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Addiction musicale et amitié littéraire

Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Après l’excellent et incontournable livre de Philippe Berthier sur la toxicologie wagnérienne, je croyais tout connaître de ce curieux mélange de sublime et de grotesque qu’est le “wagnérisme”… C’était sans compter sur Les maîtres de Bayreuth, le délicieux roman de Charlie Roquin dont l’action est tout entière circonscrite autour de la “colline verte” (voire “sacrée”) de Bayreuth que gravissent religieusement les wagnériens du monde entier jusqu’à la salle conçue par Richard Wagner lui-même pour que puissent y être représentées – dans les conditions à ses yeux idéales – les “œuvres d’art totales” qu’étaient ses opéras. Ce très habile roman est construit autour de la personnalité truculente d’un grand critique musical vieillissant venu assister à une Tétralogie novatrice, et dont les avis très attendus se verront vivement contestés par un jeune, brillant et insolent challenger. Si l’intrigue est excellemment tenue jusqu’au bout – les questions musicales s’avérant être la toile de fond du règlement finalement tragique d’une ancienne et lourde rancœur familiale – le roman invite aussi à s’immiscer dans cet univers très singulier, qui confine, en certains de ses aspects, à la secte. Charlie Roquin qui connaît son Wagner jusqu’au bout des oreilles se fait l’observateur amusé des rites bayreuthiens* (champagne et saucisse à l’entracte), comme des mondanités d’usage assorties d’inévitable snobisme. Il ne se prive pas d’en montrer les petits ridicules, par exemple lorsque ledit grand critique musical et la directrice du festival se complimentent par des répliques issues des quelque huit mille vers de la Tétralogie… Car ici, dans ce haut lieu du chic musical, règne un entre-soi extrêmement sélectif : il y a ceux “qui en sont” et les autres… Les autres, c’est-à-dire le vulgum pecus qui n’a pas été nimbé ou plutôt atteint de wagnérite aiguë, en l’occurrence la fascination pour cette formidable machine à jouir qu’est la musique wagnérienne qui, écrit Roquin, « ne se contente pas de vous toucher, (elle) vous jette tout entier dans un flux continu d’harmonies, de couleurs dont chacune, si vous aviez le temps de l’examiner, en dévoilerait dix autres. Il n’y a pas de pause chez Wagner, aucun espace pour applaudir les morceaux de bravoure. Du début d’un acte à sa fin, tout roule comme une vague qui vous porte, vous soulève, vous rend bien plus grand que vous ne l’êtes. » 
Imperturbablement attaché à être sur le motif, très intelligemment, Charlie Roquin ne verse ni dans un camp ni dans l’autre, il n’est ni “pro” ni “contra”, mais tout en soulignant d’un sourire les douces dingueries des festivaliers, il ne se prive pas par la voix de Henry, le sale gosse Wagnerophile, de fustiger la platitude des critiques antiwagnériennes : « Questionnez un quidam sur Wagner : avec l’antisémitisme, c’est l’une des premières choses dont il vous parlera. Une musique édifiante, écrasante…. Que de poncifs le wagnérien ne doit-il supporter ? Quels maux n’aura causes le mythe d’un orchestre assourdissant et de chanteurs s’époumonant pour tenter de le couvrir ? N’en déplaise aux brutes, Wagner est un compositeur de l’intime. Ses oeuvres, il les a d’abord jouées au piano, près de l’âtre, pour ses proches. Elles ont été pensées comme des poèmes. Ceux qui les aiment l’ont compris depuis longtemps… »
On l’aura compris, par-delà une intrigue à la tension dramatique croissante qui interroge la dualité des êtres (ambivalence de l’amour-haine au sein de la passion), ce très sagace roman réussit à nous initier aussi, l’air de rien, à l’exégèse wagnérienne et aux éternels, mais très sérieux débats sur la mise en scène et l’interprétation (ou la trahison ?) de l’œuvre. Pour finalement toucher au mystère qui unit cette curieuse tribu d’ardents mélomanes. « Être wagnérien, dit un des personnages, c’est considérer que l’œuvre du Maître est assez riche pour que l’on puisse tout voir, tout vivre à travers elle. » Don’t act. Mais n’est-ce pas la dimension qui garantit la pérennité des grandes œuvres, celles d’Homère, Dante, Cervantes, Shakespeare, Nietzsche, Proust, Tolstoï ?
* Le véritable Wagnérophile se différencie des autres festivaliers en obéissant à des codes très particuliers : à Bayreuth, il ne loge pas à l’hôtel mais chez l’habitant ; avant chaque représentation, il effectue un pèlerinage le matin à la Wahnfried, la maison de Wagner ; il s’habille ensuite en smoking ou en robe de soirée ; il gravit la “colline verte” en haut de laquelle se trouve le palais des festivals à genoux (!?) ; il attend d’entendre le thème principal de l’œuvre joué par une fanfare avant de rentrer dans la salle. Enfin, il est prêt à accepter jusqu’à 14 ans d’attente pour obtenir un billet…

