Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Ouvrez n’importe quel journal papier ou en ligne, non, mieux – c’est-à-dire pire – regardez le 20 heures d’Anne-Sophie Lapix sur France 2 : c’est le “dysangile” vespéral, le défilé des mauvaises nouvelles assorties du fade sourire médiamétrique de la dame – coup de bambou garanti de sinistrose et désespérance ! Le moral dans les chaussettes, votre soirée plonge… il n’y a plus qu’à ouvrir Netflix et à regarder Virgin River.
Mais non, ce n’est pas votre tasse de thé. 
Je vous propose une résilience nettement plus digne : ouvrir la revue L’Atelier du Roman n° 140, qui fête cette automne ses trente ans avec un hommage à Sempé, un an après son décès.
Voilà le vrai, le seul remède*. 
Lisons le portrait liminaire esquissé par Lakis Proguidis : « L’œuvre de Sempé est immense. Son joyeux scepticisme et sa douce satire ont embrassé trois générations. Sa quarantaine d’albums et ses innombrables illustrations parues dans des revues et des livres constituent un ensemble artistique qui n’a pas son équivalent. Sempé est unique. Unique comme Tati. Unique comme son pays qui, à ses meilleurs moments, a su marier la profondeur de la pensée avec les joies de la vie. Sempé est aimé de tous, de tous les publics, de tous les âges. A-t-il besoin de commentaires ? Pour être connu, non, pour ne pas être cantonné dans son temps, si. » 
Tout est-il dit ?
Non, il faut lire les contributions admiratives et inspirées de Frédéric Pajak, Benoît Duteurtre, Philippe Delerm, Yves Hersant, Denis Grozdanovitch, Pavel Schmidt, Philippe Garnier, Christian Pasturel, Jacques Dewitte, Fernando Arrabal, François Taillandier, Francesco Forlani, Frédéric Beigbeder, Lakis Proguidis.
En gros, consensus général autour de ce que profère Jacques Réda : « Sempé est un bienfaiteur ! »
Dans le détail mais en survol :
Pour Frédéric Pajak Sempé est un “moraliste”, descendant des maîtres du XVIIe siècle français : « Il connaît par cœur la vanité des grands discours, leur pédantisme. Un dessin, une légende, et tout est dit, comme un coup de poing dans la figure infligé avec une infinie douceur. »
Par sa gaieté, Benoît Duteurtre rapproche Sempé de Jean de La Fontaine. Assurément, il l’entendait comme le fabuliste qui déclarait : « Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable, qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux« Depuis ses débuts, écrit Duteurtre, Sempé décline son art dans un grande diversité de registres. Le gag reste à ses yeux la base du métier de dessinateur d’humour (le type très excité qui balance des pierres dans la montagne sans voir qu’elles tombent sur sa propre voiture) ; il adore les non-sens psychologiques (ce gros homme riche qui rêvasse devant un immense paysage, en expliquant à son minuscule chauffeur : “on se sent vraiment peu de choses”) ; il fait merveille dans les suites de dessins numérotés qui démontent la mécanique existentielle (l’industriel au bord de la dépression qui se retire à la campagne pour cultiver son jardin et transforme progressivement ce jardin en nouvelle exploitation industrielle) ; il atteint au sublime dans les raccourcis surréalistes (ce personnage apparemment banal et soumis qui marche seul sur une route, brandissant dans sa main un panneau qui dit “non”) ; il aime aussi saisir, dans une inspiration rêveuse, la poésie d’un instant : comme cet homme sur un rivage aux couleurs de l’aquarelle, suivi par un chien qui accomplit autour de lui d’innombrables cercles dans le sable. »
Yves Hersant : « Sempé ? La gravité sans la pesanteur ; la légèreté du pensif ; et l’art d’être mine de rien. Il aimait, dit-on, à citer cet aphorisme de Jean Anouilh : “L’homme est un animal inconsolable et gai”. »
Denis Grozdanovitch : « La force de Sempé, me semble-t-il, est d’inscrire sa vision ambivalente au cœur d’une dimension comique sans acrimonie, se moquant et s’attendrissant tout à la fois des deux attitudes antagonistes : la grandiloquence d’une pensée intellectuelle sans doute généreuse mais tout à fait déconnectée du réel et cette tentative égoïste et quasi-désespérée de sauvegarder à tout prix son étroit petit espace de bonheur personnel. »
Pavel Schmidt déclare : « Je me sempéfie. » 
Philippe Garnier : « Chez Sempé, la silhouette humaine et l’espace – tous deux dessinés avec un sens aigu du détail et de l’ellipse – forment un duo en perpétuelle tension. Leur association est tantôt tragique, tantôt grotesque, souvent les deux à la fois. Dans ces vastes décors artificiels ou naturels, l’humain de passage apparaît dérisoire, plus encore lorsqu’il est en couple. Sa fragilité s’accompagne le plus souvent d’un propos qui se veut profond et contemplatif. »
Jacques Dewitte rapproche Sempé de Daumier, citant ce jugement de Baudelaire : « Sa caricature est formidable d’ampleur, mais sans rancune et sans fiel. Il y a dans toute son œuvre un fonds d’honnêteté et de bonhomie. »
Frédéric Beigbeder résume : « C’est un observateur unique du désespoir futile, du cauchemar climatisé, de l’humaine condition. »
Pour moi, je suivrai volontiers la remarque de Benoît Duteurtre selon laquelle plus le temps passe (et probablement avancera en déshumanisation), plus nous rencontrerons des situations où nous murmurerons : « On dirait un dessin de Sempé. » Et Benoît Duteurtre d’ajouter : « C’est le privilège des grands artistes : ils ont si bien compris le monde que le monde a l’air de les imiter. »
Pour rien au monde donc, il ne faut manquer cette livraison “Sempé pour toujours”, ne serait-ce que pour les extraordinaires dessins que Sempé fit pour L’Atelier du roman entre mars 2000 et juin 2001 où il mélange humains et animaux humanoïdes (le chien écrivain/psychanalyste est irrésistible) ; ils sont de nouveau ici rassemblés avec comme titre imaginaire : “Quelques fables”.
* Nuançons : en complément, bien évidemment, d’Alexandre Vialatte dont le nom évoque aussitôt : bonne humeur, humour, fantaisie, verve, malice, génie poétique de l’incongru.

