Patrick Corneau

Patrick aime assezDans son dernier opus, Arnaud Villani débusquait dans la philosophie grecque une césure majeure entre le prélude présocratique et son après (“Socrate-Platon”). Derrière cette succession “naturelle”, il pointait la marque originelle d’une “guerre dans la pensée” lourde de conséquences dans notre destin civilisationnel. En effet, en un duel toujours renouvelé dans l’histoire occidentale, s’affrontent et s’entretiennent, dans cet affrontement même, deux puissances de pensée : la première, une “pensée-mouvement”, cherche à dire les relations “mobiles” entre les êtres, les oppositions et les écarts au sein du monde et de la nature, à saisir comment cette diversité mouvante peut faire corps et constituer un tout. La seconde, comme “pensée substance”, détermine les choses et les êtres en eux-mêmes, infériorise le monde sensible et lui substitue l’éternité du monde vrai, celui des Idées auquel tout est soumis, la connaissance, la politique, l’éthique. 
Avec ce nouvel essai, Arnaud Villani revient sur la “pensée-mouvement” en explorant ses tenants philosophiques et aboutissants politiques. Il s’agit d’éclaircir ce type de pensée énigmatique ou plutôt un face-à-face dont trop peu de penseurs parlent. Les questions posées sont : qu’est-elle ? Où la situer dans le mouvement philosophique ? Que peut-elle apporter aux hommes dans leur relation au monde ? 
Pour Arnaud Villani penser selon la “pensée-mouvement”, c’est se concentrer, non sur les êtres et les choses existant dans leurs limites assignées, mais porter son regard sur l’intervalle, la passerelle entre ces êtres et ces choses. On évite ainsi ce cancer de la pensée occidentale et désormais mondiale : la dichotomie sous sa forme manichéenne qui oppose les choses deux à deux, en chiens de faïence (pensée de guerre). C’est considérer que les choses et les êtres, non seulement ne peuvent exister sans leurs innombrables “relatifs” – l’arbre avec l’eau et la terre, l’animal avec son “milieu”, l’homme, avec ses poumons et l’air qui les fait vivre, avec ses milliards de congénères –, mais encore sont continuellement modifiés, co-construits dans et par cette relation. Villani oppose ainsi la “relation” et le “rapport” : dans la relation, les éléments se transforment mutuellement ; dans le rapport, les éléments demeurent “tels qu’en eux-mêmes”. Soudain se dessine la lutte féroce de la culture humaine pour éliminer toute importance à la nature et prendre définitivement les commandes de l’univers. Telle est la véracité de la “pensée-mouvement”, elle permet de relire critiquement toute l’évolution de la pensée et de modifier notre regard sur ce qui nous entoure, à l’aide d’une intelligence du cœur, d’une foncière bienveillance. En réaffirmant l’exigence absolue de liberté et de libération des flux en politique, Arnaud Villani rend un hommage vibrant (sans génuflexions car il ne se soucie pas “de laver les pieds des statues”) à son maître Gilles Deleuze et à la lignée des “seniores” qui l’ont précédé : Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Baudelaire, Thoreau… ceux par qui “le réel est augmenté”.

Patrick aime pas malGünther Anders (1902–1992) occupe une place à part dans le paysage philosophique de notre temps. Il fut l’élève de Husserl, de Cassirer, de Scheler et de Heidegger (auquel il s’opposa radicalement dans un essai paru en 1948, Sur la pseudo-concrétude de Heidegger, Sens&Tonka, 2003) et son œuvre est contemporaine de celles de Walter Benjamin dont il était cousin, de Levinas (qui traduisit l’un de ses premiers textes) ou d’Hannah Arendt dont il fut le premier mari. Son parcours est celui de l’exil : hors de son pays d’origine, puisqu’il émigra en France puis aux États–unis de 1933 à 1950 et ne voulut pas vivre en Allemagne lors de son retour en Europe. Anders (l’“autre”), devint son nom de plume alors que travaillant pour gagner sa vie dans un journal berlinois, il s’appliqua à rester hors des champs académiques de la philosophie et de la carrière (il refusa tous les postes qui lui furent proposés à l’université). 
Ce sont les séismes de l’époque et l’urgence d’y répondre qui dès les années trente et jusqu’à la fin de sa vie lui semblèrent, impérativement, l’enjeu et l’objet de la réflexion. Son écriture emprunte toutes sortes de chemins : romans, critiques, poèmes, essais, contes. Son geste premier est de refuser l’isolement d’une pensée de l’Être, de situer l’homme au cœur de ses œuvres. Mais surtout, il est l’auteur de l’une des plus radicales et rigoureuses critiques de l’industrialisation du monde qui soit, annonçant et énonçant, le premier, l’ère de la “honte prométhéenne”. Anders a publié de nombreux essais consacrés au nucléaire, et c’est avec les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme qu’il s’est fait connaître en France. Ses livres ont été publiés chez Fario : L’Obsolescence de l’homme Tome 2 (le Tome 1 étant paru aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances en 2002), Sculptures sans abri Étude sur Rodin, La violence : oui ou non, L’homme sans monde, Sténogrammes philosophiques, Ma judéité, ainsi que sa Correspondance avec Hannah Arendt.
L’Humain étranger au monde – Une anthropologie philosophique publié aujourd’hui se présente comme les prolégomènes et socle de ce qui deviendra la critique impitoyable de son époque, qui est aussi la nôtre. L’anthropologie philosophique dont il est question ici, dans le sillage de Max Scheler et de Helmut Plessner est une façon d’échapper à l’analytique existentiale de Heidegger. À la différence de l’animal, immergé dans un monde qui lui est donné comme un matériau a priori, l’homme, est d’abord sans monde, “libre de monde”. Absolument libre, il est irrévocablement lui-même et personne d’autre, mais cette existence en tant que moi est en même temps hautement contingente. D’où un problème d’identification avec soi. Pour Günther Anders, l’homme ne se sauve pas de ces tentatives d’identification ratées par un saut dans la foi, à la manière de Kierkegaard, mais par un saut dans l’action en construisant a posteriori (homo Faber) le monde qui lui manque. Penser l’homme comme étranger au monde, comme a posteriori, l’oblige à envisager la relation a priori du vivant au monde et à thématiser un “a priori matérial” qu’il explore à travers des objets comme l’instinct, le besoin, la veille et le sommeil. Anders ne s’arrête pas là, puisqu’il insiste finalement sur les limites d’une telle anthropologie, et remet en cause l’anthropocentrisme dont elle peut procéder. 
Un livre fondamental pour comprendre cette pensée pleine de prescience, marquée par une tension “schizophrénique” entre une distance envers l’anthropocentrisme et un intérêt fervent pour une humanité parvenue tragiquement au stade de la survie.

Patrick aime beaucoup !Un remarquable essai sur Baudelaire centré non sur sa biographie mais sur son “évacuation”. « Il n’y aura que les gens d’une mauvaise foi absolue qui ne comprendront pas l’impersonnalité volontaire de mes poésies » avait averti Baudelaire. L’a-t-on entendu ? Cette impersonnalité qu’il revendique d’une voix spectrale, il en fait à la fois une machine de guerre contre le lyrisme romantique dit “personnel” et ses débordements, mais aussi une méthode radicale pour changer le paradigme de la poésie. Cela au prix de bien des malentendus avec l’ “hypocrite lecteur”, qui au nom du pacte autobiographique post-rousseauiste passé par les premiers romantiques avec leurs lecteurs croit encore que le poète, c’est l’homme, et qu’on peut lire en lui a cœur ouvert*. Aurélie Foglia montre que ces préjugés du poème egocentré, Baudelaire s’emploie à les liquider dans l’encre noire de la mélancolie. C’est sur l’évidement du sujet lyrique en deuil de lui-même (après l’avoir été de Dieu) que Baudelaire érige une poétique nouvelle, fondée sur une éthique de l’altérité qui transcende le sujet, l’excède pour le porter au-delà de ses limites à la puissance de l’universel. Geste qui définit l’utopie “fatale” de la modernité.
Une remarque d’importance : cet essai est, certes, le fruit des recherches d’une enseignante chevronnée de l’Université Sorbonne Nouvelle qui creuse la littérature des XIXème-XXIème siècles (éditions critiques de Lamartine, Madame de Staël) et cherche à penser en particulier ce qui fait poème, et ce que fait la poésie. Mais, formellement**, il présente une qualité rare dans ce milieu : il n’est pas écrit dans ce style de dissertation poussiéreuse, filandreux et pontifiant qui est souvent la marque des pensums académiques (je ne citerai pas de noms). Aurélie Foglia est une authentique écrivaine qui a fait paraître un roman et plusieurs livres de poésie aux éditions Nous (dont Gens de peine, 2014) puis Corti (Grand-monde, 2018, Comment dépeindre, 2020, Lirisme, 2022, prix Vénus Khoury-Ghata 2023). Engagée contre l’écocide, le féminicide et l’articide, mot qu’elle a forgé après avoir subi la destruction totale de ses toiles, elle participe à de nombreuses revues, anime des ateliers d’écriture, et se remet à peindre et exposer. Saluons donc comme un souffle de fraîcheur ce profil atypique au sein de l’Alma Mater !
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Dans un essai à l’érudition dispersée et un peu touffue, Bernard Baillaud confirme cette impersonnalité en comparant Baudelaire à un miroir où, tel un objet transitionnel, chaque glosateur projette sa propre image : « À lire les études consacrées à Baudelaire, on verrait volontiers en lui un grand miroir, dans lequel se reflètent ses petits lecteurs, esthètes ou rapins, érudits ou mécréants, athées, chrétiens ou formalistes, spiritualistes, existentialistes, socialistes ou réactionnaires, lecteurs de Gracchus Babeuf ou de Joseph de Maistre, mais tous, chics, trashs ou punks compris, s’appuyant sur lui pour se justifier eux-mêmes. Il n’y a guère que le féminisme qui peine à trouver en Baudelaire le reflet d’une fraternité — mais une preuve inverse, pourquoi pas ? » in Baudelaire à la campagne – Une amitié littéraire : Charles Baudelaire & Auguste Poulet-Malassis, éditions Fario, 2023.
** On peut seulement reprocher à l’éditeur le choix d’un corps de caractère trop petit qui gène la lecture, laquelle sur 250 pages devient une véritable épreuve qui finit par fatiguer, épuiser l’attention…

Patrick aime assezPhilippe Di Meo est écrivain, critique et traducteur. Je l’ai souvent cité ici pour des traductions françaises de Federigo Tozzi, Edgardo Franzosini, Giorgio Manganelli, Andrea Zanzotto – mais son répertoire comprend aussi : Carlo Emilio Gadda, Bartolo Cattafi, Pier Paolo Pasolini, Giorgio Caproni, Giuseppe Bonaviri, etc. Il a en outre écrit de nombreux essais sur la littérature française et italienne, la peinture et le cinéma et collabore à de nombreux sites et revues littéraires. Grand connaisseur de Pasolini, il nous propose aujourd’hui un très pointu recueil d’essais sur l’œuvre complexe et multiforme de ce démiurge italien. Au plus près de la matière textuelle qu’il a traduite, Philippe Di Meo sonde les pulsions et les constructions d’une imago à travers les œuvres représentatives de l’écrivain. Philippe Di Meo s’efforce d’extraire d’un maquis de contradictions (qui confinent presque au non-sens pour le lecteur lambda), les étapes d’une naissance à soi-même. Dès ses premiers poèmes, l’essentiel de l’œuvre de Pier Paolo Pasolini s’articule autour de la figure de Narcisse. C’est à travers l’évocation de ce mythe qu’il assouvit un impérieux besoin de confession publique. Mais Narcisse livre une lutte perdue d’avance contre le passage du temps. Pasolini mène ce combat en faisant un usage immodéré de l’analogie pour essayer de concilier instant et durée. Bientôt ce jeu acrobatique se révèle intenable. Il remet alors en cause l’idée même de représentation qui avait été initialement la sienne à travers deux œuvres majeures : La Nouvelle Jeunesse (1975) et Pétrole (posthume, 1992), mais également dans un court-métrage comme Que nous disent les nuages ? (1968). Il invente alors des formes nouvelles comme malgré lui et contre ce en quoi il avait longtemps cru : un univers fondé sur l’éternel retour.
