Poetry is the evidence of a life and not the life itsef. I’s the ashes of something that’s burning well. Sometimes you can confuse yourself and try to create ashes instead of fire. Leonard Cohen
(“La poésie est la trace d’une vie, et non la vie même – les cendres d’une chose qui brûle bien. Il arrive que, les confondant, on s’efforce de créer les cendres plutôt que le feu.”)
Quelques poètes qui n’ont pas cherché à créer de cendres, qui n’ont pas sacrifié la proie pour l’ombre.
Parler de poésie ou de littérature arménienne c’est inévitablement aborder pour ce peuple le passage de l’oppression au martyre à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
C’est à cette période que le pouvoir ottoman décide d’éliminer cette ethnie du territoire de l’empire. Entre 1894 et 1896, les massacres ordonnés par le sultan Abdulhamid, puis les massacres d’Adana en 1909, sont comme une répétition générale du génocide. Les Turcs mettent finalement à profit la Première Guerre mondiale pour exterminer plus d’un million d’Arméniens en quelques années, dans des conditions d’une cruauté inouïe.
L’élément arménien dans l’Empire ottoman constituant l’élite intellectuelle, le premier acte du génocide a consisté à anéantir les 700 intellectuels arméniens de Constantinople.
Les massacres hamidiens de 1896 forcent ainsi Siamento (Adom Yardjanian, 1878-1915) considéré avec Daniel Varoujan comme un des plus grands poètes de sa génération à quitter Constantinople avec d’autres intellectuels arméniens. En 1897, il suit à la Sorbonne des cours de philosophie et de littérature comparée. Il collabore à la revue littéraire Anahid d’Archag Tchobanian. Il se rend ensuite à Genève et collabore au journal Drochag (Drapeau), puis retourne à Constantinople, où il meurt victime du génocide.
Ecrivain à l’imagination fertile, Siamanto fait revivre une des périodes les plus tragiques du peuple arménien, celle des massacres de 1896 et de 1909. Sa verve débordante se développe dans un torrent d’éloquence orageuse, qui engloutit tout ce qu’il rencontre sur son parcours. « Mon but n’admet pas de faiblesse » devient sa devise. Siamanto semble se révolter contre l’idée de l’oubli où pourraient sombrer tant de souffrances. Sa douleur est d’autant plus bouleversante qu’il est aussi un jeune homme plein d’énergie, qui veut croire en l’espoir d’une rébellion, voire d’une libération, malgré le destin qui l’accable.
Seuls quelques poèmes de cette œuvre hors norme avaient été jusqu’ici traduits en français dans des anthologies de la poésie arménienne. Grâce à la vigilante curiosité de Jean-Yves Masson, les éditions de la Coopérative publient aujourd’hui, en édition bilingue, la première traduction française d’un choix important de poèmes, qui suit l’évolution de l’œuvre de Siamanto au cours de son parcours fulgurant. Même s’il suffit de le lire pour se convaincre de sa grandeur, une préface et des notes d’Ani Sultanyan, la traductrice, introduisent le lecteur dans l’univers du poète. Cette anthologie est accompagnée de quelques photos particulièrement rares. La présence du texte original en regard de la traduction se justifie par la seule beauté typographique des caractères arméniens.
Au moment où le Haut-Karabakh arménien vient de subir de la part de l’Azerbaïdjan de nouvelles agressions et qu’une épuration ethnique est en cours – le génocide exterminateur n’aura-t-il jamais de fin ? – ce rappel à la mémoire du poète assassiné, crucifié, dépecé vivant en 1915 est d’une opportunité et actualité plus que nécessaire (même si douloureuse) pour tous les hommes de bien.
De Pierre Cendors, écrivain franco-irlandais né en 1968, j’avais beaucoup aimé Tractatus Solitarius. Le Retour du loup des steppes publié en 2019 par l’Atelier contemporain. Le même éditeur après Seuil du seul (2022) et dans la même continuité aphoristique, nous offre L’Horizon d’un instant, belle suite de notations rompue par le contrepoint de huit peintures de Claire Chesnier.
