Jean-Michel Delacomptée, romancier, essayiste et universitaire, a notamment publié Notre langue française (Fayard, 2018), grand prix Hervé-Deluen de l’Académie française. Il est aussi l’auteur de remarquables portraits littéraires, en particulier de Montaigne, La Boétie, Racine, Bossuet, La Bruyère et Saint-Simon, souvent parus dans la prestigieuse collection “L’un et l’autre” de J.-B. Pontalis chez Gallimard. Il a notamment publié Cabale à la cour (Robert Laffont, “Les Passe-Murailles”, 2020).
Avec Jean de La Fontaine, portrait d’un pommier en fleur que viennent de publier les éditions du Cherche Midi, Jean-Michel Delacomptée s’attache à cerner la personnalité déconcertante de cet auteur cher à nos mémoires. À vrai dire, les biographies du fabuliste ne manquent pas, la dernière en date étant celle d’Erik Orsenna (La Fontaine – Une école buissonnière). Grand succès public pour une évocation plaisante, bondissante et enjouée comme l’est la personnalité très médiatique de l’académicien mais finalement assez superficielle et agaçante de narcissisme car davantage un portrait en miroir de l’auteur lui-même qui, comme La Fontaine, est écrivain, académicien, grammairien, conseiller du prince (n’hésitant pas, par ailleurs, à manger au râtelier des puissances d’argent !).
Avec Jean-Michel Delacomptée on est sur un tout autre plan, tant dans la démarche que dans l’expertise littéraire. Cet universitaire qui sait se rendre accessible, sonde d’une plume inspirée les mystères de l’homme et de l’œuvre, faisant de ce portrait un véritable défi littéraire. Car il s’agit d’un portrait et non d’une biographie, distinguo important si l’on veut saisir l’attrait de cet essai. Outre l’importance accordée au style et à la composition, brosser un portrait permet de dégager une ligne directrice, de tourner, par exemple, autour du caractère éminemment énigmatique de La Fontaine. Ses contemporains l’ayant tous présenté comme un original, Jean-Michel Delacomptée part de cette réalité pour construire un riche portrait moral du fabuliste. Que signifie être original ? En quoi l’était-il ? Son livre baigne dans cette question, à laquelle il apporte des réponses originales, parfois inattendues, voire audacieuses. A propos de cette bizarrerie comportementale (distraction, absences) rapportée par de nombreux témoins, J.-M. Delacomptée fait cette hypothèse forte : La Fontaine souffrait d’un trouble de l’humeur, probablement du syndrome d’Asperger sous une forme bénigne. Il ne faut surtout pas le réduire à cette particularité, mais ce trouble explique, ou à tout le moins éclaire, ses qualités morales aussi bien que son génie d’écrivain.
Car on n’est pas génial par hasard. Bien des traits de sa personnalité fluctuante se retrouvent dans son art : tout chez La Fontaine respire l’ondoyant, le papillonnant, l’évanescent. Il y a chez lui une liberté, une légèreté, une façon aussi de ne pas se prendre au sérieux, une franche gaieté, mais également une mélancolie, qui caractérisent à la fois son existence et son œuvre, et qui le rendent extraordinairement attachant. Bohème aimant la bonne chère (il levait volontiers le coude) La Fontaine n’avait que faire de l’argent et fut hébergé pendant vingt ans chez une femme de qualité qui tenait salon. Nullement rebelle mais profondément hostile aux abus de pouvoir comme à l’iniquité des cours de justice (une véritable affection et admiration pour Fouquet le conduisit à ne pas s’en détourner malgré la glaciale brutalité du procès et l’acharnement louisquatorzien), il respectait l’ordre social et les contraintes de la discipline, à commencer par son adhésion sans compromis à la rigueur syntaxique et aux règles grammaticales. Nul doute que l’écriture inclusive farcie de points médians et autres signes d’expression genrée l’aurait probablement offusqué. Grand défenseur de la langue française, Jean-Michel Delacomptée, imbibé de cette ancienne langue qui forçait le respect*, est inévitablement amené à en déplorer l’atrophie : « lessivée par les apprentis sorciers de la communication, ravalée au niveau des rhéteurs d’arrière-cuisine, des managers badigeonnés de “globish”, des experts enténébrés de jargon, des messages compulsifs sur les écrans électroniques. » Résultat : notre langue « s’est rapetissée au degré zéro de tout appétit d’excellence. Elle se borne à rouler dans l’expression des soucis quotidiens, des aspirations mercantiles et de la vulgate sentimentale que l’anémie du vocabulaire compense par des hyperboles vides de sens. Langue aux idéaux abrasés, soumise à une déliquescence si habituelle qu’on n’y prend plus garde. On baigne là-dedans avec une complaisance faite de lassitude et d’ennui. Et il en sera ainsi jusqu’à l’heure où l’usure des vocables, rejoignant celle des quêtes spirituelles, transformera en mausolées déserts les plus illustres porteurs de flamme que nous a légués notre histoire. Avec, au premier rang de ces porteurs de flamme, La Fontaine. »
Malgré ce réquisitoire sévère et juste, ce portrait, paradoxalement, ne se conclut pas sur une note sombre. Tel est le miracle de la poésie du fabuliste qu’elle représente la flamme toujours vivante d’une langue merveilleusement filée en un temps où notre idiome perd de sa prestance et de son prestige. Étonnamment, Jean-Michel Delacomptée reste confiant** : selon lui « un entêtant besoin de conserver actif le foisonnement de notre langue résiste aux coups de boutoir de l’indifférence et du débraillé. Comme si nous sentions qu’à perdre ce que nous avons sauvegardé, nous serions condamnés à tout perdre. Qu’à ne plus nous concevoir comme de solides maillons dans la continuité des siècles, nous serions confrontés à un vide immense, dont nous préservent encore les porteurs de flamme malgré les vents contraires. » D’où ce credo final que nous faisons nôtre : « Lire, apprendre, écouter les fables de La Fontaine, c’est – gloire à lui ! — une impérissable manière d’entretenir la flamme. »
* Il est d’usage de flétrir la préciosité du langage entortillé des courtisans (les fameuses “pointes” et diatribes saignantes mises en scène par Patrice Leconte dans le film Ridicule), Jean-Michel Delacomptée montre que c’est une accusation inepte : « Matrice culturelle des salons et du gratin bourgeois, la cour de Louis XIV a construit une machine vouée à produire une langue d’exception. L’enflure des compliments décernés aux puissants habituait au pétillement des phrases sans rapport avec la réalité des choses. Le courtisan superbement lettré, ce qu’était La Fontaine, a transformé les éloges en un tremplin vers les splendeurs formelles. »
** L’hebdomadaire Le Point n’a-t-il pas titré un entretien avec Jean-Michel Delacomptée : Les Fables de La Fontaine, remède à la “décivilisation” ? appelant à faire du fabuliste, modèle de politesse et de distinction, l’éducateur des jeunes Français…
Une manière d’entretenir la flamme est d’ajouter à cet exercice d’admiration l’auteur des Pensées, autre esprit exceptionnel (et peut-être semblablement “anormal”). À ceux qui hésiteraient à s’immerger dans cet imposant – et quelque peu effrayant – monument, je conseille vivement le détour par le très profitable livre de Jean de Saint-Cheron : Blaise Pascal. Voilà ce que c’est que la foi chez Salvator. Écrivain, chroniqueur à La Croix et collaborateur à la Revue Esprit, auteur de Les bons chrétiens (Salvator, 2021) et d’Éloge d’une guerrière (Grasset, 2023), Jean de Saint-Cheron est actuellement directeur de cabinet du Recteur de l’Institut catholique de Paris.
Le 400e anniversaire de la naissance de Blaise Pascal (1623-1662) est l’occasion pour ce jeune écrivain catholique de présenter et commenter un choix de textes majeurs de cette grande figure à l’intention du lecteur d’aujourd’hui. Tout le monde a en tête les célèbres affirmations de Blaise Pascal : « Misère de l’homme sans Dieu » ou « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point »… Mais n’a-t-on pas enfermé trop souvent le génie auvergnat dans l’image pieuse d’un surdoué des mathématiques que sa foi aurait soudain privé de tout sens critique ? C’est cette image caricaturale que Jean de Saint-Cheron s’emploie à contester et redresser en revenant aux textes mêmes du philosophe et du croyant. Après une très belle préface du philosophe Jean-Luc Marion** (“Quand il faut aimer pour voir”) et une introduction substantielle à la vie et l’œuvre de l’écrivain apologiste, l’ouvrage propose au lecteur une quinzaine de textes, présentés avec de pénétrantes clés de lecture. Nous découvrons les grands thèmes qui traversent sa pensée : le divertissement, la “Nuit de feu”, le cœur et la raison, le pari, l’homme grand et misérable, le mystère de Jésus… Nous voici au cœur d’une expérience de foi bouleversante et d’intuitions toujours très actuelles, servies par une langue éblouissante. Un livre remarquable qui, sans moralisme ou prosélytisme lénifiant, sans lourdeur pédagogique, nous aide à affronter les questions les plus vertigineuses (la condition humaine, la quête du bonheur, l’amour, la mort) tout en nous permettant de découvrir ou redécouvrir « le plus grand génie que la terre ait jamais porté » selon la belle formule de Charles Péguy.
** Lire ici le passionnant entretien avec Jean-Luc Marion “Le christianisme se porte bien !” par Franz-Olivier Giesbert que vient de publier la Revue des Deux Mondes de septembre 2023.
Jean de La Fontaine. Portrait d’un pommier en fleur de Jean-Michel Delacomptée, éditions Le Cherche-Midi, 2023 (18,50€).
Voilà ce que c’est que la foi de Jean de Saint-Cheron, éditions Salvator, 2023 (17,90 €). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Dessins de Fabien Clairefond ©Le Figaro – dans le billet : éditions Le Cherche-Midi – éditions Salvator.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.