Patrick aime assezL’amitié est une denrée rare. Et particulièrement, peut-être, chez les écrivains, espèce réputée volontiers « irritable », comme le disait déjà le poète Horace. Philippe Berthier susmentionné a consacré une belle étude aux amitiés d’écrivains des XIXe et XXe siècles. Autant de cas différemment nuancés, autant d’histoires singulières. Quelque chose de très fort se noue entre deux êtres souvent jeunes (pas toujours), et, à travers les aléas du temps, dure – ou ne dure pas. Parfois, à de très beaux commencements succèdent peu à peu l’usure, l’incompréhension, voire la brouille et la franche méchanceté : on s’aperçoit que celui qu’on croyait aimer n’est pas son genre. D’autres, au contraire, ne cessent jusqu’à la fin de confirmer un lien indestructible : parce que c’est lui, parce que c’est moi. C’est souvent à travers la médiation irremplaçable de la correspondance que se manifeste la tonalité spécifique de chaque duo : dans la lettre, espace idéalement plastique, chacun s’avoue avec le maximum de spontanéité et de vérité.
C’est le cas de la correspondance entre Philippe Sollers avec Francis Ponge qui a paru peu après la disparition du premier survenue le 5 mai 2023, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Établie et présentée par Didier Alexandre et Pauline Flepp, cette correspondance, datée de 1957 à 1982, s’achève en fait dix ans plus tôt et met en lumière l’amitié impossible entre les deux hommes. Cette histoire commence fin 1956. Le jeune Philippe Joyaux, tout juste 20 ans, est un Rastignac bordelais monté à Paris pour achever ses études, mais, surtout, entrer en littérature comme d’autres entrent en religion, pénétrer l’univers intellectuel, lui imprimer sa marque. Philippe Sollers n’a pas encore été célébré par François Mauriac et Louis Aragon quand il se rend à une conférence de Francis Ponge à l’Alliance française, à Paris. Vite, les deux hommes se lient. A l’époque, écrivent les éditeurs, « Ponge nourrit une amertume certaine vis-à-vis du milieu éditorial parisien », en l’occurrence Gallimard et la Nouvelle Revue française de Jean Paulhan*. Ponge voit dans le groupe de Tel Quel en train de se constituer un collectif et un lieu où faire entendre sa poésie, contre Sartre, contre la NRF. Ponge ne cherche pas non plus à cacher ce rôle de passeur, de porte-voix qu’il entend confier à Sollers et à sa revue. Comme l’écrivent les auteurs : « C’est peu de dire que Ponge et Sollers sont très proches : ils partagent les mêmes jugements critiques, ils les forgent ensemble, dans une grande complicité intellectuelle, qui aboutit au portrait du Francis Ponge publié chez Seghers, ou aux Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers – radiophoniques, puis écrits. » 
L’auteur du Parc servira son aîné avec le sentiment que l’œuvre de ce dernier incarnait l’esprit de la littérature telle qu’il la concevait — émancipée d’un certain idéalisme poétique, attachée au travail jouissif sur la matérialité de la langue et conçue comme une expérience proprement essentielle. L’un et l’autre étaient pareillement convaincus qu’il leur fallait à la fois former leur œuvre et le public qui la lirait — en somme, « créer leur école » contre une adversité entretenue et vécue avec la même intensité. 
Ainsi cette correspondance dessine-t-elle toute une cartographie du monde éditorial des années 1957 à 1974 et des nombreuses revues émergeant au cours de ces deux décennies. La complicité entre les deux amis aura aussi ses limites. Des divergences politiques — sans que ce soit là le seul sujet de discorde — ont peu à peu éloigné les deux hommes à partir des événements de 1968. Mais leur grande proximité aura fait date, dans une autre histoire et tout ce qu’ils auront partagé pendant près de quinze ans n’en est pas moins pérenne. Comme l’écrivent Didier Alexandre et Pauline Flepp : « Leur amitié a eu lieu, ainsi qu’en témoigne la dernière dédicace de Philippe Sollers à Francis Ponge, en mars 1973, à l’occasion de la parution de H
pour Francis Ponge
son ami coupable et admirateur
et pour toujours Ph Sollers
mars 73 »

* Il faut lire dans Croquis de mémoire, le portrait pas très tendre que Jean Cau fait d’un Francis Ponge qui, n’ayant eu qu’une “célébrité de cénacle” jusqu’à la guerre, était, lorsqu’il le rencontra, très obnubilé par son “Œuvre”…

Les maîtres de Bayreuth de Charlie Roquin, éditions Le Cherche Midi, 2022 (20€).
Francis Ponge, Philippe Sollers, Correspondance 1957-1982, coll. Blanche, éditions Gallimard, 2023 (32€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Richard Wagner/Francis Ponge/Philippe Sollers – dans le billet : éditions Le Cherche Midiéditions Gallimard.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau