Voilà un livre tout à fait surprenant et que j’ai avalé comme un “polar” : Little Blue Books de Goulven Le Brech. C’est l’histoire très circonstanciée d’une des aventures éditoriales les plus étonnantes et méconnues du XXe siècle. Elle se déroule dans l’état du Kansas, à Girard, un trou perdu non loin de Kansas City : là un certain Emanuel Haldeman-Julius jette les principes de l’édition de poche qui va révolutionner la diffusion de la culture aux États-Unis, et faire des émules en Europe et partout dans le monde. S’il n’est pas historiquement l’initiateur de cette innovation majeure, il en a été le premier promoteur en en faisant un produit de consommation culturelle de masse. Comme le précise l’auteur : « Les grands principes de son entreprise éditoriale – standardisation de la fabrication, diffusion massive via la vente par correspondance, publicité dans la presse alliée à une stratégie marketing agressive – lui permirent d’écouler entre 1920 et 1950 plusieurs centaines de millions d’exemplaires de ses Little Blue Books. Vendus à l’unité pour presque rien, 5 ou 10 cents, transportables partout, dans la poche d’une chemise, d’une veste ou d’un jean, ils étaient, selon le slogan de leur créateur, “A University in Print”, autrement dit un savoir encyclopédique à la portée de tous. »
Derrière ce parcours rocambolesque se trouve un personnage haut en couleur. Arrière-petit-fils et petit-fils de rabbins, fils d’un relieur immigré russe d’origine ukrainienne, dandy lettré autodidacte, self-made-man, Emanuel Haldeman-Julius a sillonné les États-Unis et rencontré Mark Twain, Jack London et Emma Goldman. Son amour de la littérature, son engagement socialiste, son idéal philosophique hérité de Voltaire le conduisent à créer une collection de petits livres conçus pour tous et plutôt pour les plus humbles. Les Little Blue Books propagent ainsi des idéaux d’émancipation, d’auto-éducation et de lutte contre l’obscurantisme religieux. Haldeman-Julius publie notamment les philosophes Bertrand Russell et Will Durant, les frères écrivains John Cooper et Llewelyn Powys ou la féministe Margaret Sanger. Personnalité complexe, il y a chez cet intellectuel « deux Haldeman-Julius : l’érudit humaniste d’une part, et le businessman calculateur, froidement pragmatique de l’autre. Docteur Jekyll et Mister Hyde, l’un permettant à l’autre d’agir en bonne conscience, les coups de cœur du colporteur amoureux des lettres et de la philosophie justifiant les audaces du businessman avide de dollars ». À partir de documents inédits en France, Goulven Le Brech décrit avec précision les ressorts commerciaux de cette réussite : outre la vente par correspondance comme nous l’avons dit, la création de points de vente en franchise (concept nouveau alors) dans des lieux stratégiques au cœur des grandes villes américaines ; l’éditeur implante même des distributeurs automatiques de Little Blue Books dans les gares ferroviaires et les arrêts de bus. Expert en marketing et communication, opportuniste génial, Haldeman-Julius ne recule devant aucune audace pour faire le “buzz” comme on dit aujourd’hui, s’associant à une star du barreau, à un écrivain polémiste, relatant un procès retentissant contre un enseignant pro-darwinien pour lui apporter son soutien… Journaliste de formation, il crée en parallèle à sa maison d’édition des journaux militants de plus en plus contestataires pour dénoncer pendant la Grande Dépression les mensonges d’État, les exactions du gouvernement, l’incompétence du Président des États-Unis Herbert Hoover et surtout diffuser des idées jugées subversives (anarchisme, communisme, féminisme, athéisme, hédonisme, homosexualité et liberté sexuelle) par les milieux traditionalistes et conservateurs. Jaloux de sa spectaculaire réussite financière, apeurés par sa témérité, les gardiens de l’ordre moral et politique s’en offusquent, notamment le puissant patron du FBI, J. Edgar Hoover, qu’il a osé attaquer et dans l’une de ses publications. Haldeman-Julius est alors condamné à de la prison pour fraude fiscale. Ayant perdu sa femme il se remarie avec une de ses employées, devient un peu noceur et alcoolique. Le 31 juillet 1951, on le retrouve mystérieusement noyé dans sa piscine.
Ainsi se termine l’existence de ce personnage romanesque, à la fois irrévérencieux, caustique, playboy, charmeur, infatigable promoteur d’une vision du livre de poche à l’américaine, c’est-à-dire pragmatique et démesurée.
Nonobstant cette chute et fin tragique, tout l’intérêt de ce livre est de nous montrer par-delà les tribulations d’une vie mouvementée, les avancées révolutionnaires de ce visionnaire en terme de diffusion des idées, de liberté d’expression, de massification de la culture. On a dit que les Little Blue Books étaient “la version calèche d’internet”, et bien des “tuto” (tutoriels) qui pullulent sur la toile relèvent lointainement des petits fascicules de vulgarisation scientifique et d’auto-éducation d’Emanuel Haldeman-Julius.
Signalons la remarquable réalisation des éditions L’échappée qui créent avec cette parution une nouvelle collection : “Le peuple du livre” consacrée à “celles et ceux qui, avec autant de peine, et davantage de discrétion, font vivre les mots, en éditant, en imprimant, en vendant, en magnifiant les livres*” – soit un format spécifique, une mise en page lisible et attrayante avec l’insertion d’une riche iconographie, des ruptures typographiques astucieuses, des notes de bas de pages originales, etc. Ainsi, le livre comme objet, parle de lui-même avant qu’on le lise. Enfin, le travail extrêmement sérieux (sans pesanteur académique) de Goulven Le Brech, qui rappelons-le, est adjoint à la direction des collections de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec), au plus près des sources américaines comme archiviste et historien, retrace ici une page décisive de l’histoire culturelle des États-Unis (les “Roaring Twenties”) où se révèlent les linéaments de la fracture persistante entre repli nationaliste des gardiens de l’ordre politique et moral (Républicains) et partisans d’une démocratie ouverte, généreuse et progressiste (Démocrates). En ces temps de violent désir de réécriture de la mémoire collective, de retour de la pudibonderie maniaque obsédée de pureté, d’obscurantisme religieux, où croît la désinformation généralisée, l’histoire de l’extravagant Emanuel Haldeman-Julius est d’une brûlante actualité. Disons même qu’elle est hautement édifiante et éclaire étrangement notre monde confus halluciné par les écrans. Le moment est donc venu pour que le nom d’Emanuel Haldeman-Julius ne figure plus seulement dans “une note de bas de page d’un obscur manuel sur l’histoire de l’édition” comme il l’imaginait (non sans malice et ironie) dans l’autobiographie écrite quelques années avant sa mort. La bonne nouvelle qu’apporte cet étonnant récit est que, comme toujours dans les temps très troublés, le livre et les bibliothèques sont l’avenir…
* Paraît dans la même collection Une Rage de lire. Le jeune Michel Ragon de Thierry Maricourt.
Puisque nous évoquions précédemment les frères Powys, saluons la traduction (de l’anglais) par Matthieu Gouet du premier roman de Llewelyn Powys publié en 1930 : Les Pommes sont mûres. Huitième enfant dans cette prestigieuse fratrie, Llewelyn a fait deux expériences dans le domaine de l’autobiographie romancée : Les Pommes sont mûres (Apples Be Ripe, 1930) et L’Amour, la Mort (Love and Death, 1939). Alors que le premier titre pourrait être décrit comme un précoce Bildungsroman, le second, publié quelques mois seulement avant la mort de l’écrivain, a cette force particulière qui gagne les pensées d’un homme en fin de vie. Les Pommes sont mûres raconte la vie de Chris Holbech, un jeune homme dont les émerveillements poétiques et sensuels ressemblent fort à ceux de son auteur (le clan Powys et la tuberculose en moins). Devenu enseignant dans une école privée, Chris constate vite que son nouvel environnement laisse peu de place à sa philosophie personnelle. Il s’y enferme pourtant en épousant la nièce du directeur, une jeune femme aussi attirante que prude et conventionnelle… Les Pommes sont mûres annonce les “Angry young men” (“jeunes hommes en colère”) de la décennie ultérieure : il s’agit de briser les normes figées et désuètes d’une société adhérant toujours aux conventions victoriennes, en particulier dans le domaine de la sexualité. Exercice d’auto-révélation et d’histoire familiale, ce livre est de qualité assez inégale. Il y a cependant quelques vignettes bien senties, comme dans le chapitre d’ouverture, avec de vifs aperçus du patriarche de la famille, l’austère révérend Charles Francis Powys – mais le développement psychologique du personnage composé Chris-Llewelyn est peu abouti, peut-être parce que le roman a été écrit à la hâte. Au moins cette parution nous offre-t-elle le plaisir rare de voir la naissance d’un éditeur-traducteur de talent qui se voue au domaine anglo-saxon.
Little Blue Books, L’histoire du plus rocambolesque éditeur du monde de Goulven Le Brech, Coll. Le Peuple du livre, éditions L’Échappée, 2023 (18€).
Les Pommes sont mûres de Llewelyn Powys, traduit de l’anglais par Matthieu Gouet, éditions Torr, 2023 (19,00 €). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie d’Emanuel Haldeman-Julius, ©Emanuel Haldeman-Julius family collection – dans le billet : éditions L’Échappée – éditions Torr.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Bonjour,
Je me permets de signaler que les éditions Inculte ont consacré un ouvrage à Emanuel Haldeman-Julius, « La très mirifique et déchirante histoire de l’homme qui inventa le livre de poche », de Rolf Potts, en 2020.
Merci pour cette information. 🙂