Pour ceux qui ne seraient pas familier avec cet univers un peu déconcertant où l’affectivité et les déchirements intellectuels prennent le pas sur le raisonnement, je recommande de commencer par la lecture des deux entretiens qui figurent en fin de volume. Ils permettent d’avoir une vision globale suffisante pour comprendre les ressorts de ce parcours qui commence dans la poésie de tradition dialectale (non dénuée de sources classiques) et se termine dans les contradictions et apories d’un publiciste antimoderne doublé d’un polémiste paroxystique qui n’eut pas le temps de terminer le grand roman-confession qu’eut pu être Pétrole. 

Patrick aime beaucoup !En ce mois de décembre, L’Atelier du roman rend hommage à Leo Perutz (1882–1957). L’écrivain autrichien a connu les deux grands désastres de l’Europe. Le premier, dans les tranchées, comme soldat. Le deuxième, comme exilé à cause de ses origines juives. Toutefois ses romans ne sont pas ceux, ni désespérés, ni ceux d’une victime de l’Histoire. Quoique profondément pessimiste quant au sort de l’Europe, et profondément sceptique quant aux capacités de l’homme de résister au Mal, son humour, son cosmopolitisme et son insatiable désir de se réinventer, font de lui un romancier parmi les plus grands du XXe siècle. D’ailleurs, ce n’est pas du tout un hasard si Perutz rencontre dans ce numéro quelques-uns de ses illustres confrères, comme Boulgakov, Céline, Kundera et Carpentier. 
Cosmopolite, humaniste, farouchement anti-nationaliste, polyglotte, grand voyageur et esprit à la fois scientifique (études en mathématiques) et littéraire, Leo Perutz mieux que personne a su fondre dans un génie romanesque très Mitteleuropa humour et scepticisme quant au sort de notre civilisation. Les riches et passionnées contributions autour de ce créateur protéiforme nous invitent à le lire ou le relire.
L’Atelier du roman continue à désensabler avec bonheur quelques grandes figures de la littérature en les débarrassant des stéréotypes qui les encombrent : l’évangélisme angélique de Tolstoï (Marion Messina de mieux en mieux), l’inédit Guerre de Céline (Nunzio d’Annibale avec un pamphlet célinoïde renversant !), la géniale ironie romanesque de Boulgakov (Raphaël Arteau McNeil), les grands poètes africains (Boniface Mongo-Mboussa) et la Modernité selon Carpentier (Massimo Rizzante).
Sinon, un post-it à Reynald Lahanque pour sa virulente réflexion sur la baisse du temps consacré à la lecture des œuvres littéraires concomitante à l’effondrement du système éducatif noyé sous la primauté désormais conférée à la “bienveillance”. Post-it aussi à Yannick Roy pour le triste constat qu’au Québec, avec le wokisme, on n’aspire plus qu’à cultiver l’idiotie locale – laquelle s’exportera bien sûr, inévitablement, comme tout américanisme vers “l’Europe aux anciens parapets”.
À signaler enfin un bel entretien avec le sagace Guy Scarpetta sur les aspects esthétiques et la nouveauté artistique de l’œuvre de Kundera, en butte après sa mort aux démons de la politisation qu’il avait farouchement combattue de son vivant.
Comme toujours, cet ensemble est rythmé par l’allegro des facétieux et réconfortants dessins du regretté Sempé.

Vers une pensée-mouvement – Voyage entre les choses et les mots d’Arnaud Villani, éditions Encre marine, Les Belles Lettres, 2023 (21€).
L’Humain étranger au monde – Une anthropologie philosophique de Günther Anders, traduit de l’allemand par Annika Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, éditions Fario, 2023 (33€).
Le culte de l’impersonnalité – Essai sur Baudelaire d’Aurélie Foglia, coll. Raisons, éditions La rumeur libre, 2023 (20€).
Pasolini poète et romancier – De la pulsion de régression à la crise de la représentation de Philippe Di Meo, collection “Palimpsestes”, éditions de La Lettre volée, 2023 (18 €).
L’Atelier du Roman n° 115, “Leo Perutz – Sous le signe du merveilleux”, éditions Buchet-Chastel, groupe Libella, décembre 2023 (22€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Encre marineéditions Farioéditions La rumeur libreéditions de La Lettre voléeéditions Buchet-Chastel.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau