Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup ![⏱ 14 minutes] De 1838 à 1862, Baudelaire a cherché à cerner, à partir de certains accidents atmosphériques, un faisceau de valeurs qui se déclinent selon trois plans : esthétique, éthique et psychologique. Des ombres silencieuses glissant à la surface des eaux aux « merveilleux nuages qui passent là-bas » du poème en prose L’Étranger, sans omettre les pages essentielles sur Eugène Boudin dans le Salon de 1859, c’est toute une palette de situations ou d’expériences que déploie et analyse Henri Scepi dans Baudelaire et le nuage (La Baconnière), discernant derrière les volutes de vapeur lumineuse, comme une poétique de l’imagination en actes, saisie entre chimère et vérité, fantaisie et réalité, « concentration » et « vaporisation ».

A travers une lecture autoréflexive et esthétique de L’Étranger, premier poème du Spleen de Paris (1862), Henri Scepi analyse les différentes possibilités du décryptage du dispositif des nuages dans ce texte énigmatique, comment il essaime et évolue à travers l’œuvre. Le nuage devient figure du « désir d’évasion », « fantasme de voyage », aspiration à l’irréalisable. L’illusion de la légèreté et de la perte de la pesanteur terrestre s’allie à une autre illusion concernant le renversement du haut et du bas, ainsi que le changement de perspectives. À l’aide du nuage comme moyen de transport illusoire, le poète, qui se sent étranger à la réalité terrestre, monte dans les hauteurs aériennes d’un autre monde, le monde désiré du « merveilleux ». Le poète se sent comme un enfant qui vit dans ses rêves. L’art devient un rêve d’enfant au-delà de la réalité.

A la fin de son interprétation, Henri Scepi introduit une parenté entre la mise en scène des nuages dans L’Étranger de Baudelaire et les pages consacrées aux nuages de Boudin dans l’unique tableau que celui-ci avait exposé au salon de 1859. Ceux-ci ont attiré l’attention de Baudelaire vers les nuages des nombreuses esquisses au pastel. Il se montre sensible à leur grande légèreté et les décrit en termes analogiques, en métaphorisant leurs formes : ils sont « tirés et délayés en sens divers comme une gaze qui se déchire ». Cette métaphore de Baudelaire, qui interprète le nuage comme une fine membrane d’étoffe, implique « l’idée du mal ». La matérialité des gouttes d’eau, symbolisée dans l’image d’un fin voile, est mise en scène dans la peinture en tant que dissimulation et obstacle à la connaissance de l’absolu. La mise en forme irrégulière des haillons de gaze déchirés stimule l’imagination et suggère des images grotesques et des phantasmes, elle n’autorise que des connaissances discontinues et fragmentaires. En ce sens, les nuages symbolisent la capacité ou l’incapacité, non seulement de l’antique habitant de l’Élysée, mais de l’homme en tant que tel, à comprendre les réalités ultimes, étant donné que l’homme, comme le nuage, est lié à la matérialité. 

En fin de compte lorsqu’il s’offre au regard à l’horizon du poème baudelairien, le nuage préfigure moins les « orages désirés », chers à la sensibilité romantique, qu’il ne suggère une relation inédite du poète au monde extérieur, et en particulier aux phénomènes météorologiques, par essence changeants et imprévisibles. Il souligne par là le double état du ciel et de la conscience individuelle, variable, indécis, flottant : une espèce d’effet-miroir, mais toujours redéfini, selon les circonstances – l’heure, le lieu et l’humeur. Ce qui fait du nuage une forme en pur devenir, rebelle à toute signification préfixée comme à toute réduction symbolique univoque. Ainsi le nuage dans les écrits de Baudelaire a le statut d’objet figural (d’objet transitionnel ?) apte à  réfléchir, à redéfinir non seulement un rapport du sujet au monde et aux autres, mais aussi un faisceau de valeurs touchant aux enjeux de la création artistique et à la conscience de soi de la poésie. Comme l’écrit en conclusion Henri Scepi : « Telle est assurément la condition de possibilité de la poésie : être soi en dehors de soi, au risque de se perdre et de s’effacer. »

Patrick aime pas malEn complément à l’étude de Henri Scepi, voici un livre qui ravira les néphélibates de cœur et d’esprit : Nuages, réédition par les éditions Conspiration (Théodore Lillo) du premier atlas des nuages, pensé, présenté sous un plaisant format carré comme un livre d’art. Conjuguant une approche à la fois poétique et scientifique, il répond à un projet simple, mais ô combien difficile à mener : comment classer les nuages ? Comment les nommer ? Comment les capturer pour les fixer ? Quels principes taxinomiques adopter ? À la fin du XIXe siècle Hugo Hildebrand Hildebrandsson (directeur de l’observatoire météorologique de Uppsala, en Suède), Albert Riggenbach (de l’Observatoire de Bâle) et Léon Teisserenc de Bort (de la Société météorologique de France et l’observatoire météorologique de Trappes) ont proposé une nomenclature exhaustive inspirée par Lamarck qui s’efforce de recenser, fixer l’impalpable des nuées. Un travail de longue haleine au niveau international, commencé en 1873 à Vienne et toujours considéré comme une recherche de référence pour les météorologistes. Il s’agit d’une authentique œuvre d’art présentant, sur papier brillant noir, dix genres de nuages, « neuf portant encore aujourd’hui le même nom, seule la dixième de nimbostratus est devenue nimbus. » Soit : 
– Les nuages supérieurs (9000 m. en moyenne) : cirrus / cirro-stratus
– Les nuages moyens (entre 3000 et 7000 m.) : cirro-cumulus / alto-cumulus / alto-stratus
– Les nuages inférieurs (au-dessous de 2000 m.) : strato-cumulus / nimbus
– Les nuages des courants ascendants diurnes : cumulus / cumulo-nimbus
– Les brouillards élevés : stratus. 

Si certains au coucher du soleil partent à la recherche du rayon vert (dont on dit qu’il porte bonheur), d’autres, gardant leur âme d’enfant se mettent à l’affût des nuages pour y déceler des formes (projetant probablement à travers cette activité imaginative diffuse l’ombre de leurs désirs).
S’ajoutant à la bibliographie sélective de chercheurs tels que Georges Didi-Huberman, Jean-Christophe Bailly, Muriel Pic, Marielle Macé, sans oublier l’indispensable Les Nuages, du tournant des Lumières au crépuscule du romantisme sous la direction de Pierre Glaudes et Anouchka Vasak, ce beau et étrange petit livre, nous apprend (ou nous réapprend) à lever les yeux vers ces merveilleux météores et autres dramaturgies célestes que nous ne voyons plus que dans le plat reflet des écrans de nos smartphones où prosaïquement pointés par la Madame Météo du soir…

Patrick aime assezAbaissons notre regard et fixons-le sur l’horizon. C’est ce à quoi nous invitent les « lignes obsessionnelles » du photographe Toulousain Jacques Mataly qui accompagnent Seuil du seul de Pierre Cendors à L’Atelier contemporain. Ce recueil de quarante-neuf fragments numérotés à teneur aphorisrique suivent, jalonnent un voyage à travers les Hautes-Terres d’Ecosse en direction des Hébrides intérieures, jusqu’à l’île de Skye. J’ai été d’autant plus surpris de recevoir ce beau texte sobrement illustré que peu de temps auparavant l’éditeur, François-Marie Deyrolle, m’avait péremptoirement affirmé sa réaction, disait-il, « de rejet épidermique (qui peut être jugée comme étant bête et ridicule, j’en conviens) pour tout ce qui ressort de l’aphorisme… ». Allez comprendre ! Le cœur d’un éditeur (qui par ailleurs publie beaucoup avec des résultats éditoriaux inégaux, la pépite côtoyant le modeste caillou) a ses raisons (financières, concurrentielles, médiatiques, affectives…) que la raison du lecteur n’est pas à même de pénétrer… Passons*. De Pierre Cendors, romancier et poète, j’avais beaucoup aimé son précédent Tractatus solitarius (2019) encore plus délibérément aphoristique : une variation célébrante de l’œuvre de Hermann Hesse, ou plutôt une irisation poétique autour du Loup des steppes, texte qui de l’aveu même de Pierre Cendors, est le roman qu’il relit le plus souvent. Dans ce nouveau livre, Pierre Cendors conjugue la forme du récit de voyage, qui fournissait la trame de L’Invisible dehors, et celle du traité non doctrinal, déjà expérimentée dans le Tractatus solitarius. Seuil du seul est le récit d’une randonnée solitaire sur l’île de Skye, et le carnet d’une descente en soi, d’une catabase poétique. 
Pierre Cendors, franco-irlandais né en 1968, est un Kelloi, un « homme des montagnes », de ceux dont les tribus les plus anciennes dressèrent des pierres, peut-être, en dehors de toute autre raison, pour se rappeler leurs origines. Voilà une grande question, celle des origines. Le souci primordial : les dieux, les ancêtres, les terres natales. Et un problème très débattu – de manière souvent erronée – celui de l’identité : qui suis-je ? Koan si je puis dire, question insoluble à laquelle travaille Pierre Cendors, à la recherche de son espace, de son moi profond. Pour ce faire, il faut ne pas s’enliser dans l’histoire, mais trouver un moyen d’en sortir et d’atteindre – le blanc. Un état transpersonnel, un espace où respirer, une région claire et calme. Donc voyager au sein des solitudes les plus extrêmes (le Blà Bheinn, la montagne bleue) pour découvrir avec Ismaël, le narrateur de Moby Dick, que : « rien ne peut plus contenter sinon la plus extrême limite de la terre ». Voyager dans un territoire et aussi en soi – en commençant par faire le vide. Faire le vide pour que la force à nouveau abonde. Faire le vide comme afflue la source dans le lit asséché d’une rivière, comme l’hiver prépare le printemps. Faire le vide pour entrer en dialogue avec la part ignorée, nocturne, originelle, fluctuante, inassignable et donc réellement vivante qui constituerait le substrat de l’homme et l’espace de la poésie.
« Sur Skye, j’ai approché une pensée première, une force ignée de la pierre, à l’image de son paysage, taillé par les éléments avec vigueur, lenteur, jusqu’à son noyau quintessencié. Les quarante-huit fragments qui suivent, jalonnent ce chemin, celui d’un passage. »
Seuil du seul finalement est un vade-mecum très particulier qui semble exiger du lecteur d’être délaissé sitôt lu, une initiation pas à pas qui ne demande rien tant qu’à être dépassée : un traité de pensée sans maître. Lecture bienvenue à l’heure où règne l’« utopium des masses » et où les mangeurs de vent pullulent…

* Avant de passer, une liste de quelques fragmentistes (mot forgé par Cioran) : Marc Aurèle, Montaigne, Pascal, Bayle, La Bruyère, Lichtenberg, Novalis, Leopardi, Nietzsche, Ceronetti, Sgalambro, Buffalino, Flaiano, Wittgenstein, Leiris, Scutenaire, Perros, Baudrillard, Annie Dillard, Clarice Lispector… Et puis cet aveu intelligentissime de Jean-Claude Brisville : « Si j’écris par fragments, c’est que le tout m’est inconnu, qu’il m’effraie, excède mon pouvoir de dire. » (in La Zone d’ombre)

Baudelaire et le nuage de Henri Scepi, Nouvelle Collection Langages, Éditions de la Baconnière, 2022.
Nuages de Hidelbrandon – Riggenbach – Teisserenc, Coll. Le savoir/treize, Éditions Conspiration, 2022.
Seuil du seul de Pierre Cendors, photographies de Jacques Mataly, Coll. Littérature, Éditions L’Atelier contemporain, 2022.
LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions de la BaconnièreÉditions ConspirationÉditions L’Atelier contemporain.

Prochaine chronique le 24 mars.

  1. Pour information aux néphélibates des environs de Poitiers : le 13 avril, Henri Scepi interviendra au cours d’une journée d’étude organisée par Margaux Coquelle-Roëhm LE NUAGE EN LITTÉRATURE ET DANS LES ARTS VISUELS : SUSPENSION CONDENSATION à la MAISON DES SCIENCES DE L’HOMME ET DE LA SOCIÉTÉ – Salle des conférences 9h30-17h au 5 rue Théodore Lefebvre, Bâtiment A5, POITIERS
    « L’INVENTION » DU NUAGE — Margaux Coquelle-Roëhm ; LE NUAGE COMME MOTIF POÉTIQUE
    — Henri Scepi ; NUAGE ET PHOTOGRAPHIE — Dominique Moncond’huy ; L’ALBUM DES NUAGES – Luce Lebart ; NUAGES, CREATION CONTEMPORAINE, ENJEUX CLIMATIQUES Le musée des nuages – Sylvain Soussan.

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