Patrick aime beaucoup !Puisqu’il faut passer par des comparaisons, je vais y aller franco : après Marion Messina et La peau sur la table (Fayard), Houellebecq c’est de l’eau tiède, de la tisane pour défatiguer les bobos du canal Saint-Martin. Cela faisait longtemps* que je n’avais lu une fiction aussi sombre mais également roborative, une écriture aussi étincelante et mentalement décapante. Après un premier roman fracassant, Faux départ en 2017 (Le Dilettante), cette jeune autrice (que j’avais découverte dans L’Atelier du roman n°110 et 113) persévère avec un humour mordant et le raccourci percutant dans l’expertise en désintégration, dislocation des relations humaines. 
La peau sur la table n’est pas un roman dystopique ou une uchronie au sens habituel du genre, avec de grandes digressions ou descriptions anticipatrices, mais un état des lieux de ce que nous vivons, scénographié à travers des individualités devenues des “loups” dans un avenir proche. 
Le moteur du roman est assez simple : prendre ce qui dysfonctionne dans un système à bout de souffle mais tient bon vaille que vaille, et le faire passer dans une sorte d’incubateur-expandeur imaginatif pour voir ce que cela donne dans le monde de demain. Sorte de projection politico-sociale sans fatras théorique, simplement humaine puisque tout est vu à travers le vécu à vau-l’eau des protagonistes, leurs existences en perdition sur le plan conjugal, familial, social, professionnel. Entraînés d’une main de fer dans un gant de velours, les protagonistes vont où un implacable déterminisme social les mène : dans une dégringolade sans fin, une frappante dégradation du niveau de vie. On suit la chute de Sabrina, mère célibataire, institutrice sous pression qui perd ses nerfs en classe et frappe un gamin handicapé – geste malheureux qui fait basculer son destin. Paul, docteur en littérature comparée, a renoncé à courir derrière des postes rendus inaccessibles à l’université pour vivre d’expédients et devenir boucher dans un coin perdu d’Ardèche. C’est là qu’il fait la connaissance d’Aurélien, paysan que l’absurdité administrative et la logique capitaliste poussent inexorablement vers la faillite. Histoires de fêlures, de déclassements, de chutes dans la mouise que Marion Messina passe au scalpel d’une analyse glaçante sous le régime de la colère froide et d’une écriture “cash” où elle met non seulement la peau mais céliniennement « les tripes sur la table ». Ce qui est parfaitement réussi ici – et déstabilisant pour le lecteur – c’est le démontage (circonstancié et même très documenté**) du processus de marginalisation en cours qui concerne non pas quelques “loosers” ou antihéros hauts en couleurs mais le citoyen lambda où qu’il soit géographiquement, à quelque position de l’échelle sociale qu’il se situe. La marginalité n’est plus un rêve ou fantasme d’individus cultivés et politiquement avancés comme dans les années soixante et soixante-dix qui “rompent” et partent pour aller prêcher l’évangile ouvrier dans les usines ou réinvestir des coins de campagne comme éleveurs de chèvres. La marginalité – les destins à la ramasse – concerne aujourd’hui 90% de la population. C’est une vague de fond provoquée par une multitude de facteurs insidieusement corrélés donc imparables : parce que le coût des logements en ville explose, parce que les métiers que l’on vous demande d’exercer ne correspondent pas à ce qu’ils sont censés être, parce que vos enfants éduqués et choyés partent en roue libre, parce que les injonctions de la moraline citoyenne sont toujours plus infantilisantes… parce que la pression des prélèvements obligatoires et de la paperasse est trop forte, parce que dans ses moindres recoins l’existence est devenue une insoutenable galère. Le vrai drame est qu’il n’y a pas d’échappatoire. Paul quitte Paris pour l’Ardèche et s’y casse les dents : il pense pouvoir y vivre en autonomie et n’y arrive pas. Philippe producteur d’abricots et de pêches du nord de l’Ardèche finit par se pendre à un châtaignier après une lutte inégale contre le “gros animal” du contrôle sanitaire et de la bureaucratie de l’UE. Un système social aussi bien huilé et tentaculaire que le nôtre ne laisse aucune poches pour lui échapper, l’emprise économique (banco-financière), sociale et surtout administrative recouvre la totalité du territoire et des modes de vie. Ce qu’on gagne dans “la France des terroirs”, ce sont les miettes, les rogatons de l’État-providence en fin de course : j’habite plus grand, je mange plus sainement, je rejoins le centre ville à vélo plus rapidement… Pour Marion Messina l’échappatoire réel est celui qu’on fait à l’intérieur de soi en décidant quels engagements, quels risques on est prêt à assumer “quoi qu’il en coûte”.
La fin du livre est le spectacle terrifiant d’une France qui brûle. Le suicide spectaculaire d’Enzo, un étudiant au bout du rouleau, devant l’Assemblée nationale a provoqué une immense colère d’un bout à l’autre du pays. Une fois de plus les fameux “Gaulois réfractaires” sont dans la rue, brutalisés mais pas désespérés… L’armée vient d’entrer en scène, on compte les premiers morts… L’heure est-elle encore à la révolte ? Ou même à la révolution ? Plutôt au chaos et à la tabula rasa
Refermant ce livre saisissant d’intelligence, je pensais à La prochaine fois, le feu (The Fire Next Time), titre de l’essai autobiographique de James Baldwin (Gallimard, 1963) : nous y sommes.
La vie à 20 ans, ça fait un drôle de bruit au démarrage : on ne passe jamais la seconde, telle était la règle de Faux départ. Avec La peau sur la table, Marion Messina est passée directement de la première à la sixième vitesse en mode crash-test
* Disons depuis L’Ivraie de Bruno Lafourcade et les plumes non désespérées, non désabusées mais animées par la sainte colère des Vivants des Patrick Declerck, Patrice Jean, Olivier Maulin, Julien Syrac.
** Il n’est pas indifférent de mentionner que Marion Messina a exercé divers métiers, notamment dans l’agriculture avant de se consacrer à l’écriture.
EXTRAIT (Quelques réflexions de Sabrina sur l’exercice de son métier de professeur des écoles… pp. 18-20).

Patrick aime beaucoup !Jean-Pierre Otte est nécessaire mais jamais suffisant car en lui, une dynamique, une aimantation, un “ottotropisme” fait qu’il nous tarde de revenir vers lui, de nous réchauffer à son haleine fraternelle. Mes anticorps recueil que vient de publier Le temps qu’il fait, pourrait être comparé à un remède, baume et revigorant (“deux en un”) livré avec son mode d’emploi. Ce dernier – présentation, usage, précautions et posologie – réside en toute logique éditoriale dans l’exergue et l’introduction que je donne ici.
L’immunité merveilleuse” sorte de poème programmatique est le principe actif qui garantit ici l’immunisation à toute la “merdonité” de la modernité. Il peut se résumer avec cette injonction : « Le regard vers le large, tu crées tes anticorps. » Oui, Jean-Pierre Otte est de ces esprits-poètes qui ne cessent de nous rappeler à notre devoir le plus élémentaire : habiter le monde. Ce Tout cosmique dont nos aïeuls se sentaient entourés, à l’intérieur duquel ils s’éprouvaient étroitement inclus, s’est effacé. Au profit de quoi ? De rien, de chimères, d’innovations qui ne sont « que la répétition de la même pièce sans cesse rejouée ». Ces lubies ont plongé l’homme occidental dans une mortifère hypnose, un coupable oubli le conduisant à un terrible dépouillement. Il faut des poètes intercesseurs comme Jean-Pierre Otte – droitement dans la filiation d’un Henri Raynal (et antérieurement des Strindberg, Thoreau, J. C. Powys…) pour le sortir de sa cécité délibérée, dénégation, déni. Bref, de sa cosmophobie. Le geste sauveur est pourtant si simple : lever les yeux au ciel pour saluer « la nuit proche et profonde avec la joaillerie des étoiles en circonvolutions », porter son regard vers le large, le grand large du cosmos qui commence à nos pieds avec les lys des champs… Alors les anticorps mentaux (mais pas que…) viennent : produits, renforcés, épanouis par la saine et sainte marche : « Si rien ne se présente ici, allons ailleurs. Rien ne se produit là, passons par là. »« Marchons par défi pour provoquer d’autres occasions ».
Jean-Pierre Otte n’oublie pas l’homme pour autant, simplement il le remet à sa juste place : il réarticule sa position devant la femme, devant l’autre, face au bonheur, à l’amour, par rapport au secret, à l’écriture, la politique et le pouvoir… Il en éclaire les multiples facettes et les singuliers pouvoirs, invitant le lecteur au changement, à la metanoïa (la mue de croissance, la métamorphose) et au dépassement de soi, afin qu’il crée son propre monde, devienne l’artiste de sa vie et transmue son destin en destinée.
Quant à ces “aphorismes ottentiques” comme les appelle Manuel Schmitz dans l’avant-propos, impossible d’en choisir car cela reviendrait quasiment à dupliquer l’ouvrage… Il faut goûter cette précieuse matière à petites lampées comme un cordial qui vous remet d’équerre le nerf vague et, chez les plus nombreux agira comme puissant vérin pour déverrouiller les têtes penchées, servilement coincées sur les smartphones (peut-être pourrons-ils récupérer leur esprit parasité par les logiciels, les identifiants et autres mots de passe ?).
Dernière chose. J’aime beaucoup cette (très barthésienne) mise en garde, pleine de justesse et modestie, faite par Jean-Pierre Otte en préambule : « Il ne vient à l’écrivain aucune idée que l’écriture seule suffise à contenir ». Peut-être est-ce au lecteur que revient précisément la tâche d’accueillir, de prolonger et explorer ce trop plein car, au fond, « tout n’est jamais que dans une certaine disposition d’esprit. »
Par l’amplitude de ses curiosités et savoirs, son épicurisme tempéré et sa plume librement virevoltante pour transmettre le goût du bonheur (notion bêtement ringardisée par l’air du temps), Jean-Pierre Otte est notre Montaigne ardennais-lotois. Pour le dire sans détour : un maître de sagesse qui n’impose rien, de demande rien mais par une existence poétique bellement réalisée – c’est-à-dire incarnée – est un modèle inspirant, édifiant pour nos vies parallèles et dématérialisées.
C’est décidé, pour leur “immunité merveilleuse” Mes anticorps rejoindra le très petit nombre de mes livres “de chevet”, à portée de main, à portée d’émerveillement, à portée d’âme.

L’Atelier du Roman n° 114, “Sempé pour toujours”, septembre 2023 (22€).
La peau sur la table de Marion Messina, éditions Fayard, 2023 (19,90€).
Mes anticorps de Jean-Pierre Otte, éditions Le temps qu’il fait, 2023 (20€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) dessin de ©Jean-Jacques Sempé – dans le billet : L’Atelier du Romanéditions Fayardéditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Serge says:

    Je veux bien suivre vos conseils et éteindre la télé pour ne pas sombrer dans la dépression en écoutant les mauvaises nouvelles. Mais si à la place je lis “La peau sur la table” ne risque-je pas de hâter le moment de mon suicide?

    1. Patrick Corneau says:

      Oui Serge, sans doute, mais (sans cynisme de ma part) vous aurez passé auparavant un extraordinaire et jouissif moment de lucidité – c’est toujours ça de pris… 😉
      Petit correctif (à retardement) : Marion Messina n’est pas déprimante comme peut l’être Houellebecq, chez elle l’intelligence à faire tomber les “semblants” est gaie, exubérante dans l’acuité, la précision à faire exploser la cible…

  2. Giroud says:

    Messina a le style non-littéraire d’une fille formée dans les mauvais collèges de l’Éducation nationale. De la sociologie à toutes les pages écrites dans un langage journalistique.

    1. Patrick Corneau says:

      Inutile de préciser que je pense exactement le contraire au point de me demander si nous avons tenu le même livre, le même auteur entre les mains ? ! ? !

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