Décidément la postérité de la grande Clarice Lispector est riche en surprises. Voici – qui l’aurait cru ? – un “herbier” composé par cette figure majeure de la littérature brésilienne et l’une des plus grandes écrivaines du XXe siècle. Initialement publié le 3 avril 1971 dans le Jornal do Brasil de Rio de Janeiro puis retravaillé pour Agua Viva (1973) et inclus ensuite dans le volume A Descoberta do Mundo (La découverte du monde) en 1984, De natura florum trouve, grâce aux éditions des femmes-Antoinette Fouque, une nouvelle vie.
L’ouvrage est structuré comme un herbier en prose, personnel et poétique. À partir de vingt-cinq entrées, partant du plus général vers le plus singulier, Clarice Lispector évoque d’abord des définitions botaniques puis décrit vingt fleurs, rose, violette, tournesol… qu’elle admire avec la sensibilité poétique qu’on lui connaît. Ce florilège est effectivement à l’image de Clarice Lispector : fin et audacieux, c’est-à-dire exquisément féminin (ce qui ne disqualifie pas une pointe de féminisme). « C’est la fleur féminine, elle se donne toute et tant qu’il ne lui reste que la joie de s’être donnée. Son parfum est un mystère féminin et, si on la hume profondément, elle touche le fond du cœur et laisse le corps tout parfumé. Sa façon de s’ouvrir en femme est très belle. Ses pétales ont un goût agréable dans la bouche, il suffit d’essayer. Les rouges ou les príncipe negro sont d’une grande sensualité. Les jaunes donnent une alarme joyeuse. Les blanches sont la paix. Les roses sont en général plus charnues et ont la couleur par excellence. Les orangées sont sexuellement attirantes. »
Les illustrations toutes en aplats pastels d’Elena Odriozola Belastegui apportent au texte une douceur juvénile.
Original et singulier, De natura florum a été conçu dans un format inédit, sous couverture rigide. Il vient enrichir le cycle de publication de l’œuvre de Clarice Lispector au sein des éditions des femmes-Antoinette Fouque. Un merveilleux cadeau pour les fêtes à destination des petit(e)s et des grand(e)s !
Une expérience intéressante ou peut-être tout à fait vaine : compter hors personnes, “selfies”, animaux, couchers de soleil, ce qui se présente comme objets sur les photos que contient notre téléphone. En ce qui me concerne, j’imagine que le nombre de photos de murs ornés de street-art parisien dans la mémoire de mon iPhone pourrait bien remplir les cimaises d’une galerie du Marais. En attendant quelques 3 500 images patientent sur le Cloud dans l’espace de partage Flickr. Dans son ouvrage De fonte en comble publié par Le temps qu’il fait, Gilles Ortlieb fait lui aussi ce type de calcul : en additionnant « toute la fonte accumulée, par photographies interposées » sur son téléphone, il estime que ça se « mesurerait sans doute en quintaux sur un pont-bascule pour camions remorques ».
Le voyageur qu’est Gilles Ortlieb est aussi un grand marcheur, et tout marcheur naturellement regarde où il met les pieds… Cela fait des années qu’il photographie les plaques d’égout qui ponctuent les trottoirs d’ici et d’ailleurs. Ces surfaces sont pour lui un « compagnonnage » ; un repère qu’il retrouve à travers le monde. Il en aime la beauté, l’usure, le mystère qu’elles recouvrent, les messages et épitaphes explicites ou sibyllins qu’elles délivrent par écrit (« Gaz de Paris », « Danger de mort ») ou par des petits dessins (un cadran de téléphone). Regardant ces photos, on est stupéfait par la versatilité de ce que ces plaques montrent, même les plus simples : des dates, des origines (Pont-à-Mousson, en Meurthe-et-Moselle) ou des emblèmes. Les formes (carrées, rondes, ovales), les motifs, les reliefs varient sans que nous y prêtions attention. Mieux, ces lourdes plaques sont un peu vivantes et jouent avec le temps qu’il fait ou qui passe, s’usent, s’érodent, se transforment au gré de la fonte des neiges ou de la pluie qui s’étale au ras du sol. Elles sont totalement wabi sabi*…
Sans pour autant avoir, dans mon téléphone, des tonnes de pavés et de bitume, je suis attentif aux graffitis “tagués” sur les trottoirs : pochoirs protestataires, ludiques ou modestement informationnels, ils reflètent au ras du macadam un certain état de l’humeur (et de l’humour) parisien. Lorsque ma collection pèsera un juste poids éditorial, peut-être ferai-je signe à Georges Monti ?
* Nom japonais posé sur le goût pour la mélancolie des choses, la sensation face à ce sur quoi l’on peut déceler le “travail du temps et des hommes”, la patine, l’impermanence, l’incomplétude.
Plutôt que de présenter des “beaux livres”, assez vitre refermés et oubliés, il est préférable de se tourner vers un “bon livre” qui vous guidera vers le beau qu’il soit livresque ou pas. Catégorie plus rare et sûrement plus profitable. C’est le cas presque exemplaire de Ravissement – Sur un tableau de Caravage de Martine Reid paru chez Arléa dans la collection “La rencontre”.
Vous remarquerez que le nom du Caravage ne figure qu’en sous-titre car, au fond, ce n’est pas l’objet du livre. C’est un prétexte – d’importance certes, mais adventice. Le propos est d’une simplicité biblique : à quoi cela rime de regarder un tableau ? Pourquoi ? Comment ? Et si l’on y prend du plaisir, qu’est-ce que le “ravissement” ?
Ces questions nous ne nous les posons jamais. Une sorte de tropisme nous pousse collectivement vers les musées, un mimétisme grégaire nous y convie, nous en prescrit la visite ; réflexes ou habitudes que nous n’interrogeons jamais. Et pour beaucoup ce moment social se résume à un “J’y étais !”, “Nous l’avons fait !” Bref, la “messe culturelle” comme snobisme, élitisme… Il fut un temps où la peinture était instruction et édification, elle n’est plus qu’un marqueur de classe, de “distinction” (selon Bourdieu) chez certains, une surcouche au-dessus du conscient et de l’inconscient chez d’autres.
Reprenons notre fil. Nous partons à Rome, plus précisément à la galerie Doria Pamphili où se trouve une merveille (1,35 sur 1,66 m) que l’écrivaine place plus haut que tout : Le Repos pendant la fuite en Égypte du Caravage (1573-1610). Martine Reid, nous prend par la main : trajet de 3h30 entre son appartement parisien et la destination ; le parcours est minutieusement décrit, sans précipitation – en effet, l’attente fait monter le désir… La belle astuce de Martine Reid est d’interpeller, d’impliquer le lecteur : “vous faites ceci”, “vous faites cela”, c’est notre personne qu’elle pousse devant elle – on y est, on s’y croit. Avec un léger sourire aux lèvres car elle ne se prend pas exagérément au sérieux. C’est une stendhalienne : légèreté et distance ironique. Il y a de la sprezzatura dans tout cela, une élégance désinvolte ou de la désinvolture élégante…
Martine Reid nous avertit : « C’est le moment ou jamais de se souvenir des leçons de Stendhal. On ne va pas au tableau sans informations ; on ne part pas à la bataille sans munitions, en excursion sans biscuit. » Une préparation est nécessaire qui ne consiste pas à lire les ennuyeux cartels qui envahissent les murs des musées. Martine Reid en énonce les raisons et les décline posément. D’où une diététique du regard. Une méthode d’éducation (rééducation) de l’œil.
Et le grand maître du ténèbrisme ? On y arrive, on y arrive (p. 58)… et l’on saura beaucoup sur son art trouble et sensuel, sur sa vie mystérieuse et violente.
Et la quintessence de son art ? Le ravissement ? Je n’en dirai rien car c’est la noix d’or de ce livre. Comme l’admiration, il ne se livre qu’au terme du rébus patiemment, savamment tracé par l’auteure, fait de ce qu’elle a cultivé (connaissances et réminiscences), de ce qu’elle a engrangé (observations et réflexions), et puis “du temps senti, vécu, thésaurisé et dispersé aux quatre vents”. Mais encore ? Ce “punctum” que l’œuvre ramène à la conscience, presque ineffable, au-delà de tout savoir, de tout langage qui résonne en elle (“la ravisseuse ravie”) et consonnera en vous selon le gradient empathique de votre sensibilité, l’indépendance de votre goût et jugement, et surtout, surtout selon votre aptitude à accueillir l’inattendu. J’ai toujours pensé que dans le domaine de l’esthétique les bons écrivains ne sont pas ceux qui cherchent à impressionner du haut de leur “savoir” (substitut fréquent au défaut ou au refus iconophobiques du sensible), ce sont ceux qui “élisent” leur lecteur – par d’infimes signes, ils les choisissent, leur font confiance pour accueillir, se parer de la beauté qui, par “ravissement”, leur fut offerte.
J’ai beaucoup aimé ce livre, sa délicatesse, son élégance distinguée. L’idiomaticité d’un regard indépendant : cette ferme volonté de “voir par soi-même et pour soi-même”. Alors que beaucoup de monographies sont corsetées de théorie… Un petit joyau qui m’a rappelé, dans une dimension plus raisonnée, plus phénoménologique, plus historienne, cette perle poétique qu’est La Barque de l’aube*, le livre de Françoise Ascal sur Camille Corot.
* Collection “Arléa-Poche”, 2018.
Élargissant toujours davantage sa belle collection “Dits et maximes de vie”, Arfuyen publie les propos de deux têtes qui sont loin d’être molles.
Eugène Delacroix est le deuxième volume de la collection “Ainsi parlait” qui soit consacré à un peintre. Pour lire et présenter l’œuvre écrite de Delacroix, il fallait bien sûr un peintre proche des écrivains, et c’est Marie Alloy, plasticienne et directrice des éditions Le silence qui roule. Il fallait également un écrivain proche de la peinture, et c’est Jean Pierre Vidal, poète et essayiste, auteur chez Arfuyen de Passage des embellies. Car Delacroix (1798-1863) n’est pas seulement le peintre de la mythique Liberté guidant le peuple (Louvre) : il est aussi l’auteur d’une œuvre écrite considérable : un Journal de quelque 1 800 pages, de nombreux essais, une abondante correspondance. La même année qu’il expose son premier tableau au Salon, il commence à écrire son Journal. Il le reprendra en 1847 pour ne plus l’abandonner jusqu’à la fin de sa vie.
Delacroix était à la fois un révolutionnaire et un réfractaire, ce qui est loin d’être contradictoire. Pour George Sand, il « est, dans son art, l’innovateur et l’oseur par excellence ». Dans sa peinture, la couleur et le mouvement font exploser les formes. De même, dans ses écrits, sa réflexion est toujours mobile, en éveil. D’une nature proche de celle de Montaigne, il déteste tout ce qui vient figer les choses, que ce soit par la forme qui délimite ou par la pensée qui définit. Pour lui la matière est vie et la peinture espace en mouvement.
Réfractaire, il l’a été par le parti pris de choquer les bonnes consciences de son temps. Delacroix a montré la violence et le tragique du monde : guerres, crimes, suicides, viols, corruption. « Le sauvage revient toujours, écrit-il. La civilisation la plus outrée ne peut bannir de nos villes les crimes atroces qui semblent le partage des peuples aveuglés par la barbarie. » En cela, la dénonciation de la violence et de la cruauté, Delacroix rejoint Baudelaire avec néanmoins des écarts significatifs. Baudelaire déteste la nature, Delacroix l’aime profondément ; Baudelaire déteste la femme, Delacroix la respecte.
S’il a été un artiste tôt reconnu et commenté, Delacroix a été haï jusqu’à sa mort. Jamais on ne lui a permis d’enseigner, et il ne fut admis à l’Institut qu’à sa 7ème candidature. Ce pessimiste toujours en recherche de nouveauté dérangeait par l’intransigeance de son regard sur la férocité du monde.
Il disait qu’« il faut une grande hardiesse pour oser être soi ». Et, de fait, Delacroix a su rester lui-même jusqu’à l’heure ultime. Quelques semaines avant de mourir, il écrit les dernières lignes de son Journal : « Un tableau doit être une fête pour l’œil ». Sagesse pratique de Delacroix : opposer la joie de l’art au tragique inexorable de la vie. Une leçon plus que jamais actuelle.
Last but not least : James Joyce (1882-1941) considéré comme l’un des plus grands écrivains de la littérature anglophone. On a célébré en 2022 le centenaire d’Ulysse, le chef d’œuvre de l’écrivain irlandais. Si la personnalité de Proust nous est connue dans ses moindres détails, la figure de Joyce reste en revanche très énigmatique. Génie ou farceur ? Ou les deux ? A coup sûr Joyce est un écrivain multiple. Il y a l’auteur des Gens de Dublin qui s’inscrivent encore dans un récit assez classique. Il y a l’autobiographe déjà plus déroutant du Portrait de l’Artiste en jeune homme. Et il y a ce livre étrange, Ulysse, qui change tout : le jour et la nuit selon Joyce. Dans les 700 pages de cette Odyssée vertigineuse et cocasse, c’est l’universel quotidien qui nous est révélé à travers les faits et gestes de Leopold Bloom au cours d’une unique journée à Dublin. Il y a enfin cette œuvre testamentaire, Finnegans Wake, livre obscur où Joyce broie le langage, réinvente les dictionnaires, les grammaires de toutes les langues qu’il rencontre, où se mêlent langues, mythes et rêves, au risque de franchir les limites de la lisibilité.
Mystérieuse et déroutante, parfois difficile d’accès, l’œuvre de Joyce reste largement inconnue du public francophone. Le présent volume permet d’avoir une vue d’ensemble sur une œuvre au total mal comprise. De caractère joueur et provocateur, Joyce se révèle ici, sous ses nombreuses expressions (nouvelles, poèmes, théâtre ainsi que des articles et une abondante correspondance), un écrivain beaucoup plus abordable et attrayant qu’on ne le croit souvent. Mathieu Jung est l’artisan (choix, traduction et présentation) de ce quarantième volume de la collection. Il a consacré de nombreuses études à Joyce et coordonné le numéro de la revue Europe entièrement consacré à Ulysse, pour le centenaire du roman en février 2022. Il nous offre avec cette édition bilingue l’indispensable initiation à une œuvre-monde.
De natura florum de Clarice Lispector, traduit du portugais (Brésil) par Izabella Borges, Jacques et Teresa Thiériot, Claudia Poncioni et Didier Lamaison, Illustration de Elena Odriozola Belastegui, éditions des femmes Antoinette Fouque, 2023 (17,50€).
De fonte en comble de Gilles Ortlieb, éditions Le temps qu’il fait, 2023 (19€).
Ravissement – Sur un tableau du Caravage de Martine Reid, coll. La rencontre, éditions Arléa, 2023 (17€).
Eugène Delacroix, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Marie Alloy et Jean Pierre Vidal, coll. Ainsi parlait, éditions Arfuyen, 2023 (14€).
James Joyce, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Mathieu Jung, édition bilingue, coll. Ainsi parlait, éditions Arfuyen, 2023 (14€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) dessin de Jean-Jacques Sempé – dans le billet : éditions des femmes Antoinette Fouque – éditions Le temps qu’il fait – éditions Arléa – éditions Arfuyen.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.