Ce qui appert avec ce nouvel opus est la solidité, la cohérence et l’évident intérêt d’un projet qui, de livre en livre, s’attache à capter un langage poétique plus ancien et plus vivifiant que la parole, « un langage, dit l’auteur, qui n’est pas seulement humain, mais ouvert à la vie élémentaire, au terrestre, à l’écoute d’une primordialité ardente, qui est à l’homme ce que les espaces sauvages sont à l’animal ».
L’horizon d’un instant témoigne effectivement d’une grande attention aux présences terrestres, et d’un acte poétique incarné, jour après jour, durant plusieurs mois, dans un site montagneux, au contact des forces muettes du vivant. Muettes, bien que parlantes à qui se laisse traverser de leurs murmures sauvages. Cela demande un décentrement du regard et de l’écoute : « Prêter une intense écoute aux présences non humaines : celle des hordes nuageuses au-dessus des terres, celles des pierres, des sources et des forêts massées au sol, que cingle inépuisablement l’averse des lumières. » Pour laisser passer ces hordes nuageuses, ces averses lumineuses, ces nuits anciennes entre les lignes, Pierre Cendors joue avec l’étendue blanche des pages, qui devient une image de l’immensité silencieuse. Comme une lueur dans ces espaces vierges, un dialogue entre deux voix intérieures se noue : l’une au haut de la page (la fulgurance de l’instant), l’autre en bas de la page démarquée par l’italique (la résonance intérieure de cette même fulgurance). L’une murmure par exemple : « Une montagne blanchie par la nouvelle neige. L’ombre d’un nuage glissant sur un versant. Des vents errants s’entrecroisant sur la lande embrumée. » Et l’autre répond : « Seul nous parle ce qui est sans parole. » Ce procédé, parlons plutôt de disposition spatiale du verbe poétique, nous accompagne de page en page, selon une ligne tremblante, errante, spiralée d’où nous parvient quelque chose des “paroles sans paroles” soufflées au poète dans les espaces sauvages. La prose poétique de Pierre Cendors nous enseigne à ne rien attendre, ne rien prévoir, à tourbillonner, s’élever avec chaque instant libéré des logiques temporelles ordinaires : « Nous n’irons plus loin sans d’abord nous arrêter au pied des cimes de cet instant. Laissons l’instant, tout instant, se hausser à son altitude d’astre dans l’immobilité respirante d’une présence. »
Pour Pierre Cendors comme pour Franz Kafka : « Tout dépend de l’instant. C’est lui qui détermine la vie. » Dire cela c’est affirmer une volonté de rendre à son intensité singulière chaque moment de notre vie errante : « Ne cherchons pas à quitter l’instant avant que n’advienne son incandescence. Laissons en nous son gisement continûment s’accroître. »
Telle est la visée qui sous-tend la voix venue des profondeurs de la page, comme pour nous encourager à “lire” de la même manière les nuages, la lumière, les étoiles : en écoutant ce qui parle avant toute volonté de parler.
Dans un tout autre registre – mais la poésie n’est-elle pas cette instance vouée à refléter la prodigalité du monde, à célébrer la munificence de la vie et donc accueillir la diversité des regards qu’elle suscite ? – Cécile A. Holdban nous propose Toutes ces choses qui font craquer la nuit, un livre écrit et dessiné à l’automne 2021 lors d’une résidence littéraire et artistique à l’Atelier du Bas Cros, en Ardèche. C’est le troisième titre de la collection “Écumes” aux éditions Exopotamie dont l’objet est de proposer des livres hybrides à partir de textes et d’autres formes de création dont l’expression picturale. On sait que pour cette poète qui est aussi peintre, traductrice (et coéditrice de la revue en ligne Ce qui reste) l’écriture, l’expression picturale, le langage sont au cœur d’une démarche visant à faire dialoguer ces médiums afin de capter une résonance entre espace intérieur et espace extérieur.
Pari réussi ici où l’alternance de haikus, tercets et poèmes en prose, permet un dialogue subtil avec les images (aquarelles, pastels) – salutaire addition de concret venant suppléer la nature nécessairement abstraite des mots -, pour laisser place aux sensations et aux pensées.
J’aime émouvoir
ce qui joue
à être immobile
Peindre des yeux
sur les pierres
pour qu’elles les ouvrent
Poésie nocturne où rien n’est sombre, où un incessant bruit de genèse frémit de tout ce qui s’échange à la pointe de l’instant dans l’évidence de l’immédiateté. Au bord des choses, à la lisière entre le visible et l’invisible, entre le poème et l’indicible, là se tient le cœur vigilant de Cécile A. Holdban – parfois inquiet mais jamais sentimental car il ne saurait mentir à soi-même.
Que dire de plus qui ne soit inconséquent et même néfaste à la foncière bienveillance qui surgit des noces du pinceau et des mots ?
J’ose accaparer les mots de la poète et les faire miens :
De ces secrets
mes mots humains
ne sauront rien dire
Le Galaté au Bois (1978) est considéré comme le chef-d’œuvre d’Andrea Zanzotto (1921-2011), l’un des poètes italiens du XXe siècle les plus admirés en France et les mieux traduits (une vingtaine de livres, chez Maurice Nadeau, José Corti, La Barque ou NOUS) la plupart par l’excellent Philippe Di Meo. Il s’agit du premier volume d’une pseudo-trilogie qui comporte aussi Phosphène et Idiome (publiés chez Corti).
Avant tout, il est nécessaire de préciser que le Galaté est un traité des règles de bienséance du seizième siècle, forgé sur le nom mythologique de Galatée, cette statue vivante autant imitation parfaite que fascination à double sens : celle de la créature envers son créateur, celle du créateur envers sa création.
Pour les “angles d’attaque” que constitue chaque poème, Andrea Zanzotto choisit de les bâtir par une multiplicité de couches linguistiques, allant du trivial au noble, de l’historique à l’anecdotique, de l’énonçable à l’allitération, si proche du bégaiement. Pas la peine de circonscrire davantage l’ouvrage : il vit de sa propre fraîcheur et de son goût de la marche ; il met en sourdine les acquis de l’intellect pour faire triompher une certaine ivresse de l’expression, en premier lieu printanière (la langue comme efflorescence de la forêt, de la jungle). Il y a néanmoins une géographie à préciser (mille et une choses à définir en fait mais qui, approchées, échappent à toute saisie) : le bois se confond avec le temps à la colline du Montello (sis dans la province de Trévise).
C’est un espace de guerre où se poursuit le cycle de la nature, un mémorial visible et souterrain. En arpentant ce territoire, Andrea Zanzotto en fait remonter et la langue et l’Histoire. Son livre devient le feuilletage (comme le feuilleton) d’une suite d’événements, de temporalités de toutes sortes qui incarnent une langue italienne plus réinventée que revisitée, comme le fut celle de Dante – jusqu’à être parlée de tous les littérateurs.
Il est délicat de commenter un tel texte d’autant que ne connaissant pas l’italien, je ne suis pas capable de juger de la qualité de l’original, néanmoins, il m’a semblé à la fois relativement aisé à lire et d’une beauté qui dépérirait dans l’accumulation de gloses. Comme l’a souligné Eugenio Montale : « Il s’agit d’une poésie très cultivée que la sienne, un véritable plongeon dans cette préexpression qui précède le mot articulé et se contente ensuite de synonymes en kyrielle de mots qui se regroupent uniquement par affinités phoniques, de balbutiements, interjections et surtout, itérations. Il s’agit d’un poète percussif, mais non bruyant : son métronome est peut-être le battement du cœur… Une poésie d’inventaire qui suggestionne puissamment et agit comme une drogue sur l’intellect du lecteur. »
Ténèbres de Siamento (Adom Yardjanian), édition bilingue français/arménien, traduit et présenté par Ani Sultanyan, éditions de la Coopérative, 2023 (20€).
L’Horizon d’un instant de Pierre Cendors, avec huit peintures de Claire Chesnier, éditions de L’atelier Contemporain, 2023 (20€).
Toutes ces choses qui font craquer la nuit de Cécile A. Holdban (textes et dessins), éditions Exopotamie, 2023 (17€).
Le Galaté au Bois d’Andrea Zanzotto, édition bilingue, traduction revue et postface de Philippe Di Meo, éditions La Barque, 2023 (30€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions de la Coopérative – éditions de L’atelier Contemporain – éditions Exopotamie – éditions La Barque.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.