extrêmes disparités de fortune et de pouvoir que l’on constate dans les démocraties libérales ou, naguère, “populaires”, dont la vocation fut d’empêcher le bonheur de l’intelligence et les formes de vie supérieure qui sont, ontologiquement, offertes à chacun. » Ou des renversements clarifiants : « Dans le monde moderne, ce n’est plus l’esclavage qui est au service du travail, mais le travail et la “production économique” qui sont au service de l’esclavage. Dans le monde moderne, l’esclavage n’est pas un moyen, mais une fin. D’où la théorique “abolition” de l’esclavage, c’est-à-dire son changement de forme ou de modalité. L’abolition ne fait pas disparaître l’esclavage, mais le généralise. Il passe ainsi d’un état circonscrit et pour ainsi dire minéral à un état gazeux. Partout se respire la servitude délétère. Nous n’avons pas libéré les hommes de la servitude, nous avons libéré la servitude de ses limites. Tour de force : les esclaves vantent, promeuvent et défendent leur propre servitude. Spartacus relégué aux limbes. »
Parfois, l’auteur tire une fusée qui éclaire notre triste actualité : « Le péril est grand, à chaque instant, de perdre son esprit, son âme et d’avoir le cœur soulevé. Vaincre en soi le dégoût, la récrimination, le grief. Le pardon est la diététique nécessaire au combattant. La haine que l’on porte en soi est toujours à l’avantage de l’ennemi. »
Il y a une dimension tragique dans ces propos qui les rend incomparables et donc incompatibles avec une certaine littérature anti-moderne à la mode. Ici pas de mélancolie ni de nostalgie “maman-bobo”. Un désespoir gai, un sens de la perte assumé lucidement, sans plainte pleurarde ; la fierté d’être debout au milieu des décombres, d’en mesurer l’étendue et d’y faire face avec panache, à la Cyrano… En bon lecteur d’Hölderlin, Luc-Olivier d’Algange sait que « là où est le danger, là croît aussi ce qui sauve ». Certes, « la réalité est une armée noire qui marche sur nous, dotée de toutes les puissances modernes, et qui ne trouvera en face d’elle que les rêveurs, armés de fleurets, disposés à mourir pour la beauté du geste ». Ceci dit, il y a des victoires en puissance : « Toutes les causes sont historiquement perdues, sauf celle de l’avilissement. Mais la plus perdue de toutes les causes perdues est aussi celle qui s’approche le plus de la victoire surnaturelle. Victoire essentielle et immédiate : lorsque la fin ne justifie plus les moyens. Les causes perdues sont un peu moins perdues qu’on nous le voudrait faire croire. »
On l’aura compris, ce livre est un peu le “dysangile” du samouraï occidental après la catastrophe. Je le tiens pour l’un des très rares “qui aident” : une sorte de vade-mecum** pour échapper à l’hypnose ambiante. S’il n’est pas enclin au système et s’il tient la bride courte au passéisme, Luc-Olivier d’Algange ose quelques pas dans le pressentiment d’un « matin profond », d’un recommencement heureux, car il sait la patience des dieux infinie. Contre l’indéfini, la confusion, et l’indistinction qui sont devenues les maîtresses du temps, Luc-Olivier d’Algange écrit en poète, en devin, polissant les armes de l’infini. L’aventure de l’Idée, l’histoire de l’Âme ne sont peut-être pas closes comme on veut nous le faire accroire…
* Écrivain, poète, essayiste, Luc-Olivier d’Algange est l’un des meilleurs spécialistes de Jünger. Je recommande très vivement Le Déchiffrement du monde : la gnose poétique d’Ernst Jünger, publié dans la même collection Théôria chez L’Harmattan.
** Avec Poteaux d’angle de Henri Michaux, autre grand et magnifique réfractaire.
« J’abhorre toute étiquette, mais s’il en est une qui me serait supportable c’est celle d’idéoclaste, de brise-idées. »
Cette énergique remarque de Miguel de Unamuno est posée en exergue du journal “idéoclaste” que Jean-Pierre Luminet a tenu du 26 mai 2014 au 7 octobre 2023 (avec quelques éclipses cependant). Que faut-il entendre par idéoclaste ? Le genre de qualité qui ne s’inscrit pas dans le discours officiel dont les médias mainstream se font quotidiennement le relais. L’auteur nous fait part de ses ravissements, de ses interrogations, de ses inquiétudes, de ses regrets, mais surtout de ses colères à une époque où il semblerait que ces dernières ne puissent être “admissibles” que dans un camp : celui du “Bien autoproclamé”. La question qui vient immédiatement est : pourquoi les humeurs de ce monsieur seraient-elles plus légitimes que d’autres profils “réfractaires” ?
Tout simplement parce que Jean-Pierre Luminet est un éminent astrophysicien à la réputation internationale, et dont la vocation, comme pour tout scientifique digne de ce nom, est avant tout de ne pas adhérer, de ne pas “coller” à ce qui, bien souvent, n’a que l’apparence de la vérité. Savoir repérer les sophismes, dénicher les biais cognitifs, les arguments d’autorité, les dogmes sous-jacents, les conflits d’intérêts, les manipulations en tous genres, est bien évidemment un prérequis pour les chercheurs de son envergure. Mais à une époque où les faits vacillent, où les vérités deviennent “alternatives” et où le narratif officiel trompe impunément, n’est-ce pas un impératif pour quiconque veut atteindre à une objectivité dont on sait qu’elle est sans cesse menacée par le tohu-bohu des réseaux sociaux (remplis de “blattes dyssyntaxiques” selon l’auteur) amplifié par des médias décrédibilisés (ils “conduisent le naufrage”) ? Sachant que ce scepticisme méthodique dont parlait déjà Montaigne, dans quelque domaine que ce soit, ne doit en aucune manière être confondu avec ce que certains s’empresseront de nommer “paranoïa”.
Si vous souhaitez ne vous nourrir que des propos consensuels et angéliques bon marché de la “gogauche parisienne”, si même, si vous n’êtes sensible qu’à ce qui émeut, passez votre chemin. Jean-Pierre Luminet s’adresse aux âmes fortes et ouvertes, autrement dit celles capables de se dégager du pathos qui agrège, abolit les distances et les déférences. Cet ouvrage remarquable par son souci de l’argumentation et l’étendue de sa connaissance est un des plus roboratifs de cette rentrée. Lisant ce Journal idéoclaste il se peut que vous soyez bousculé par ce qu’il vous arrivera de confondre avec du mépris élitiste, alors qu’il ne s’agit que d’un “effet de réalité” pris au sérieux ou de simples coups de sang au nom d’un certain amour, celui d’une époque que chacun a le droit de regretter sans être pour autant un horrible réactionnaire d’extrême droite ! La vigueur éruptive des propos vous surprendra peut-être : de fait, ce journal a pris naissance sur une page FB et un compte YouTube où les échanges, on le sait, sont pour le moins “épidermiques”…
Résumons-nous : nul n’est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir… et tient éperdument à ses convictions par peur de se perdre en chemin. Aussi, gardons le cap en compagnie de ce “réfractaire libre” (et non “libertaire”) qu’est Jean-Pierre Luminet. Contre la marée montante de l’insignifiance et la course à la nullité, un seul remède : “L’intelligence est la première forme de résistance à la barbarie.”
Cioran avait le sentiment que “l’heure de fermeture a sonné dans les jardins de l’Occident” – formule empruntée à Cyrill Connolly qu’il plaçait en exergue de son essai “Les deux vérités” paru dans La Nouvelle Revue Française en Mai 1977 (n° 293). Quarante six ans plus tard l’humanité dans une consciencieuse inconscience s’est appliquée à confirmer ce diagnostic.
S’il n’est pas le premier des poètes et pamphlétaires à sonner le glas de la fermeture, Christian Adam est sans doute le premier contemporain à donner à son avertissement la forme extraordinaire d’un poème en alexandrins. Ce vif brûlot nous livrant en vers la grande épopée hugolienne de la “revanche de la Terre” contre une humanité guettée par l’abîme, à la veille du grand Collapse est un véritable tour de force ! Comme s’attache à le souligner Georges Picard dans la préface : « Ce contre-emploi, qui est aussi un contre-pied (et un pied-de-nez !), est une véritable réinvention polémique. D’abord par son rythme répétitif de douze syllabes, martelage impitoyable de faits, de cris, de rires (souvent jaunes), de vérités bonnes ou mauvaises à dire, de coups à l’estomac propres à acculer les sceptiques dans les cordes. Ensuite, et surtout, par sa verve, son inventivité, son ironie et sa précision rhétorique. La forme quasiment frondeuse et provocatrice d’un Poème rimé transforme les descriptions clinique et sociologique de Christian Adam en paysages apocalyptiques aussi précis qu’hallucinés ». On ne saurait mieux dire l’exquise et roborative originalité de cette “épopée” et combien dans le paysage de l’édition actuelle, le livre de Christian Adam fait figure d’objet littéraire mal identifié. Plus qu’un frivole morceau de bravoure d’éloquence poétique, il s’agit davantage, pour reprendre Queneau, d’un exercice de style au service d’une “cause” – évidemment perdue d’avance – pour nous dessiller les yeux sur l’apocalypse en cours. De fait, Christian Adam ne croit pas à la survie possible de notre espèce dont l’aveuglement persistant (nourri de molles et hypocrites résolutions) ne permet plus un retour vers un monde vivable. Dans la morne plaine des ouvrages “sans cervelle ni tripes” comme dit Picard, qui envahissent les librairies, le livre de Christian Adam fait figure de rareté dont on ne saurait se priver. Christian Adam siffle la fin de la partie : la fête est finie – nous voilà prévenus.
J’ai cité plus haut Cristina Campo (1923-1977) et ses Impardonnables (Gli imperdonabili, 1987) – texte éblouissant qui fut pour beaucoup une révélation. L’œuvre de Cristina Campo est d’une brûlante intensité. Proche en cela d’Emily Dickinson et de Simone Weil qu’elle a lues, méditées et travaillé à faire découvrir en Italie. Dans son écriture comme dans toute sa personne, Campo est d’une élégance et d’un raffinement rares. “Réfractaire”, elle le fut éminemment, par sa foi exigeante et austère qui lui fait rejeter la liturgie postconciliaire et, à la fin de sa vie, se tourner vers le rite byzantin. Son rayonnement littéraire n’a cessé de croître depuis lors grâce à diverses initiatives éditoriales qui la sortent d’un cercle pour happy few. C’est le cas de Gérard Pfister des éditions Arfuyen qui avait publié ses poèmes en 1996 dans les “Cahiers d’Arfuyen” et réédite aujourd’hui cette traduction dans la collection bilingue “Neige”. Le Tigre absence (La Tigre Assenza,1991) ici traduit et présenté par Monique Baccelli et Les Impardonnables ont suffi à la faire découvrir de manière posthume. La critique s’est enthousiasmée pour cette “trappiste de la perfection”, cette “fleur indéfinissable et inclassable”, cette “créature de feu, violente, extrême”, mais aussi “exquise et insaisissable comme une dame italienne de la Renaissance”.
Elle qui, du fait d’une grave malformation cardiaque, n’avait pu mener à bien sa scolarité, c’est avec passion qu’elle s’est nourrie des œuvres de Dickinson et Hofmannsthal et a traduit des auteurs comme Mansfield, Woolf ou Zambrano*. Mais c’est dans le courage et l’intransigeance d’une Simone Weil qu’elle a trouvé l’âme sœur.
Habités par une quête spirituelle brûlante, les poèmes du Tigre Absence saisissent le lecteur d’une beauté étrange, à la fois vibrante et hiératique. Nul mot ne définirait mieux cette voix que ceux qu’elle décernait à la poétesse américaine Marianne Moore, “simple, rare, subtile, royale, vertigineuse, limpide, patiente, rigoureuse, décidée, austère, essentielle, ferme, érudite et discrète”.
Cristina Campo déclarait qu’elle avait peu écrit, mais aurait aimé avoir moins écrit encore – on ne peut alors que se réjouir d’avoir l’occasion de la lire ou la relire avec ces somptueux poèmes qui, comme dit Monique Baccelli, “sortent tout droit des enluminures sacrées”.
* Voir le remarquable Si tu étais là – lettres à Maria Zambrano (1961-75) par Cristina Campo aux éditions R&N, 2023.
Propos réfractaires de Luc-Olivier d’Algange, éditions L’Harmattan, 2023 (21€).
Journal idéoclaste de Jean-Pierre Luminet, Les éditions du chien qui passe, 2023 (16€).
La Terre aura les derniers maux, Pamphlet en vers et contre nous de Christian Adam, préface de Georges Picard, coll. Poésie(s), éditions L’Harmattan, 2023 (14€).
Le Tigre absence de Cristina Campo, traduit de l’italien et présenté par Monique Baccelli, édition bilingue, coll. Neige, éditions Arfuyen, 2023 (15€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions L’Harmattan – Les éditions du chien qui passe – éditions Arfuyen.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Les propos sur l’égalitarisme et l’esclavage extraits du premier livre cité me plongent dans des abîmes de perplexité. Il eut été intéressant de demander à un serf du Moyen Âge , à un enfant travaillant dans les mines au XIX siècle, ou à un esclave noir dans les champs de coton américain revenus à notre époque de les commenter.
Certes, les renversements de point de vue sont toujours intéressants, même et surtout s’ils ne caressent pas dans le sens idéologique du poil…
🙂